Christian Poveda a été assassiné il y a deux ans, le 2 septembre 2009, sur une route du Salvador alors qu’il venait d’achever le tournage de La Vida Loca. Le Blog documentaire tenait à revenir sur ce film, et sur la vie de son auteur. Hommage.
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Il est des films où la réalité projetée sur l’écran excède parfois l’existence. Elle est plus forte, elle la dépasse, la déchire. C’est malheureusement le cas de La Vida Loca, premier et dernier documentaire tourné pour le cinéma par Christian Poveda qui a emporté, dans son propre mouvement, son réalisateur et quelques-uns de ses personnages.
Cette œuvre a tué son auteur le 2 septembre 2009 sur une petite route de la banlieue de San Salvador. Le corps du cinéaste a été retrouvé à proximité de sa voiture, avec quatre balles dans la tête et les clefs toujours à la main. Aucun vol de matériel à l’intérieur de l’habitacle. Le calibre et la méthode utilisés accusent les gangs salvadoriens – le sujet, justement, de ce documentaire.
Cela faisait cinq ans que Christian Poveda vivait au Salvador avec sa femme. Il était revenu sur les terres de ses débuts où, photoreporter à la fin des années 70, il avait signé un premier film avec Yves Billon sur la fin de la dictature (Revolucion o Muerte). Depuis, les idéaux révolutionnaires ont fui les rues de San Salvador ; la mort, elle, court toujours, mais sans raison manifeste. Il y a aujourd’hui autant de meurtres dans le pays que pendant la guerre civile – 3.750 pour la seule année 2008, majoritairement le fait des gangs.
Deux bandes s’affrontent : la Mara Salvatrucha (nommée en référence aux fourmis carnivores d’Amazonie) et la Mara 18 (du nom de la rue de Los Angeles où la bande s’est formée dans les années 80). Les deux groupes (15.000 membres au total, dont la moitié en prison) seraient nés suite à une rivalité amoureuse entre deux chefs, précisément dans les faubourgs diaboliques de la Cité des Anges où des immigrés salvadoriens avaient trouvé refuge pendant ces années de dictature et de guerre (1980-1992). Une fois la paix revenue, les deux cliques rivales ont été expulsées des Etats-Unis, et la cause de leur rancœur mutuelle s’est perdue sur la route du retour. La pomme de la discorde a été digérée depuis longtemps, mais la haine viscérale qui lie la MS et la M18 continue de tuer. Entre trafic de drogues et extorsion de fonds, la vie de ces frères ennemis reste inlassablement rythmée par la mort, qu’ils la donnent ou qu’ils la reçoivent.
Lors du festival « Visa pour l’Image », à Perpignan en 2004, Christian Poveda avait déjà exposé certains des 130 portraits des deux gangs qu’il avait photographiés en noir et blanc. Désirant prolonger ce travail, il avait ensuite retrouvé la couleur pour un an et demi de tournage auprès de la M18. « Loin du souci de produire un film à sensation, il y a, à travers ce projet, quelque chose d’extrêmement cruel et même de vicieux… Une accumulation malsaine qui attise les peurs intimes et d’épouvantables cauchemars mais qui, malgré tout, sollicite beaucoup d’indulgence, et bouscule ma vision du monde », expliquait-il.
Immergé quotidiennement parmi ces jeunes mi-enfants des rues, mi-enfants soldats, le réalisateur s’est attaché à ces destins dont la trajectoire peut, à tout moment, être foudroyée par une balle adverse. Maudit suspens de ce documentaire : ses héros sont éphémères, et Poveda s’y accroche d’autant plus fortement. Ses cadres, très serrés, dénotent la familiarité qu’il entretenait avec ses personnages dont il considérait certains, orphelins, comme ses propres enfants.
Le titre du film s’inscrit sur l’écran alors que retentissent quatre détonations – l’annonce des « ellipses meurtrières [2] » qui vont venir scander la narration. Entre les balles, Poveda accompagne, avec une empathie certaine mais sans jugement moral, une jeunesse qui s’amuse, se drague et se drogue, se tatoue aussi l’appartenance au gang sur la peau. Ainsi marquée au fer rouge mais également meurtrie dans sa propre chair par les cicatrices de la lutte à mort qui la confronte à la Mara Salvatrucha, elle est condamnée. Les stigmates gravées sur la peau interdisent toute vie sociale en dehors du gang. Comment imaginer trouver du travail avec un « 18 » éternellement peint sur le visage ? Comment espérer une existence paisible quand votre front fait de vous la cible toute désignée des balles adverses ? C’est le cas de « la Chucky », du nom de la poupée du film d’horreur éponyme. Déjà incarcérée pour meurtre avec préméditation, et mère de plusieurs enfants à 19 ans, elle doit cacher son appartenance pour retrouver une existence civile, et engager toute démarche administrative.
