Le Blog documentaire se fait ici l’écho du remarquable travail effectué par Dépaysements/Spaesamenti, qui organise notamment un ambitieux atelier d’écriture pour de futurs critiques, chercheurs ou programmateurs de cinéma. La formation s’est achevée l’été dernier, et nous nous sommes engagés à publier les meilleurs essais qui y ont été produits. L’occasion, aussi, de revenir sur des documentaires singuliers, et sans doute fragiles. Premier exemple avec Les Messagers, le film de Hélène Crouzillat et Laetitia Tura qui est sorti en salles ce mercredi 8 avril.
Filmer la disparition
Arrêter, canaliser le flux, règlementer : le travail de la Guardia Civil espagnole semble clair, si l’on se fie aux mots de l’officier qui nous raconte l’une des missions majeures de son activité, celle d’empêcher aux migrants l’arrivée sur les côtes de l’Espagne. Le film d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura problématise la simplicité et questionne l’évidence du travail meurtrier, dévoile sa transparence. A travers la parole des hommes et des femmes qui ont survécu à la traversée des eaux qui séparent le Maroc de l’Europe, elles donnent voix au contre-champ et visibilité au contre-chant, celui des messagers d’une disparition humaine refoulée, lente mais entretenue quotidiennement. A la règlementation se substitue la parole des témoins, la canalisation est désormais ouverte. Arrêter, dans Les Messagers, devient son envers et son négatif : celui de reconstituer le temps, de lui redonner du mouvement.
Il faut remonter en 2008 pour reprendre le fil du travail de recherche de matériel des réalisatrices, qui s’achèvera avec la sortie du film. Des premiers entretiens aux repérages (entre Tanger, Oujda et Melilla), une question émerge et condense ses variations, ses déclinaisons possibles, celles que Les Messagers justement déploie tout au long de son récit : où sont les corps de ceux qui ont perdu leur vie dans la traversée ?
La question de la disparition est au centre de la mise en scène, préoccupation discursive – celle de l’observation et de la description d’un phénomène – aussi bien que formelle. Si Les Messagers relate une absence, il le fait par le biais de l’image et de son pouvoir concret d’évocation. Si l’enjeu se joue sur l’apparition, la matérialisation d’une ligne imaginaire (celle qui, dans la mer, sépare l’Europe de l’Afrique), c’est alors l’imagination que le film se propose de solliciter.
Les mains des migrants parlent autant que leurs mots. Elles dessinent des bateaux et des barrages, tracent les lignes des frontières, miment les affrontements et la chute des corps dans l’eau. Les silences et les plans fixes sur les visages retrouvent une même intention : celle de forcer le spectateur à imaginer et à sentir la tragédie de qui a risqué la vie et assisté à la mort de proches. Les contraintes techniques prolongent cette mise en scène de l’absence – contraintes posées par l’obligation d’éviter de rendre reconnaissables certains lieux de tournage et certains visages des témoins. Les messagers sont alors filmés devant des fonds blancs, serrés dans le cadre aussi bien qu’anonymes, ou sinon dans un contre-jour qui rappelle et souligne ce qu’il en reste – le geste, l’ombre. La neutralité de cette relation entre corps et décor répond aux témoignages « sans déterminant » (comme le disent les réalisatrices), qui nous ne donnent pas accès au passé de ceux qui parlent, ni à ce qui aurait pu entourer leurs expériences brutes, dépourvues de tout pathos, presque cliniques. On nous donne des chiffres (le nombre de morts, le nombre de jours après lesquels un corps remonte à la surface, le nombre de jours et de kilomètres à parcourir), les couleurs des uniformes des gendarmes et celles des bateaux, leur position et leurs déplacements. Il faut montrer ce qui est invisible par principe, il faut donner visibilité à la disparition et restituer le mouvement – le temps – à la fixité à laquelle son récit l’a condamnée. Pour Hélène Crouzillat et Laetitia Tura c’est un enjeu formel, encore une fois, dans les interstices duquel se joue la possibilité même d’un acte politique.
Le dispositif du film intègre dans sa structure des images fixes, alternant à la vidéo des photographies de lieux, de vastes paysages aussi bien que de détails : un lit, des barbelés, des pierres, le drap qui a recouvert un corps et qui maintenant gît au bord de l’eau, suspendu entre effacement et lourde présence. Les réalisatrices agencent avec finesse les deux registres d’images, de manière à ce qu’il soit souvent difficile (voire impossible) de les distinguer. Une fois de plus, c’est à un mouvement presque imperceptible que le spectateur confie sa compréhension des images ; un mouvement – de la terre, des eaux, des frondes, des arbres, du vent portant les corps sur les plages – qui défie l’immobilisme du décor et de l’histoire. Faire voir, c’est secouer les surfaces, c’est agiter. L’acte politique du film s’infiltre dans cette évidence et la perturbe ; la remette en mouvement la fait exister avec tout ce qui reste confiné et protégé dans l’imaginaire.
Dans Les Messagers, la ligne imaginaire, celle qui sépare les eaux et les continents, devient réelle. La frontière s’affranchit du tracé et, par degrés, par une progression inéluctable, passe du dessin de l’officier à la carte affichée au mur, de la vidéo de sécurité qui nous la montre en contreplongée au cadre des réalisatrices. La caméra toujours placée en hauteur, Hélène Crouzillat et Laetitia Tura filment le passage d’une image à sa contrepartie réelle. Dans cette scène, comme il advient dans les incrustes de vidéos de surveillance des œuvres d’Harun Farocki, les réalisatrices mettent en évidence le pouvoir contradictoire que la technologie entretient avec le cinéma. Elles effectuent une confrontation entre les formes de vérités présumées qui justifient les différentes émergences imagières, interrogent le statut de l’image et la complexité de son double pouvoir, c’est-à-dire celui de chosifier – d’annuler la respiration des événements, de les figer – et, en même temps, de réaliser son opposé, la démystification de la chose.
La « chosification », comme nous le dit l’un des témoins en lisant son dictionnaire, c’est « le fait de rendre semblable aux choses, de réduire l’homme à l’objet ». Le travail filmique des réalisatrices se concentre ici, dans cette fêlure qui déjoue l’ambiguïté des mots, des lieux et des événements, pour rendre la parole aux migrants (et, ainsi faisant, leur restituer toute l’humanité soustraite) et, pour montrer en parallèle, la disparition d’une partie de l’histoire. Pour les faire exister, les hommes et leurs histoires, sans pour autant en faire des objets.
Francesca Veneziano
Où voir le film ?
Semaine du 15 avril au 21 avril
Chambéry, Le Forum
Samedi 18 avril à 17h
Hérouville-saint-Clair, Le café des images
Jeu 16/04 à 20h15, Ven 17/04 à 21h20, Sam 18/04 à 21h40, Dim 19/04 à 16h, Lun 20/04 à 17h50, Mar 21/04 à 21h
Nantes, Le Concorde
Tous les jours : 15h30
Paris, Espace Saint-Michel
Mer, Jeu, Ven, Lun, Mar : séances à 12h55, 19h35
Sam, Dim : séances à 12h55