Réflexions personnelles autour de Kashima Paradise
(de Bénédicte Deswarte et Yann Le Masson)

 

En 1970-71, des cinéastes de Paris parlaient du Japon comme la plupart des reporters/ réalisateurs/ journalistes parle maintenant de la Chine.

C’est la remarque qui naît dans mon esprit, assis dans un fauteuil rouge du cinéma MK2 Beaubourg à la vue de ce documentaire programmé dans le cadre du cycle « Nous deux » du festival Cinéma du Réel. Nous sommes le mercredi 24 Mars 2010 si l’on en croit le Grégorien, en plein après-midi ensoleillé (le redoux du Printemps est de retour) et nous, spectateurs présents dans la salle obscure, absorbons les images en noir et blanc d’un Japon datant de 1970. Et en suivant le déroulement de ce documentaire appartenant au passé, je le compare avec plusieurs films ou reportages ou sujets de JT vus ces dernières années (durant la première décennie du 21ème siècle) à la télévision ou au cinéma à propos de la Chine [1].

On y donne à voir une même société asiatique qui s’est industrialisée récemment, à la main d’œuvre à profusion, en plein exode rural, subissant des destructions d’anciens quartiers historiques pour y construire des immeubles nouveaux, délaissant l’agriculture pour installer d’énormes usines (bruyantes et polluantes) ou pour bâtir un futur aéroport international (celui de Narita dans la province de Tokyo), où les inégalités sociales sont grandes, où des industriels deviennent de plus en plus riches tandis que le reste de la population tente de suivre la modernité imposée à marche forcée.

Une lecture qui, dans les deux cas, celui du Japon de 1970 comme celui de la Chine de 2010, est basée, quasi naturellement, avec évidence presque, sur l’idée de départ qu’il y a deux classes, celle des opprimés et celle des oppresseurs, et que la société est régie ainsi, dans cette relation de lutte ou de compromission entre ces deux pôles qui ont plusieurs appellations mais restent les mêmes: l’agriculteur et le citadin, l’ouvrier et le patron, le prolétaire et le capitaliste.

Kashima Paradise possède le ton, la voix, des années dans lesquelles il a été réalisé. C’est Chris Marker, période gauchiste, qui en a écrit le commentaire. On y reconnaît le langage typique des artistes intellectuels de gauche de cette période. Le vocabulaire s’y trouve, la façon de s’exprimer, cet étonnant mélange de gouaille et de froideur, cette tonalité très datée, qui évoque un monde qui n’existe plus mais qui survit encore aujourd’hui dans l’imaginaire collectif de ma génération. Cette manière d’écrire et de parler possède sa propre saveur, sa propre sonorité, sa musicalité bien à elle. Et qui transporte avec elle d’autres images que celles sur lesquelles cette voix se pose dans ce film que nous regardons alors : d’autres images en noir et blanc, celles des films de Godart et de Truffaut, celles de la Nouvelle Vague, la mèche de Jean-Pierre Léaud lisant avec sérieux du Marx dans un café populaire (Masculin/ féminin, 1966), les étudiants du quartier latin balançant des pavés sur des CRS à moustache, des caves enfumées où des jeunes gens emploient des mots trop adultes pour leur âge, des brasseries avec nez sur le boulevard où l’on disserte de filles, de garçons, de relations amoureuses compliquées, des cinémas où les spectateurs fument des cigarettes en regardant à leur tour d’autres images, d’autres films, sur d’autres époques et d’autres mondes, et ainsi de suite. Toutes ces images qui se sont incrustées profondément en moi, qui ont pris part à ma construction personnelle, et qui pourtant me parlent d’un temps que je n’ai (malheureusement) pas connu moi-même, un temps que je n’ai pas goûté in vivo, tout en éprouvant pour lui, après coup, un fort sentiment de nostalgie.

C’est l’effet que me procure cette voix, tantôt masculine, tantôt féminine, que j’entends face à Kashima Paradise. Plus personne ne parle ainsi aujourd’hui. Et pourtant ça ne sonne pas faux. Ça semble assez partiel, limité, incomplet, une certaine vision du monde, une lecture bien précise, une parmi tant d’autres, que l’on donne malgré tout ici comme générale, englobante et totale, puisqu’en tant que réalisateurs de 1970, c’est naturel de lire le réel de cette façon-là et que l’on est persuadé d’avoir la vision juste et vraie sur des évènements et une période dans laquelle on se situe.

