L’actu du webdocu et des narrations web #10
Et revoilà la désormais traditionnelle revue de web du Blog documentaire, où se croisent les programmes que l’on regroupe sous le terme de « webdocumentaire » et qui recoupent des réalités toujours aussi radicalement différentes.
Au menu de cette 10e livraison, un regard critique et analytique sur 4 propositions, 4 univers et 4 conditions de production. De France Télévisions à l’ONF, du site internet du Monde à une nouvelle tentative institutionnelle, le web, dans son utilisation, est de plus en plus prisé. Pour ce qui est de la narration spécifique à ce média en revanche, le bilan oscille de l’enthousiasmant au franchement exaspérant…
Oeil bien affûté sur l’actu du webdocu, Le Blog Documentaire propose également, comme c’est la coutume depuis quelques mois, de décerner des notes pour chaque webdocumentaire. Ou plutôt des W, comme le World Wide Web. Plus un webdocumentaire obtient de W, plus il est réussi, sur le fond mais aussi sur la forme, essentielle sur le web : réaliser pour le web, c’est avoir la vision d’une nouvelle écriture, et pas simplement transposer des écritures télévisuelles ou journalistiques. De 1 à 5 W, vous pouvez maintenant comparer (et discuter…) !
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1 – Recherche sur le cancer, tout s’accélère : de l’empilement de vidéos en guise d’interactivité
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Le temps passe, les institutions découvrent avec ravissement le web. Malheureusement, le terme webdocumentaire s’en trouve trop souvent déprécié, ramené au rang d‘outil marketing pour communicants en mal d’inspiration. C’est tristement le cas pour ce « Recherche sur le cancer, tout s’accélère« , produit par l’Institut National contre le Cancer, l’INSERM et l’ARC et réalisé par Laurence Serfaty de CAPA Entreprises et La Chose.
L’information, aussi nécessaire soit-elle, comme c’est le cas pour cette approche didactique sur les progrès réalisés dans la recherche sur le cancer, nécessite-t-elle une telle platitude dans la réalisation technique ? Est-il vraiment inconcevable de marier créativité et investissement des réseaux sociaux et réflexion sur les narrations web ? Des exemples prouvent que l’institutionnel propose parfois une réflexion sur la narration qui fournit, au pot commun des webacteurs et webspectateurs vigilants, des idées brillantes : c’est le cas de Buzzman, qui propose pour la Caisse d’Épargne un très étonnant envers du décor (nous y reviendrons bientôt) ou, dans une moindre mesure, du passage de la BD à la vidéo dans le webdoc institutionnel, déjà chez CAPA (on en parlait là). Ici, rien de tout cela. Au contraire, l’utilisation purement gratuite de l’application Facebook ne provoque qu’une réaction : pourquoi diable utiliser un outil sans penser à son potentiel narratif ?
« Recherche sur le cancer, tout s’accélère« , c’est pourtant une première belle surprise. Malheureusement la seule : une photo plein écran d’un malade du cancer, une phrase extraite de son interview et deux liens proposés, vers son témoignage et l’état de la recherche. Las ! La création s’arrête ici, comme si empiler par la suite des vidéos desdits témoignages et des explications de chercheurs suffisait à mériter l’appellation de webdocumentaire. Ce n’est même pas la logique du CD-Rom, mais plutôt une présentation Powerpoint en images à laquelle nous sommes conviés. Comble de l’ergonomie défaillante : il est impossible d’arrêter la vidéo du chercheur qui, une fois cliquée, se lance comme un pop-up, en surimpression. Il faut subir l’ensemble de l’interview, musique au mètre à l’appui, pour pouvoir accéder à un autre contenu.
Et que dire de la plateforme créée sur Facebook ? Ragaillardi, on clique sur l’autorisation qui nous est demandée d’héberger cette application, enfin persuadé que le principe du marketing viral va trouver ici son intérêt. Hélas, l’application est purement symbolique, sert à vous comptabiliser parmi ceux qui ont « ouvert les murs (de l’indifférence, croit-on comprendre…) aux chercheurs »… Utilisation qui ne produit rien, ne donne pour rien au monde envie de la partager, semble être créée uniquement dans le but de dire : ce programme est moderne parce qu’il utilise Facebook et Twitter. Et ce, d’autant qu’en essayant une nouvelle fois l’application, on s’aperçoit que le player ne reconnaît pas les utilisateurs, si bien que, dans le compteur, un même internaute effectuant deux fois l’opération sera comptabilisé deux fois !
