Troisième livrée de septembre pour l’actualité du webdocumentaire sur Le Blog Documentaire. Avant les sorties attendues de la rentrée, et notamment « Code-barre« , l’Objet Visuel Non Identifié co-produit par l’ONF, le canadien et Arte, la française (soit deux des incubateurs les plus intéressants du genre) et les conférences de presse des entreprises audiovisuelles, qui donneront la température sur l’avenir de la production, voici quatre nouvelles visions du documentaire interactif, quatre univers graphiques très différents. Certaines oeuvres ont été réalisées il y a quelques temps déjà, mais elles montrent l’étendue des formes explorées depuis quatre ans et les propositions de mise en espace sur le web, enjeu fondamental de l’inventivité d’un webdocumentaire.
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Une première info de poids pour ceux qui suivent de près l’actualité du webdocumentaire : le 3ème prix France 24 – RFI du webdocumentaire a été décerné cette semaine. Le vainqueur est La Zone, réalisé par Bruno Masi et Guillaume Herbaut (produit par lemonde.fr et AGAT Films), un webdocumentaire sur les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Sept autres projets avaient été sélectionnés, parmi lesquels on retrouve les principaux producteurs qui donnent progressivement au webdocumentaire ses lettres de noblesse : Capa, avec La vie à sac, lemonde.fr avec La machine à expulser (Bellota Films, chroniqué le mois dernier), Narrative avec Quatro Horas et Atomic City ou encore Arte avec Argentine, le plus beau pays du monde.
Les deux premières éditions avaient consacré Le corps incarcéré (lemonde.fr) et Prison Valley (Upian).
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1 – La Zone : reportage de guerre apocalyptique
Le webdocumentaire de Bruno Masi et Guillaume Herbaut a tout pour devenir un document référence sur la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986. L’oeuvre explore la vie dans et aux abords de la zone interdite, définie par les autorités après l’explosion de la centrale ukrainienne.
On retrouve cet éclatement, comme une dispersion invisible des conséquences physiques et psychologiques de l’accident nucléaire, dans la narration employée : les médias, comme autant de particules autour du cœur du sujet, sont réunis en huit tableaux, huit thèmes illustrés d’une image sur laquelle on clique pour accéder à l’ensemble des modules.
Une carte fixe rappelle la position géographique de la centrale et la délimitation des zones d’exclusion. L’interface est sobre et élégamment travaillée à la manière d’un parcours d’exposition. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le projet ait été conjointement développé pour devenir une installation photo/vidéo, un livre et un webdocumentaire.
Un blog a également joué le rôle de déclencheur dans la mise en place de la narration de l’oeuvre, à la fois classique (pas de recours à la contribution des internautes ni de navigation cachée, tous les médias étant réunis sur des pages d’accueil) et novatrice (état des lieux thématique de la région, qui épouse la sensation irréelle et impalpable qui entoure l’existence de cette zone unique au monde).
Le caractère immersif de l’œuvre donne la sensation de brosser un portrait complet de la région qui environne Tchernobyl, des artères fantômes de Pripiat à la jeunesse de Strakholessie. Peut-être parce qu’un documentaire classique, par l’incroyable universalité des questions que cette catastrophe dépose d’un seul coup sur le regard du spectateur, ne fournit qu’un trop-plein au moment de son visionnage, le webdocumentaire semble proposer une façon plus adéquate de s’imprégner de l’ampleur du sujet.
L’introduction du webdocumentaire plonge le web-spectateur dans l’image vieillie de la télévision ukrainienne annonçant, en 1986, que la catastrophe était sous contrôle : vertige d’un mensonge dont nous savons qu’il résonne encore, après Fukushima, de manière actuelle. Chacun des thèmes proposés esquisse ensuite une facette de ce que la zone est devenue, et rappelle, en creux, la responsabilité des choix de société que nous faisons, dans ces catastrophes à la limite de l’impensable.
Comme si la matière était trop sensible pour être assimilée d’une traite, chaque épisode se vit comme une expérience, une « irradiation » du regard qui rend compte, après plusieurs visionnages, du caractère inédit et incontrôlable de la catastrophe. La forme webdocumentaire, dans sa conception classique faits de modules courts, fonctionne dans cette distance presque respectueuse aux lieux filmés : abordée morceaux par morceaux, La Zone garde le mystère et l’insondable particularité que Tarkowski, prémonitoire, filmait dans Stalker.
Un grand webdocumentaire de guerre (nucléaire) donc, qui contemple la chair de toute une région et lui donne des contours, des couleurs qui feront date dans la façon de filmer Tchernobyl.
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2 – Etudes et Thunes : témoignages et cartographie « à l’aveugle »
Ce webdocumentaire a été réalisé il y a trois ans par les étudiants du Centre de Formation des Journalistes de Paris, en coproduction avec Upian, dont la recherche formelle en matière d’intégration web et d’écriture documentaire numérique a déjà valu que nous nous y intéressions les mois précédents (avec Prison Valley et Happy World).