« Kashima Paradise » – Yann Le Masson

Mais non, ce n’est pas erroné de regarder un pays en mutation, le Japon, avec ces lunettes-là, des montures à épais carreaux héritées des livres écrits au 19ème siècle. Car on trouve dans le pays du Soleil Levant des opprimés que sont les paysans dans leurs villages en bois et dans leurs rizières obligés de se sacrifier pour respecter la loi ancestrale du Giri (si je te fais un don, tu dois m’en faire un autre plus important, ce qui m’oblige à surenchérir à nouveau, et ça continue comme ça, jusqu’à une accumulation de devoirs et de dettes qui s’installent et s’étalent sur plusieurs générations), que sont aussi les étudiants soumis à la rudesse du concours d’entrée à l’université (payants et discriminatoires) et que sont également les femmes dans leur ensemble à qui on ne permet pas d’être les actrices de leur propre vie maritale (les mariages arrangés). Et de l’autre côté, en face, on a les oppresseurs : les ennemis dans cette lutte des classe, dirigeants d’entreprise, élus locaux aux fausses promesses, décideurs de la propagande des médias de masse, coordinateurs des trusts, CRS à la sauce soja, promoteurs immobiliers sans scrupules, profiteurs enrichis par la loi des cadeaux à n’en plus finir, en somme les vainqueurs, les gagnants, les tenants du système capitaliste et de son appareil d’Etat.

C’est ainsi que peut se résumer le discours du documentaire de Bénédicte Deswarte et Yann Le Masson. Et avec la distance que je peux avoir sur cette œuvre, 40 années plus tard, je réalise que c’est un propos qui semble très bien adapté à un pays en pleine industrialisation polluante. Comme l’était l’Europe de l’Ouest à la fin du 19ème et du début 20ème siècle. Et comme l’est la Chine aujourd’hui. Il semble impossible désormais de réaliser un film sur la France et l’Europe en utilisant la même vue qu’à cette époque-là. Et c’est la même chose dans le cas d’une œuvre sur le Japon d’aujourd’hui. Comme je le disais, plus personne ne s’exprime ainsi au cinéma ou à la télévision, et le faire paraîtrait décalé, dépassé, périmé. C’est la fin des Trente glorieuses, le choc pétrolier de 1973-74, la crise qui a suivie, la complexification du système économique, la libéralisation de la finance, la mondialisation, les délocalisations, la désindustrialisation, l’abandon des énergies fossiles à d’autres pays, la multiplication des points de vue, la démocratisation sociétale, la prolifération des courants de pensées, qui ont signé la fin progressive de cette voix marxisante typique de ces années-là, c’est l’impossibilité de désigner aisément des coupables, le sentiment de n’avoir plus de repères uniques, le désenchantement, l’accroissement des moyens de communication, qui nous ont fait abandonné ce ton, ce langage, ce vocabulaire très 68, pour d’autres façons de lire et de donner à entendre le Réel (sans pour autant réussir à définir les caractéristiques communes de nos lectures actuelles). Tout cela a contribué à faire appartenir cette voix à l’Histoire, au passé, à une période qui n’existe plus que dans les archives et les rétrospectives (comme aujourd’hui), qui est maintenant entrée dans ce que l’on nomme parfois assez pompeusement le Patrimoine.

Yann Le Masson et Bénédicte Dewaerte sur le tournage du film – ©Y.Le Masson

Et pourtant. Et pourtant, je pense instantanément devant Kashima Paradise aux nombreux reportages et documentaires qui ont pullulé chaque année et chaque mois à propos de la Chine. On y retrouve la même façon de penser et de commenter le monde. On relate la réalité de ce pays gigantesque d’une manière très similaire à ce qu’on le faisait pour le Japon des années 70, je le répète, je me répète. La comparaison est spontanée dans mon esprit. Une nation qui fait sa mue, un Système avançant en cadence infernale, les demeures ou masures du passé que l’on rend au néant à coup de bulldozer, les tours flambant neuves qui viennent chatouiller le ciel, les conséquences désastreuses de la production de charbon et autres matières toxiques sur la nature, les paysans laissés à l’abandon et partant tenter leur chance dans les mégalopoles, ces millionnaires qui font marcher l’ordre établi main dans la main avec les autorités, les rituels qui subsistent vaille que vaille au milieu des changements rapides et effervescents : les mêmes thèmes, les mêmes sujets issus de la Réalité et que l’on décrit, analyse, filme avec la même paire de lunettes. Cette lecture se poursuit donc, moins virulente certes, moins dogmatique, dégraissée en somme de ses mots-slogans (« prolétaires », « bourgeois », « lutte des classes ») mais encore bien visible, comme si son mécanisme survivait en s’appliquant à un pays qui vit et subit exactement ce que nos pays occidentaux ont vécu il y a de nombreuses décennies.

