Nouvelle revue de web en ce mois de fêtes pour Le Blog Documentaire, qui continue de scruter l’actualité des nouvelles écritures web. L’actu du webdocu porte ici un regard analytique sur la technique et la narration proposées par deux programmes qui présentent des similitudes sur le fond : la modification et, parfois l’abandon du territoire. Le webdocumentaire canadien Territoires fait de ce thème son axe narratif et son dispositif de réalisation majeurs. Les pieds dans la France, webdocumentaire hexagonal, propose une enquête « depardonienne » sur les mutations économiques, industrielles et démographiques : la première étape de ce voyage fait escale à Laveline-devant-Bruyères, en Lorraine, où le paysage est vidé de l’ancienne présence envahissante de l’usine locale.
Et comme depuis deux mois, Le Blog documentaire décerne des notes, ou plutôt des W– comme le World Wide Web. Plus un webdocumentaire obtient de W, plus il est réussi, sur le fond et sur le sujet traité mais aussi sur la forme, essentielle sur Internet : réaliser pour le web, c’est avoir la vision d’une nouvelle écriture, et pas simplement transposer des écritures télévisuelles ou journalistiques. De 1 à 5 W, vous pouvez maintenant comparer (et discuter…) !
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1- Territoires : exploration sensorielle et stratifiée du paysage
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Territoires cultive une simplicité de mise en scène, une sobriété d’exposition. La pâleur du noir et blanc et l’environnement sonore (toujours très travaillé dans les webdocumentaires canadiens) concourent à immerger immédiatement le webspectateur dans l’œuvre. Territoires est un essai photographique de Tristan Fortin Le Breton, coproduit par l’ONF et le journal canadien Le Devoir, qui s’immisce dans les nouveaux ensembles urbains, paysages décharnés ou abandonnés, et qui constituent la matrice principale de nos vies de citadins.
Le programme est centré autour d’une photo découpée en strates, lesquelles renvoient, en cliquant dessus, à un mini-diaporama et un court texte thématique sur différents espaces de ces territoires explorés (« la richesse prend forme », « la campagne et après », etc.)
Pas de témoignage, pas de son hormis une vague musicale qui entraine dans des territoires qu’on croirait sortis d’un polar urbain. La simplicité de l’œuvre est un risque pris par l’auteur, celui de circonscrire son propos à un ensemble de médias très vite consultables. La force réside ici dans l’univers sensoriel que propose Tristan Fortin Le Breton : on s’y trouve happé et il n’est pas impossible que l’on ait envie d’y revenir, chose rare, même si on a déjà parcouru l’ensemble de l’essai.
Je dois confesser une inclination naturelle pour cette question architecturale, et l’observation du paysage bétonné, gris et quelconque. Comme dans In Situ, qui visitait les lieux parfois mornes de l’urbanité et qui les transcendait par l’art, Territoires propose ce regard presque hypnotique sur les banlieues, les espaces morts, les entre-deux abandonnés (« le parking »)… Cette fascination du matériau, du non-habité fantasmé ou de l’abandonné fantomatique, possède cette sous-couche narrative qui fait de la consultation d’une telle œuvre une porte d’entrée : la puissance évocatrice de ces endroits fait surgir à la conscience des bribes de la trace humaine, totalement absente dans la photo, mais que l’on imagine. L’imagination travaille alors toute seule, recompose des histoires, formule des hypothèses. Cela fait penser à ces travaux photographiques sur les espaces déchus, grands magasins abandonnés, villes fantômes ou stations-service mortes. Ces formes d’images mentales que Territoires propose constituent une base, dont le caractère dépouillé devient obligatoire pour que le webspectateur puisse y plonger ses propres réflexions.
Dans la forme des diaporamas, on note parfois un dispositif qui renforce la fascination de l’œuvre : ces photos qui, prises du même point de vue, nous permettent de visualiser une progression dans le paysage, nous font sentir cette ellipse entre deux instants. Je repense instantanément à ce magnifique film uniquement réalisé avec des photos, 200.000 fantômes, de Jean-Gabriel Périot, dans lequel le seul bâtiment rescapé de l’explosion nucléaire de Hiroshima constitue le centre de toutes les photos rassemblées à travers 50 années.
La beauté formelle de l’œuvre et la profondeur du sujet font donc de Territoires une nouvelle tentative réussie d’utiliser le web, ici comme une sorte de lieu d’exposition interactive.
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2- Les pieds dans la France : Depardon 2.0 aux 4 coins du territoire
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Il est une tradition française qui perdure au fil des années, tout au long des différentes technologies qui sont offertes aux documentaristes : le portrait. Un portrait de groupe, comme une photographie en mouvement. Les pieds dans la France s’inscrit définitivement dans cette veine, avec une proximité humaine touchante de l’approche et les défauts du tropisme social.