C’est un euphémisme de dire que ce type de programme n’honore pas la spécificité que le web peut apporter en termes de narration (on en verra un exemple éclatant plus bas) ; il exaspère même, par ce jeunisme de l’institution qui abuse d’un terme à la mode pour masquer une véritable lacune dans la réflexion cross-média de la communication.
2 – Ici, Séoul on prépare un nouveau Nord : de la prospective géopolitique racontée en portraits du prochain monde
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Sorti du visionnage du programme précédent, celui proposé par lemonde.fr a, de prime abord, un premier mérite : la sobriété. L’interface du Monde nous a habitués à ces « visuels interactifs », certes intégrés comme de quelconques articles dans l’interface très chargée du Monde, mais toujours soignés et appelant au clic. Cette œuvre, réalisée par Anthony Dufour (Hikari Films), n’y déroge pas : le court texte introductif (« A Washington et à Séoul, les scénarios sont prêts : avant trois ans, la situation au Nord aura dégénéré. Le régime va s’effondrer, dans la violence. Dans la guerre, peut-être. Pour Séoul, il y a urgence : il faut à tout prix éviter une catastrophe militaire ou humanitaire, dans cette région du monde qui inquiète de plus en plus les chancelleries mondiales… »), ajouté à la photo d’accueil, donne d’emblée l’envie de se plonger dans un programme riche en informations.
Car il s’agit surtout de cela dans les programmes du Monde.fr : un accès à une connaissance, à la fois encyclopédique, portée par une narration simple mêlant images, photos, textes de référence ou, comme ici, une forme de récit initiatique, très réussi. Pas de révolution dans l’utilisation du web ni de proposition formelle enthousiasmante mais le « carcan » du player peut aussi se voir de façon positive : la relative déception quant à la forme est compensée par la qualité et l’intérêt du fond.
En fait, tout concourt à voir ces programmes comme les avatars d’un journalisme intelligent et sensible, complet et utilisant l’ensemble des médias disponibles. On est loin de la création web mais comme l’accent n’est pas mis pompeusement, à l’inverse des institutions, sur le terme webdocumentaire comme une tête de gondole, le programme y gagne en pertinence et sobriété.
Le fond, donc, aborde un sujet passionnant. Que va devenir la Corée du Nord une fois son régime absurde tombé ? Qui seront peut-être les futurs dirigeants et comment voient-ils le monde ? A travers 12 portraits d’une société civile émigrée à qui on destine les rênes futures du pays, le programme dresse un portrait complet du délitement de l’une des dernières dictatures communistes du monde : la culture, l’économie, l’éducation ou encore le sport…
Chaque personnage dispose d’une page dédiée, qui propose un certain nombre de médias. L’ensemble fait un peu penser à une encyclopédie virtuelle, où le plaisir de la narration n’est pas vraiment pris en compte. Mais la richesse et la pertinence de ce qui est proposé font oublier ce quasi-automatisme de navigation (page principale vers page spécifique, médias réunis en blocs cliquables…).
Ici, Séoul, on prépare le Nord constitue donc une initiative journalistique qui prouve que l’interactivité n’est pas le seul maître-mot et que, quand le sujet s’impose de lui-même, il peut être traité de manière didactique sans qu’il devienne ennuyeux.
3 – Amour 2.0 : de l’amour en couple décortiquée par un quiz ludique et esthétique
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C’est peu dire que l’on attendait des nouvelles de Boris Razon et du bureau de création numérique de France Télévisions. Depuis son arrivée l’an dernier, l’ancien responsable des webdocumentaires du Monde (que nous avions rencontré à la rentrée 2011) était discret dans la course foisonnante qui, chaque mois, nous convie à décortiquer ici les nouveautés narratives du webdocumentaire et autres documentaires interactifs. Manipulations, l’expérience web fut le premier grand projet que Boris Razon présentait, mais il portait tant la marque de fabrique d’Upian et de David Dufresne mêlés, que la « patte » du directeur se faisait attendre.
