C’est un film singulier que nous vous avions présenté en exclusivité lors du deuxième épisode des Primeurs du Blog documentaire« L’Académie des muses« , de Jose Luis Guerin, débarque dans les salles françaises ce 13 avril. Un objet qui joue avec les codes de la fiction et du documentaire. Entretien avec l’auteur.
Academie-des-muses-Affiche-hdLe Blog documentaire : Commençons par cette question que tout le monde doit vous poser : ce régime d’image, dans L’Académie des muses, que vous appelez « fiction » et qui pourtant emprunte les codes du documentaire. Peut-on alors parler de « documenteur » ? Ou de la présence d’un espace fictionnel dans le réel ? Comment avez-vous travaillé le sujet ?

José Luis Guerin : Pour moi, c’est clairement un film de fiction, mais une fiction que je n’aurais jamais faite sans avoir auparavant une expérience de documentariste. Depuis le début de ma carrière, je réalise des fictions et des documentaires. On dit même que mes films impairs sont des films de fiction et les films pairs des documentaires ! Je me suis intéressé au sujet par le biais du documentaire, non pas avec une approche journalistique ou activiste, mais comme un moyen de trouver d’autres « outils » pour raconter des histoires. Après mon premier long-métrage de fiction, Los motivos de Berta, j’ai développé une sorte de fatigue à propos de la dramaturgie propre à la fiction, avec ses stéréotypes narratifs, le jeu des comédiens… J’y voyais un cul-de-sac. Les différentes possibilités d’énonciation dans le documentaire ont fait figure de libération. Je me sers donc des deux. De la fiction, j’utilise la composition de la temporalité, du synopsis. Du documentaire, je récupère des stratégies d’énonciation. Ce qui produit une forme pas évidente à saisir pour le spectateur car il y a une hybridation entre fiction et documentaire. Mais pour moi, c’est important de dire ce qu’il en est car la règle du jeu n’est pas la même entre la création d’un personnage en documentaire et en fiction.

D’où est venue l’idée du film ? D’un cours existant et de ses potentialités théoriques autour de l’amour ? Quelle était la part laissée aux « personnages » et celle, plus déterminée, aux « acteurs » ?

En fait, je ne suis pas parti au départ pour faire un film. J’avais envie tout d’abord d’aller filmer les cours de ce professeur, avec ma petite caméra, sans équipe. J’ai pensé à faire plusieurs courts-métrages indépendants les uns des autres, puis une sorte de feuilleton traitant d’une histoire d’amour qui serait vouée à l’échec. Mais un espace de dialogue a surgi dans la rencontre avec les personnages. Ils se sont appropriés un désir de cinéma. L’idée d’une Académie des muses, émanant d’une des élèves, est une forme de provocation. L’idée s’est alors imposée qu’il fallait mettre en scène les conséquences cinématographiques de ces dialogues. J’ai donc vraiment tourné et monté pendant huit mois et je passais de l’un à l’autre. Car l’espace de création pour la composition du film, c’était aussi sur la table de montage. C’est aussi en cela que ce n’est pas une fiction qui aurait pu se faire avec une télévision dans un contexte de production « normal » : j’avais besoin de cette intimité avec les personnages. Mais il ne faut pas présenter l’Académie des muses comme un documentaire. Je trouverais ça moche, et presque obscène même, si c’en était un.

 

Il y un sentiment d’étrangeté dans la manière avec laquelle vous filmez les personnages, notamment le professeur de philologie et sa femme, ou certaines des « muses » filmées derrière des vitres (ce qui donne l’image de l’affiche). Il y a la sensation d’une image volée mais stable, ce qui brouille les codes d’un cadre installé : comme si ces images n’existaient pas vraiment, qu’elles étaient le produit d’un songe…

Vous parlez du professeur et de sa femme. Pour ces séquences, je ne voulais pas les filmer à l’intérieur de chez eux. Il y aurait eu une rupture trop forte si on était passé soudainement de l’espace de la classe à celui de la vie privée. Cela aurait créé un conflit cinématographique. J’ai préservé le choix de ces plans filmés derrière une vitre, car au montage j’ai trouvé que les reflets donnaient une référence de l’espace autour – or, ce sont des gros plans qui ne donnent pas beaucoup d’idée sur l’espace environnant. Avec ces images, dans ces tâches lumineuses, on développe un imaginaire de l’espace : comme dans un livre, on peut imaginer la ville autour. Et puis, cette image très abstraite m’intéressait aussi parce qu’elle montrait l’absence de matérialité des corps, pris dans le reflet. Cela faisait écho à certains passages, quand l’une des femmes raconte son histoire d’amour avec un homme rencontré par Internet, et pour laquelle elle dit que le corps n’est pas utile, que les mots suffisent. Sur les vitres, les personnages perdent leur matérialité et ne deviennent que parole. C’est enfin un film fait sans maquillage, sans lumière supplémentaire : il y avait un aspect onirique dans la persévérance du reflet et une émotion, difficile à théoriser, qui naissait de la confrontation entre la violence du monde extérieur et l’intimité de la voix et le caractère statique des visages.