Le webdocumentaire, réalisé par Thierry Caron, Stéphane Doulé, Benoit Herrmann et Camille Millerand et produit avec l’aide du CNC, s’ouvre sur une page d’accueil sobre et statique. Une carte de France, un court texte mettant en avant l’intention du projet. Et un seul point pour le moment cliquable sur la carte : Laveline-devant-Bruyères, en Lorraine.
Le développement du site se fait sur le mode des pages d’accueil gigognes. Le voyage en Lorraine fait l’objet d’une page centrale permettant d’accéder à différents modules : des interviews sonores, un film, une carte locale et cliquable du village, un diaporama photo… Parlant d’un « site », l’idée est d’ailleurs de distinguer les formes singulières d’une mise en espace web qui fait d’un site, au sens technique, une réelle création (comme, précisément, dans Territoires ou, par exemple, dans Le bruit des mots) de ce type de webdocumentaire, qui ne met pas l’accent sur la séduction et la singularité de l’interface.
Les pieds dans la France vaut donc surtout pour son contenu et la profondeur figurative de son regard sur ce petit village de Lorraine, dévasté par le départ de l’industrie textile. Le trou béant, qui contenait auparavant le poumon industriel des alentours, est à lui seul une forme brute, symbolique d’un état de la France. Exercice périlleux que de portraitiser un pays par les exemples marquants censés le caractériser : en la matière, Les pieds dans la France s’en sort bien… mais avec un respect dû au genre documentaire qui frise l’académisme.
Les témoignages et les paysages composent ce kaléidoscope d’images et de sons qui est offert au webspectateur et qui nous donnent la sensation, en les consultant, d’entrer réellement en résonnance avec la population. C’est devenu un raccourci d’évoquer le travail de Raymond Depardon quand on parle d’une description aussi profonde de la France (et non de la France aussi profonde), mais la comparaison prend encore toute sa justification, dans les qualités comme dans les défauts. Entrer dans le site conduit indéniablement à une empathie, une couleur du réel. Il y a toujours cette qualité, presque inattaquable, de la sincérité, du regard, dans la tradition de l’école française du documentaire, qui vient remuer notre vision habituée de « consommateurs d’images ». Ce n’est pas qu’une image de dire que le temps s’arrête ; on réduit réellement le rythme, si l’on s’y penche un peu, à écouter les témoignages, ressentir pleinement ce que peut être cette vie, si lointaine et si proche à la fois.
Et puis, il y a cette déférence au genre, ce tropisme même, qui, derrière la justesse évidente de l’intention, vient banaliser quelque peu le propos. Des vies de ces villageois, on n’apprend, en très grande majorité, que le triste et le sombre : la perte d’emploi, la déshérence des jeunes, la fermeture des commerces… Cette observation en apparence objective naît d’une forme d’étrange convention française du regard, qui consiste à regarder le gris plutôt que le lumineux, à chercher l’empathie davantage que l’émerveillement. Nos amis francophones, qu’ils soient belges, africains ou canadiens, nous étonnent souvent dans leur façon de produire un univers à la fois réaliste et naturaliste (comme ici) mais aussi cocasse ou burlesque, tendre (comme ici) mais aussi goguenard. Me revient en tête cette maxime du scénario de fiction : il est plus facile de pleurer des mêmes choses que de rire des mêmes choses. Il y a un peu de cet héritage de la tendresse mélancolique du territoire figé qui s’exprime dans Les pieds dans la France. Les héritiers de Depardon sont autant ses continuateurs que, finalement, ses détracteurs : on manque parfois de souffle devant cette douce nostalgie du passé.
La simplicité du dispositif, et la faible interactivité ne sont donc pas, en soi, des critères discriminants de la qualité d’une œuvre web. Ces deux regards, l’un français, l’autre canadien, sont d’égale modestie dans l’apport interactif et ils ont raison de laisser au sujet la force qu’il peut imposer de lui-même à la forme. Mais il y a souvent, comme nous le chroniquons régulièrement dans Le Blog Documentaire, un élan différent de l’autre côté de l’Atlantique, une forme un peu plus libre, un choix un peu plus abouti, un risque un peu plus grand. Puissent les prochaines étapes des Pieds dans la France s’écarter du mythe du grand documentaire français pour débusquer, sinon dans la forme, la diversité sur le fond.
Nicolas Bole
Les précisions du Blog documentaire
1. Pour davantage de précisions sur In Situ, nous vous conseillons vivement l’entretien que nous avons réalisé avec son auteur, Antoine Viviani.
2. Vous retrouverez également plus d’informations sur Le Bruit des mots dans « L’actu du webdocu #6″.