Février semble constituer une véritable rampe de lancement pour le versant numérique du groupe France Télévisions. Nous aurons l’occasion de revenir très bientôt sur les trois projets sortis en quelques jours… En attendant, attardons-nous sur cette alléchante proposition que constitue Amour 2.0, réalisé par Auberi Edler et Cédric Delport, coproduit par France Télévisions, Bluepresse et Empreinte Digitale en partenariat avec Lemonde.fr et Aufeminin.com.
Le programme, sorti comme il se doit le jour de la Saint-Valentin, aborde la question du couple et sa faculté à durer. Une telle intention, très psychologico-sentimentale, aurait pu donner lieu à une litanie de conseils et d’analyses en tout genre. Mais le genre délinéarisé du webdocumentaire et la grande qualité graphique de l’ensemble confère au propos un aspect ludique et informatif très plaisant à suivre.
Le programme est découpé en deux parties : l’art de la rupture et l’histoire du Docteur Love. Ces deux grands chapitres se répondent, l’un abordant les problèmes auxquels se heurtent les couples d’aujourd’hui ; l’autre présentant la méthode par laquelle un professeur de mathématiques, John Gottman, s’est fait un nom dans la définition d’une méthode portant son nom et permettant, soi-disant, de rester heureux en couple.
C’est d’emblée un univers que créé Amour 2.0 avec plusieurs détails qui rendent la navigation très confortable, quoique confuse au tout premier abord. La possibilité de passer d’un chapitre à un autre, en haut de l’écran, s’intègre parfaitement à l’esthétique de l’image. Les modules de chacun des deux chapitres sont accessibles par un logo type Tetris qui s’inscrit en bas de l’écran. Entre les deux, le player qui abrite les vidéos mais aussi et surtout ces images plein cadre qui, comme tranchées en deux dans la diagonale, s’ouvrent pour laisser place aux vidéos. L’ensemble de l’œuvre est à la fois discrètement graphique et visuellement recherché ; passés les premiers tâtonnements, la navigation, fluide, se révèle très agréable.
Le deuxième point est plus crucial et concourt à la scénarisation même du projet : dans « l’art de la dispute », chaque vidéo, constituée d’entretiens de sociologues mais aussi de saynètes fictionnées qui reprennent les petits maux quotidiens du couple (la séparation de la table du salon en deux est savoureuse, ci-dessus), répond en réalité à un questionnaire en six étapes auquel nous sommes invités à répondre. Le player se souvient des questions qui sont restées sans réponse et nous propose de continuer le visionnage : ce procédé de reconnaissance du parcours de l’internaute fonctionne toujours aussi bien dans cette personnalisation qui amène à une expérience de visionnage enrichie.
Deux autres « bonus » sont disponibles, en bas à droite de l’écran. L’un paraît franchement anecdotique, mais pourra réveiller chez les nostalgiques de Pacman quelques envies de gloutonnerie : il s’agit d’un jeu de Pacman réactualisé où le personnage doit retrouver sa moitié sans se faire manger par les éclairs qui symbolisent les disputes ! Quant au second bonus, il propose la « carte du tendre », le test du professeur John Gottman, afin de savoir si vous connaissez bien votre partenaire. Ce dernier aspect révèle en réalité le seul point faible de ce très beau programme : le caractère analytique est basé sur les conclusions d’un seul homme, qu’on peut tout autant écouter que remettre en cause. Les questions font immanquablement penser à des psychotests Biba et la posture de ce « gourou de l’amour » (il faut s’y croire, pour s’appeler Docteur Love…) ne peut que nous mettre en garde contre les gains d’estime et monétaires que génère, pas forcément philanthropique, sa méthode.
Pour cette première œuvre « grand format », France Télévisions réussit donc un projet en phase avec les aspirations de la cible du groupe. Le projet recèle de grandes qualités techniques et d’une fluidité qui font avancer les expérimentations en matière de narration web. Le seul bémol provient de cette caution morale, en la personne du professeur John Gottman, dont on peut raisonnablement dire (et il eût été bien qu’il fut présenté ainsi) qu’il n’est qu’un des exemples parmi d’autres de théorie comportementale autour du couple, et non l’expert patenté, tel que l’interface le suggère (en lui attribuant un chapitre entier dans la narration).