On trouve aussi dans le film des escapades hors de la classe et de la ville, comme celle d’une des élèves et de son professeur, où le badinage amoureux installe une forme de tension entre eux…

Il y a deux séquences qui se passent en Italie. A quelle séquence faites-vous référence ?

A celle de la femme blonde…

Oui, cette séquence, c’est un peu comme dans Le Mépris ! Il y a, entre les deux voyages, un jeu d’opposition. Le voyage en Sardaigne de la première femme brune, c’est le Paradis. Elle est lumineuse, elle veut découvrir l’Arcadie, cet endroit de poésie où les bergers chantent… Dans le même temps, le professeur emmène la femme blonde à l’endroit où, dans la mythologie, on accède à l’Enfer. J’ai joué de ça dans la composition du film, où j’ai senti qu’il fallait les emmener vers l’Enfer.

academie muses 4Ce sont des séquences que vous avez initiées ou des moments que les personnages ont amenés ?

Dans la classe, j’ai filmé la femme brune en gros plan, parlant de l’existence de l’Arcadie, des poèmes évoquant la Nature… L’image était très forte et il fallait aller sur place pour s’y confronter, rencontrer les bergers. J’avais besoin de faire ce voyage à partir de ce qu’elle avait dit. Dans la mesure où la femme blonde occupait davantage d’espace dans le film, j’ai eu le besoin de tourner l’autre séquence avec elle. Car, un film, c’est pour moi avant tout une composition : il s’agit de composer avec des « matériaux » qui nous parviennent un peu par hasard.

C’est presque le travail d’un peintre…

Oui, mais les peintres contrôlent davantage leurs toiles. En filmant, je travaille avec les accidents, parfois provoqués par moi mais suggérés par ce que donnent les comédiens. J’ai le désir d’aller au-delà de moi-même car je me connais déjà très bien ! Je veux découvrir l’autre qui est au-delà de moi.

La perception du film et particulièrement du personnage principal, le professeur de philologie, peut susciter des réactions tranchées : que dites-vous à ceux qui voient dans le professeur un phallocrate qui prend au piège ses élèves ?

Bien sûr, cette dimension existe. Mais je n’aime pas, en tant que cinéaste, condamner les personnages. J’aime bien problématiser, non pas juger explicitement. J’organise ce que je filme pour laisser une place au spectateur. Et ça marche très bien : j’ai le souvenir d’une séance autour du film à Dreux. J’ai longtemps attendu en écoutant le public qui, d’un côté, prenait la défense du professeur car il est capable de faire vivre la poésie et, de l’autre, pense que c’est un manipulateur non présentable. Donc il y a le côté que vous mentionnez, oui. Mais j’avais aussi le désir de sortir de la classe pour mettre en question son discours. Aucun des personnages ne représente mes valeurs : ni les femmes, ni les professeur. J’entends la raison de chacun, comme Jean Renoir dans La Règle du jeu.

academie muses 3J’ai une lecture très particulière du film : cette Académie des muses n’est-elle pas la figuration d’un processus d’endoctrinement ? D’une force interne au groupe qui fait de cet entre-soi un charme, mais aussi une matière toxique : comme un processus sectaire, dont l’élève la plus assidue fait elle-même le constat, à la fin du film. La réaction de sa collègue, violente, semble celle d’une adepte…

C’est présent dans le film : l’épouse du professeur l’évoque quand elle lui dit : « Que fais-tu à part prêcher dans ta classe ? ». Et lui répond : « Je suis là pour instiller le doute ». Le dialogue que vous évoquez intervient lorsque la femme revendique l’idée même de l’Académie. Elle dit : « C’est moi, c’est mon idée et pas celle du professeur ». En quelque sorte, c’est comme un film de vampire. Le professeur a été vampirisé par une élève, qui à son tour en a vampirisé une autre. C’est vrai que le personnage le plus pathétique du film, c’est celui du professeur. Il est en permanence mis en question : sur le sexisme, la manipulation, l’excès de pouvoir… Finalement, on ne comprend pas exactement qui il est véritablement intérieurement. C’est un film qui n’est pas raconté du point de vue de la femme. Le professeur est un demiurge qui provoque des actions autour de lui et qui reste incompréhensible.

En a-t-il appris sur lui en voyant le film ?

Oui, il se protégeait en ne se montrant pas lui-même. Les personnages féminins sont plus généreux et on comprend mieux leur évolution. Et ce n’était pas mon choix, mais bien la logique des improvisations qui a crée cette dynamique.

Propos recueillis par Nicolas Bole et Claire Lasolle

Plus loin

José Luis Guerin, IMAGES documentaires n° 73/74, juin 2012

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