Alors qu’en penser en ce jour de Mars 2010 ? Que les vieilles lunes illusoires d’antan n’ont pas encore été éradiquées avec le passage dans le 21ème siècle ? Ou faut-il se réjouir que nous, journalistes et réalisateurs européens dans l’Audiovisuel, nous soyons finalement, lorsque nous traitons d’un pays lointain et mystérieux prenant le même chemin que le nôtre, les héritiers (dignes ou pas c’est une autre question) des artistes intellectuels de gauche luttant en 1970 caméra au poing ?

Je sors de l’obscurité, quitte le Japon noir et blanc, plisse les yeux devant la luminosité qui scintille devant le centre Pompidou et dans ce Paris de la décade 2010, et je réalise que j’ai très envie de pencher pour ma seconde question.

Benjamin Génissel


[1] Entre autres : Good bye Mao (Barbara Necek, Arte, 2005), Quand La Chine s’éveillera : doit-on trembler ? (Patrick Boltet, « Un Oeil Sur La Planète », France 2 et TV5 Monde, 2006), La Chine s’éveille, nouveaux riches, nouveaux pauvres (Edouard Koenig, article Z-France 5, 2006), Chine : de Mao aux J.O. (Charlie Buffet, ARTE GEIE / Hikari productions, 2008), Chine, travailler à en mourir (Charlotte Cailliez, François Cauwel, Jean Lapierre et Mathias Lavergne – ARTE GEIE / Hikari Productions– France 2008), Les forçats du rêve chinois (Christoph Tubbenthal, 2005, ZDF).

Les précisions du Blog documentaire

1. Réalisateur de documentaires, Benjamin Génissel pratique également l’écriture et la photographie. Il expose « Love and cities » du 21 Mars au 10 Avril 2011 au centre d’animation la Grange aux Belles (Paris 10ème). Il projettera aussi deux films courts (A Tokyo day et Do you remember me?) à l’occasion du vernissage qui se tiendra le Jeudi 24 Mars à 19h. Benjamin Génissel vit et travaille à Paris. Vous pouvez le retrouver sur Internet par ici pour ses vidéos sur Youtube, et par là pour ses photos sur Flickr.

2. Quelques mots de Yann Le Masson sur Kashima Paradise.


3.
Pour davantage de développement, réécoutez Yann Le Masson dans l’émission Passeurs de Réel (France Culture).

4. Pour retrouver ce film :

Les films du grain de sable
206 rue de Charenton
75012 Paris
tél : 01 43 44 16 72
mail : gds@films-graindesable.com

Centre audiovisuel Simone de Beauvoir
28 place Saint-Georges
75009 Paris
tél : 01 53 32 75 08
mail : distribution@centre-simone-de-beauvoir.com

ADAV
41, rue des Envierges
75020 Paris
tél : 01 43 49 10 02
mail : contact@adav-assoc.com

Film également visible à la Bibliothèque Nationale de France (Paris), à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou (Paris), et à La Maison du doc’ (Lussas).

Il existe aussi un très bon DVD (éditions Montparnasse), qui regroupe 5 films de Yann Le Masson.

5. Fiche technique :

Réalisation: Bénédicte Deswarte, Yann Le Masson.
Image: Yann Le Masson.
Commentaire: Chris. Marker.
Montage: Isabelle Rathery, Sarah Taouss-Matton.
Musique: Hiroshi Hara.
Son: Bénédicte Deswarte.
Production: Les films du grain de sable (Jean Salvy Coferc), 1973.
35/16mm, Noir et blanc, 110min.

2 Comments

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