4 – Blabla : du langage web comme un nouveau matériau narratif
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Visualiser un webdocumentaire produit par l’ONF est toujours une expérience, une plongée dans un univers qui donne à penser voire parfois à rêver.
Quoi d’étonnant dans ce constat ? Au fur et à mesure des mois, l’Office National du Film québécois se met au diapason de l’engouement que suscitent les possibilités du web. Précurseur et exigeant, l’organisme public semble drainer l’ensemble des webcréateurs du Québec, qui fourmillent d’idées, de propositions. A se demander parfois ce que serait réellement le webdoc sans cette perfusion nord-américaine et continuelle de trouvailles…
Dans Blabla, réalisé par Vincent Morisset et sorti il y a déjà quelques mois, se trouve, l’air de rien, sans tapage commercial ni effet d’annonce intempestif, la substance même de l’enthousiasme que peut susciter le web. Dans cette œuvre, les questions esthétiques et théoriques qui traversent ce nouveau moyen d’expression qu’est le web ont toute leur place : que devient le spectateur (ou webspectateur, selon notre néologisme) sur un média qui lui permet l’interaction ? Le webdocumentaire, terme générique, appartient-il davantage au journalisme, au cinéma, au jeu vidéo ou à l’animation ? Comment mesurer l’intérêt d’un webdocumentaire et son influence sur les procédés narratifs ?
L’ONF a ceci de particulier : le terme webdocumentaire, que nous utilisons par commodité, n’y est presque jamais employé. Ainsi, Blabla est un « film pour ordinateur« . Coquetterie ou signe que chaque narration est pensée comme singulière ? Notre œil penche pour la deuxième solution. Car, finalement, que raconte Morisset dans Blabla ? L’histoire d’un conte où l’internaute est le héros ? Pas exactement : l’internaute n’est pas le héros, comme dans les documentaires interactifs basé sur le principe du jeu vidéo. Il manipule le héros, un peu comme une marionnette, selon son bon vouloir et, ce faisant, crée du sens, une histoire. Avec sa souris, le webspectateur anime un personnage, le déplace ou le nourrit. Il fait du personnage un sujet agissant, et pas un avatar (comme dans les jeux vidéos) et toute la beauté du projet, et l’excitation qu’il suscite, se tient là : en six tableaux, le réalisateur créé une façon inédite de percevoir non seulement la narration, mais l’outil même (le web) à travers lequel l’histoire est racontée.
Car les frontières naturelles du webdoc sont d’emblée abolies : est-ce un programme utile ? éducatif ? journalistique ? Rien de tout cela, et cela n’empêche pourtant pas (au contraire !) l’œuvre de laisser une trace, de permettre une expérience. Blabla produit du sens, par son caractère ludique mais aussi par l’adéquation des intentions avec les moyens du web.
Si l’œuvre penche davantage vers l’art, c’est qu’elle s’affranchit de l’illusion communément admise du web comme média « total » permettant l’utilisation concomitante de tous les médias (vidéos, photos, sons, textes, animations graphiques…). La sobriété de Blabla est avant tout une intention purement web, parce que ne pouvant exister que sur ce média.
Le web n’est donc plus un palliatif commode, où l’on y dépose pêle-mêle des modules (et à la charge de l’internaute le soin d’effectuer sa propre réalisation), mais un outil spécifique envisagé pour sa capacité à faire participer l’internaute. Sauf qu’ici, à l’inverse des non moins passionnants projets de webdoc/jeu vidéo (tel Manipulations, l’expérience web), le moteur de l’action n’est pas la récompense (je cherche, je trouve un indice, je suis enclin à continuer) mais l’émerveillement, la magie pure de l’objet (je viens et reviens indéfiniment redessiner, avec ma souris, la narration de l’histoire racontée).
Très simple et pourtant majeur, Blabla est aussi la plus belle illustration du gouffre qui peut séparer des programmes, aux antipodes les uns des autres, et pourtant réunis sous le même vocable : de ce point de vue, l’œuvre est le contre-exemple le plus cinglant à tous les « webdocumentaires » institutionnels sans imagination…
Nicolas Bole
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