Etudes et Thunes propose un état des lieux sur les conditions de vie des étudiants en 2008 par le biais de quatre thèmes : le logement, la santé, le coût de la vie et le travail.
Son visionnage, à l’heure où le webdocumentaire prend des formes de plus en plus complexes, indique le chemin parcouru en ces quelques années(-lumière) d’innovation. L’interface s’ouvre sur un fond noir et un logo vert aussi austère que celui d’un cabinet de conseil, mais l’irruption dans le webdocumentaire proprement dit révèle une bonne surprise graphique qui pourrait être réutilisée sur de nouveaux projets plus ambitieux. En effet, si le propos académique et journalistique manque singulièrement de point de vue et laisse de côté la subjectivité du regard, celle-là même que nous retrouvons, foisonnante, dans In Situ (par le biais de la contribution des internautes) ou dans Prison Valley (dans la diversité et l’éclatement du récit), la mise en espace web en tableaux thématiques excite la curiosité. Difficile de ne pas voir l’apport du jeu vidéo dans cette façon de passer sa souris sur une flèche pour effacer un tableau et en découvrir un autre : tout se passe comme si le webdocumentaire était écrit sur un plan dont nous n’aurions pas de vision globale. Il nous reste à naviguer entre les thèmes, surpris de découvrir des flèches nous permettant de glisser vers des univers nouveaux, des objets web « souterrains » cachés dans la cartographie invisible de l’interface.
Projet d’école oblige, les tableaux, on l’a dit, se résument ici à quatre thèmes en rapport avec les conditions de vie des étudiants : trop rares sont les éléments cliquables qui pourraient entraîner le web-spectateur dans des contrées inconnues, comme un jeu de piste. Les médias utilisés sont pauvres, mais davantage sur le fond (le webdocumentaire ne propose que des témoignages sur le sujet) que sur la forme (l’interface intègre alternativement du texte, du son, des photos ou de la vidéo et même une petite infographie sous forme de « quiz » visuel). La conception générale du projet, avec cette possibilité de découvrir le webdocumentaire à la manière d’un explorateur (sans aucune centralisation sur une page d’accueil), est certainement l’un des procédés narratifs novateurs que pourront employer des auteurs pour construire, à l’avenir, des œuvres personnelles.
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3 – Le Bonheur Brut : démonstration journalistique, didactique et visuelle
C’est une toute autre prouesse que constitue le webdocumentaire belge Le Bonheur Brut, mis en ligne par le quotidien Le Soir sur sa plateforme de blogs. Son auteur, Arnaud Grégoire, décide de partir de l’idée, a priori iconoclaste, du Bhoutan de prendre en compte un indicateur nouveau dans la gestion politique du pays : le Bonheur National Brut. Le propos du webdocumentaire montre à merveille combien nos économies occidentales sont inféodées au Produit Intérieur Brut, seul indicateur qui vaille pour les hommes politiques de tout poil, de gauche comme de droite, promettant de réhausser la croissance et le pouvoir d’achat.
Il faut toute la finesse et le discernement d’un journalisme critique et didactique pour faire d’une œuvre multimédia la tribune d’une refonte de la valeur « développement » (économique) sur laquelle se fondent nos sociétés. La forme de ce webdocumentaire est pensée de telle façon que le discours soit à la fois cohérent et accessible, servant ainsi de manière exemplaire un point de vue clair et argumenté.
Cohérent, le webdocumentaire l’est dans son choix de privilégier une trame narrative linéaire pour le développement de son argumentation. La tentation aurait pu être grande de disperser le propos en usant de la myriade de données mobilisables sur le sujet pour construire un webdocumentaire touffu : mais c’eut été noyer le web-spectateur sur un thème aussi précis et complexe que celui du PIB (qui déchaîne malgré tout les passions politiques, sur les plateaux télé comme devant les comptoirs, en dépit de l’inocuité de son calcul). Alors Le Bonheur Brut propose un récit qui ne s’interrompt pas, à moins que l’on se décide à cliquer sur les ressources vidéo complémentaires dispersées autour de la timeline apparente du film. Discrètement, les sources de chaque chiffre cité s’inscrivent dans le bas de l’écran : c’est comme si la diversité des sources, qu’il est inutile de mettre en avant sinon à alourdir la narration, était ici incluse dans le récit, lu d’une voix posée par le documentariste.
Accessible, le webdocumentaire s’attache à l’être par l’intermédiaire de dessins d’animation fluides, parfaitement conçus dans leur simplicité pour éclairer les chiffres cités par le narrateur. On ne peut s’empêcher de penser à L’argent-dette, dont la forme animée et didactique, sur un sujet corrélé, s’avérait une excellente idée de réalisation pour éviter les plans d’illustration et permettre une visualisation du propos.
Autour de cette trame, un blog vient enrichir le débat et prolonger le travail entrepris par le réalisateur, qui a tout d’un manifeste contre la toute-puissance de l’indicateur PIB.