Poveda tisse son récit entre rires et larmes en s’appuyant sur des personnages tous porteurs de fils narratifs qui jouent en alternance. Il y a par exemple « Little One », la mère du fils d’un des chefs de la bande qui suit tendrement son compagnon lors de ses comparutions au tribunal. Il y a aussi « Spider », « l’araignée », également pris dans la toile de la justice. Interné en maison de correction, sa sortie est à chaque fois repoussée par la juge qui considère ses progrès insuffisants et sa mère, certes impuissante, mais trop peu concernée.
Rien de plus normal : ici, c’est le gang qui se substitue à la famille biologique. Le gang qui entoure, protège, fournit aide psychologique ou appui matériel, et parfois même du travail. Deux membres d’une ONG, qui ont réussi – miracle – à quitter la bande, œuvrent à la réinsertion de leurs benjamins en créant une boulangerie coopérative. Les fours ont été financés par Poveda lui-même, mais les succès de l’entreprise (le pain vendu au voisinage) ne pèseront finalement pas lourds devant ses déboires (les contrôles intempestifs de police, et l’emprisonnement de l’un des dirigeants).
Cette fabrique de pains agit d’ailleurs comme la parabole de ce qu’il risque d’advenir à tous les membres du gang ; « El Bamban », « el Moreno » ou encore « la Wizard ». « La Magicienne », cette jeune femme dont le frère appartient au gang adverse, et qui a perdu l’un de ses yeux à cause d’un projectile toujours logé dans son orifice oculaire. Elle avait été criblée de balles, et s’en est sortie miraculeusement, mais il n’y aura pas de seconde chance. Après de multiples consultations médicales pour réparer cet œil handicapé et recouvrer la fierté de se maquiller, trois coups de feux achèveront ses espoirs. Elle avait 27 ans, et c’était l’une des plus vieilles de la bande…
Ils sont une bonne dizaine à autoriser ainsi Poveda à filmer leurs quotidiens, entre les scènes de joie et d’insouciance qu’autorisent leur jeune âge et les moments plus graves où les uns assistent aux funérailles des autres. Autant de rituels pendant lesquels ils entonnent tous le même hymne, comme pour souder encore davantage cette famille unie à la vie, à la mort. Ce ne sont pourtant pas des monstres sanguinaires, tout juste des adolescents pris dans une logique qui les dépasse. Tous vivent avec une aversion profonde pour la société qui les a vus naître si pauvres. Ils ne réclament ni la pitié, ni la charité, mais une existence dénuée d’humiliations et de soumissions. Leur leitmotiv ? « Vivre pour tuer, tuer pour vivre ». Leur avenir ? « Tôt ou tard, c’est l’hôpital, la prison, ou le trou ».
(bande annonce)
Si ce n’est ces enterrements, le film ne connaît aucun temps mort. La composition est nerveuse, rythmée. Les plans sont serrés, le montage rapide et régulièrement saupoudré de Reggaeton (une musique enlevée et appréciée par ces jeunes). L’ensemble peut produire un effet de style peu en lien avec cette impressionnante immersion dans un univers nihiliste et ultraviolent. La représentation reste toutefois empreinte d’une humanité certaine car Poveda montre un pays effrayant, mais ne filme que l’écume des morts, sans chercher la spectacularité des meurtres (même si on la lui a proposée). Il s’attache aux petites choses de ces vies brisées, à leurs plus subtils sentiments. Il n’ausculte pas précisément les raisons de la colère et ne tente pas de l’expliquer ; il constate simplement une réalité effarante, « une vie folle et absurde, difficile à concevoir ». Sa caméra porte le regard d’un membre de la famille, accepté et reconnu de tous. Trop, peut-être…
Victime du gang adverse, trahi par un flic véreux ou abattu par un des personnages qu’il avait filmés ? La police salvadorienne n’a jamais eu d’explication indiscutable sur le meurtre de Christian Poveda, même si les arrestations se sont multipliées. Loi du silence oblige, seuls 10 % des homicides sont élucidés au Salvador. Or, comme 31 journalistes en Amérique Latine en 2008, « l’Ami », comme le surnommaient les gangs, a certainement été victime de son propre travail.
La Vida Loca avait pourtant été vue, et appréciée par les membres du gang. Le documentaire a fait l’objet d’une distribution mondiale, d’une présentation dans de nombreux festivals et d’une sortie au cinéma en Europe, mais jamais Poveda n’avait voulu qu’il puisse faire l’objet d’une exploitation commerciale au Salvador. Les copies DVD circulaient sous le manteau pour moins d’un dollar, mais ce film devait avant tout servir de base à une prise de conscience nationale et à une réflexion collective sur la violence qui mine le pays. C’était en tout cas le but des projections et des débats gratuits organisés dans les musées ou les universités du pays.
Mieux, après des décennies d’une féroce répression des gangs par les gouvernements de droite, la récente arrivée au pouvoir de l’ex-journaliste de gauche, Mauricio Funes, laissait entrevoir une nouvelle appréciation du problème. L’actuel chef de l’Etat salvadorien avait lui-même vu le film, et demandé à Poveda de servir de médiateur entre les autorités et les chefs des gangs. Difficile de dire si cette initiative a coûté la vie au réalisateur mais lui-même, fort du respect dont il jouissait dans ces milieux, croyait fermement en l’instauration d’une trêve et d’un dialogue. Il voulait travailler à la réhabilitation et à la prévention pour que ne naisse pas de seconde génération de Maras. Il voulait participer à la disparition de ce phénomène de société qui dépasse le simple problème de délinquance. Seulement voilà : les chefs qui le respectaient étaient en prison, et de jeunes pousses hors de contrôle avaient repris la main.
Son assassinat, en mettant en relief l’incurie des autorités, a provoqué, par réaction, de multiples représailles contre les gangs. Mais la violence n’est pas à sens unique : menacés, certains personnages du film ont demandé l’asile politique en France, et l’ingénieur du son vit reclus, craignant continuellement pour sa sécurité.
Christian Gregorio Poveda Ruiz était né en 1955 à Alger, dans une famille espagnole (républicaine), avant de grandir en France. Après avoir couvert les conflits au Sahara occidental, au Salvador, au Chili, en Argentine ou encore en Irak pour de nombreux journaux et magazines internationaux, il s’était davantage consacré à la réalisation dans les années 90. Il avait notamment filmé la boxe thaïlandaise en tant qu’exutoire à l’exclusion dans Lève ta garde, mon homme ! (1995), le combat de l’association Act Up dans On ne tue pas que le temps (1996), l’extrême droite en Europe dans Voyage au bout de la droite (1998) ou encore le dopage sur le Tour de France dans Un Tour de passe-passe (2000).
L’œuvre qu’il laisse derrière lui dépasse clairement celle d’un reporter de guerre. Son travail reflète une personnalité généreuse, courageuse et altruiste qui savait se faire accepter là où théoriquement on n’entre pas. Un réalisateur également mu par une quête qui lui a sans doute été fatale : celle de l’humanité qui peut subsister dans un monde d’ultraviolence, que celle-ci soit physique ou plus symbolique. En 2009, le ministère de la Culture saluait un « cœur [qui] battait et souffrait pour cette région troublée de l’Amérique Latine. (…) Son amour et son courage ont été lâchement récompensés par ceux-là mêmes dont il avait cherché à comprendre les motivations ». Folle, la vie.
Cédric Mal
Les précisions bu Blog documentaire
1. Cet article est initialement paru dans la revue Images Documentaires n° 67/68, 1er trimestre 2010.
2. L’expression « ellipses meurtrières » est empruntée à Serge Kaganski. Cf. La mort par les gangs, Les Inrockuptibles, 02/10/09.
3. La Vida Loca a notamment obtenu la Mention spéciale au prix documentaire de la mémoire au Festival International de La Havane (Cuba, 2009). Le film est disponible en DVD depuis mars 2010. Vous pouvez aussi le voir en VOD sur imineo.
4. Quelques photographies issues du travail de Christian Poveda sont consultables sur le site de l’agence VU. D’autres références sur Polka. Voyez aussi cet entretien avec Alain Genestar, le directeur de la publication du magazine du photojournalisme :
5. Ci-dessous deux entretiens avec Christian Poveda, en espagnol puis en anglais. D’autres sont à écouter aussi sur le site de RFI.
6. Fiche technique de « La Vida Loca » :
Réalisation : Christian Poveda.
Image : Christian Poveda.
Son : David Mendez, Sylvianne Bouget.
Montage : Mercedes Alted.
Musique : Sebastian Rocca.
Production : La Femme Endormie (Carole Solive), El Caiman, Aquelarre, 2008.
Distribution : La Femme endormie/ Wide Management.
Vidéo, couleurs, 90 min.
Sous titré en Français.
Bonjour,
Nous attirons à nouveau votre attention concernant l’assassinat du photo-journaliste et réalisateur Christian Poveda commis au Salvador le 02/09/2009.
San Salvador « Verdict Procès Assassinat du journaliste et réalisateur Christian Poveda »
30 accusés, 2 Fugitifs, 1 Témoin Assassiné en 2010, 11 Condamnés dont 1 Policier, 30 à 4 ans de pénitencier.