Le travail est remarquable sur l’adéquation entre la thèse défendue et les techniques d’animation utilisées : Le Bonheur Brut a tout d’un documentaire journalistique, si tant est que cette expression ne soit pas antinomique. L’écriture documentaire intègre les apports filmés en vidéo, comme l’introduction, aussi courte que brillamment réalisée ; le travail journalistique dissèque la PIB-dépendance de nos sociétés, sans position partisane (Arnaud Grégoire montre ainsi combien les syndicats sont les premiers à manifester pour le pouvoir d’achat et donc, pour le maintien du PIB comme indicateur de référence).
Le Blog Documentaire recommande donc vivement le visionnage de ce webdocumentaire !
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4 – Ma tribu, c’est ma vie : animation en quête d’identité numérique
On retrouve l’extrême diversité du webdocumentaire avec cette œuvre créée au Canada, l’autre pays du webdoc, si l’on en juge par l’implication très forte de l’ONF dans la conception de nouvelles narrations sur Internet.
Ma tribu, c’est ma vie, réalisé par Myriam Verrault et Alex Leduc, dresse le portrait de huit jeunes québécois dans leur rapport à la musique.
L’interface, très ambitieuse et graphique, charge d’abord un avatar, que l’on peut personnaliser : ainsi intégré au milieu de la tribu des huit jeunes, le web-spectateur peur naviguer parmi les médias proposés : une vidéo pour chaque personnage, des vidéos de référence visionnables en ligne, une infographie sur l’histoire de la musique et des communications depuis Pythagore !
Chaque vidéo racontant le rapport des personnages à la musique est agrémentée de commentaires, publiés par d’autres internautes, et qui s’affichent au moment précis de la vidéo où ils ont été écrits.
Le webdocumentaire se prolonge sur Twitter et Facebook et incite bien sûr, dans sa conception même, à la contribution des internautes.
Le rapport de ces huit jeunes à la musique inclut, au-delà du caractère mélomane de chacun pour des styles opposés (du ragga au hip-hop en passant par le gothique), la question de l’identité sociale et numérique. C’est en effet sous cet angle que réside la nouveauté du webdocumentaire. Il s’agit moins d’une étude sociologique que d’une plongée immersive au sein de pratiques culturelles, un peu à la façon d’un In Situ gamer et adolescent. L’internaute est ici aussi invité à « exister » par l’intermédiaire de son avatar, qui peut interagir avec les autres web-spectateurs. On retrouve une caractéristique du webdocumentaire délinéarisé : davantage appelé à être éprouvé en tant qu’expérience qu’en tant qu’objet, l’interface enregistre le passage de l’internaute, et le re-situe à son retour sur le site pour l’inclure un peu plus dans le « jeu » (Prison Valley et In Situ, on s’en souvient, utilisaient déjà cette fonction d’inscription ou de reconnaissance de l’internaute pour optimiser son parcours).
Dans Ma tribu, c’est ma vie, l’intégration est poussée au paroxysme, si bien que l’œuvre est de facto conçue pour que l’internaute utilise le site de manière récurrente et non unique, comme cela reste le cas d’un documentaire classique. Certains y verront une régression par rapport à l’attention qu’exige un documentaire, tandis que d’autres s’attacheront à la singularité de l’expérience que peut procurer ces nouvelles formes narratives.
Je m’appuie pour ma part sur l’intention des réalisateurs, Myriam Verrault et Alex Leduc, qui me semble parfaitement résumer les questions que pose ce type de programme quelque peu expérimental. Leurs propos me renforcent dans l’idée que les deux pratiques (documentaire et webdocumentaire) ne sont pas réductibles l’une à l’autre et qu’elles permettent de prendre différemment prise sur le réel.
« Une question récurrente, lorsque l’on parle des réseaux sociaux, est de savoir s’ils nous ouvrent plus de possibilités d’entrer en relation ou s’ils nous isolent insidieusement de plus en plus. De nombreux experts tentent de trouver un type de transformations applicable à tous lorsqu’ils parlent de l’effet du web dans nos vies. Et si, au lieu de transformer nos identités, Internet ne faisait plutôt qu’amplifier notre personnalité ?
Ma tribu c’est ma vie n’est pas une thèse mais une exploration qui s’appuie sur des récits de trajectoires humaines et singulières, en donnant la parole à ceux et à celles qui utilisent ces outils tous les jours. C’est une recherche, plus importante en elle-même que ses conclusions, et dont les questions sont plus révélatrices que les éventuelles réponses. Peut-être pourrait-il surgir, alors, des indices sur des nouvelles forces, qui réorienteraient notre manière d’être ensemble. »
Nicolas Bole
Les précisions du Blog documentaire
1. Nicolas Bole est réalisateur de documentaires et de fictions. Il est en charge de l’actualité et de l’analyse des webdocumentaires pour Le Blog documentaire.
2. Rencontrez ci-dessous, Laurianne, l’un des personnages de Ma tribu, c’est ma vie.
3. Le Bonheur brut s’est vu décerner le prix Dexia de la presse économique et financière en avril 2011, « soit le prix de référence en journalisme en Belgique« . Bande annonce ci-dessous :
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