Ce « procès » n’a été malheureusement que la farce judiciaire attendue, faisant suite aux incohérences de l’enquête de l’instruction qui l’avait précédé. (voir dossier http://forget.e-monsite.com/rubrique,enquete-sur-la-mort-de-poveda,1130230.html)
Cette parodie de justice a été expédié en deux jours, le verdict a été rendu dans la nuit du mercredi 9 mars.
Aucune réponse crédible n’a été donné aux questions :
Pour qui et pourquoi Christian Poveda a été assassiné.
La presse a été interdite d’accès aux audiences du premier jour, et n’a pu suivre le procès que son deuxième et dernier jour.
Le principal témoin à charge « Mayerli », n’était pas présent sur les lieux du crime, mais n’a eu que connaissance de celui-ci, et son identité a été « égaré » durant l’instruction.
Le rapport de police fait sur les lieux du crime lors de la découverte du corps concernant les blessures qui ont causé le décès de Poveda était mensonger.
Un officier de la brigade 911 (anti-criminalité) est impliqué, en répandant la fausse rumeur que Christian était un indicateur de police, il a été le déclencheur de cet assassinat, et il est l’un des plus faiblement condamné (4ans).
Un témoin a été assassiné en 2010.
Reporters Sans Frontières, qui ne s’est jamais réellement et efficacement impliqué sur ce dossier, a déclaré à la clôture du procès : » un soulagement et une frustration à l’énoncé du verdict », alors que durant les 18 mois de l’instruction ils n’ont fait que de « saluer les avancées positives de l’enquête ».
Malgré ou à cause de conflits d’intérêts au sein de RSF […], donc pour définitivement oublier ce dossier épineux de l’assassinat de Christian, tout ce beau monde conclu que :
» Malgré ses réserves à l’issue de cette affaire, Reporters sans frontières n’ignore en rien la difficulté à lutter contre le crime organisé et à rendre justice dans un tel contexte » …
Bien qu’ils reconnaissent devant la presse sud américaine que : » les témoignages reçus pendant ces deux jours d’audition et publiés par la presse salvadorienne appellent, à notre avis, à la plus grande prudence « .
Circulez, rien à voir, la farce est terminée.
Et que les affaires continuent, Canal + rediffuse « La Vida Loca », les expositions et ventes des photos de Christian marchent très bien, de même pour les ventes dvd de « La Vida Loca ».
Le président du Salvador Mauricio Funes, pseudo président de gauche et ancien journaliste, qui avait promis que tout serait mis en oeuvre pour éclaircir le meurtre de Christian a préféré laisser l’affaire s’enliser.
Il vient de recevoir en visite officielle Barack Obama porteur d’un flot de dollars pour soi-disant luter contre le narco-trafic, dollars qui ne sont en fait que le prix de l’allégeance à l’empire US, pour une politique de militarisation sous contrôle américain de l’Amérique Latine sous couvert de lutte contre la drogue,
Tout les experts en conviennent, les politiques de prohibition des drogues menées depuis de longues années sont d’un échec total, n’ayant pour seuls résultats que: l’augmentation des profits, le pouvoir des narco-cartels, la corruption des autorités policières et juridiques ainsi que des politiques.
Un commerce clandestin qui se chiffre en tonnes et en milliards de dollars ne peut se réaliser sans l’assentiment des gouvernements.
Christian Poveda était gênant, son travail de journaliste remettait bruyamment en cause, police, justice, hommes politiques et derrière les réels bénéficiaires des profits (narco-trafic, commerce et trafic d’armes, sociétés privés de sécurité) qui génèrent et utilisent la délinquance violente des maras.
Pétition en ligne pour la remise en cause de l’enquête judiciaire sur le meurtre de Christain Poveda journaliste assassiné au Salvador le 02-09-2009 :
En espagnol : http://8578.lapetition.be/
En français : http://8265.lapetition.be/
Merci par avance, suivant vos possibilités de diffuser ces informations, le simulacre judicaire étant terminé et au final accepté par RSF, votre signature sur cette pétition sera l’unique et indispensable force pour faire pression sur les autorités salvadoriennes afin que soit dite la vérité sur cet assassinat.
Cordialement,
Amis de Poveda.
Sur le site Michel Collon – L’info décodée:
http://www.michelcollon.info/Ou-en-est-l-enquete-sur-la-mort-de.html
http://www.michelcollon.info/IMG/pdf/Bilan_Enquete_Remis_en_Cause.pdf
Enquêter sur la mort de Poveda
http://forget.e-monsite.com/rubrique,enquete-sur-la-mort-de-poveda,1130230.html
Pingback: 5 raisons de voir… La vida loca de Christian Poveda | Le blog de Yuko
Bonjour,
Tristes conséquences et bilan d’un monde où l’argent est Dieu, merci à cet homme qui a assumé la vérité d’un monde déchu que la vérité dérange…
Christian Borderie