Le Blog documentaire s’arrête ici sur le nouveau film d’Adrien Lecouturier, présenté ce vendredi 21 août dans le cadre des 27èmes Etats généraux du documentaire de Lussas. Après « Fiebres », le réalisateur s’intéresse avec « Angel et Jeanne » à un jeune couple qui décide de passer une année sabbatique pour vivre intensément ce premier amour au sommet d’un immeuble parisien. Entretien avec le réalisateur.
A 18 ans à peine, Angel et Jeanne décident de vivre ensemble, de s’aimer à temps plein, et de ne rien faire d’autre. Dans leur petit appartement, au milieu d’un quartier chinois à Paris, ils s’enlacent, se déchirent, s’ennuient, et rêvent ensemble… De façon brute et épurée, le réalisateur Adrien Lecouturier filme leur beauté insolente et leurs jeux d’enfants. Brouillant les frontières entre documentaire et fiction, son huis-clos déroute et bouscule les codes. Reste à se laisser porter par la poésie, le souffle d’une jeunesse bohème et insouciante…
Le Blog documentaire : Pouvez-vous raconter la genèse du film ?
Adrien Lecouturier : Après mon premier film Fiebres qui se situait dans la forêt amazonienne [sélectionné en compétition internationale de Cinéma du Réel, NDLR], j’avais besoin de faire quelque chose de proche de moi, tant au niveau géographique que thématique. A cette période, il se trouve que je me suis rapproché d’Angel, mon filleul, qui venait d’avoir son bac. Il avait décidé de quitter la cellule familiale pour s’installer avec Jeanne, son premier amour.
Cette relation passionnelle et absolue représentait une rupture familiale, et même sociale car ils avaient décidé de ne pas commencer d’études… De ne rien faire d’autre que s’aimer, dans ce petit appartement au 27ème étage d’une tour du 13ème arrondissement de Paris, dans le quartier chinois.
J’ai moi même vécu un premier amour très fort. Un premier amour de ce type-là, à cet âge-là, on ne l’oublie jamais et il nous suit partout… A cette période de transition, entre l’enfance et l’âge adulte, c’est la métamorphose… Ils venaient d’avoir 17 et 18 ans, c’était leur tout premier amour avec ses grandes crises passionnelles et ses grands moments de bonheur… Ils avaient décidé d’être amoureux contre vents et marées, et c’était donc aussi le postulat du film.
Combien s’est passée la production ? Qui vous a accompagné ?
J’ai rencontré Said Hamich, qui m’a accompagné avec sa petite société Barney production, et nous avons déposé le projet au CNC et en régions, ce qui nous a permis de faire le film. Il faut aussi remercier les copains, notamment Florian Namias, Alessandro Comodin, Julien Courroye et Florian Berruti avec qui on a monté « Les films nus », un collectif d’amis sortis de l’INSAS avec une même idée du cinéma. Ça n’a pas duré très longtemps, mais on a quand même eu un succès avec L’été de Giacomo. Puis, il y a eu Fiebres et quelques documentaires radiophoniques.
Pour le montage, j’ai eu la chance de travailler avec Julie Borvon. Il a fallu faire un vrai travail sur la parole, d’autant que le film repose sur des fulgurances. Il ne fallait pas couper les séquences comme un saucisson ; il fallait travailler sur la durée des plans. Cela nous a demandé trois mois et demi de travail.
Plus qu’un film sur Angel et Jeanne, on sent que c’est un film fait avec eux. Comment avez-vous travaillez ensemble ?
Pendant un an environ, j’allais chez eux tous les trois jours pour filmer, ou ne pas filmer. Le tournage s’est déroulé dans la durée, avec un fort désir commun de construire ensemble. Et plus encore qu’un rapport de confiance, c’est une relation qui s’est installée, et de cela est née la nécessité d’écrire ce film. Ils étaient conscients qu’ils se racontaient eux-mêmes et que ce film devenait presque thérapeutique. Si vous voyez deux personnages, c’est faux, il y en a trois. Même si le documentaire s’est presque construit tout seul, j’étais là pour faire le ménage, les courses et même des siestes interminables pendant lesquelles la caméra restait dans son coin. Nous avions juste besoin d’être tranquille à écouter le monde depuis le 27ème étage de la tour. Sans cela, je n’aurai jamais eu envie de faire ce film et ce film n’aurait jamais pu se faire.
Concrètement, quand j’arrivais le matin, le défi consistait à savoir où j’allais précisément placer ma caméra pour l’après-midi et à me mettre dans l’esprit de la journée. Ensuite, nous choisissions le lieu de la scène : le lit, la salle de bain, la cuisine ou le couloir… Pour le reste, je les laissais faire. Florian Namias, le principal ingénieur du son du film a également beaucoup participé à l’écriture du film. Je crois d’ailleurs davantage aux histoires de présence pour réaliser de bons films qu’aux scénarii bien écrits. Certaines personnes me font peur dans le cinéma.
C’est-à-dire ?
On peut avoir le meilleur technicien du monde, mais si sa présence est négative sur le tournage, ça ne fonctionne pas. La technique ne fait pas tout. Je crois sincèrement qu’un réalisateur névrosé imprime sa névrose sur la pellicule, que le rapport entre le filmeur et le filmé est tout aussi important que le reste. Dans le cas d’Angel et de Jeanne, le travail sur la confiance entre nous a énormément compté.
Une fois le lieu choisi, est-ce que les deux personnages improvisaient pendant le tournage? Et si oui, à partir de quelle base ?
Ils ont tout improvisé à partir de ce que nous vivions ensemble, de la musique qu’on écoutait, des poèmes qu’on se lisait. Cela nous mettait dans une humeur plus musicale, joyeuse ou mélancolique. Bien souvent au bout d’une heure de tournage, nous étions rincés. On filmait peu. J’ai une sainte horreur de l’être compulsif avec sa caméra qui pense devoir tout filmer. Outre le fait qu’il s’agit là d’une faute grossière de cinéma, c’est surtout un manque de savoir-vivre. C’est comme quand vous êtes invité à manger chez quelqu’un : vous finissez votre assiette, vous vous resservez à la limite, mais vous ne dévalisez pas le frigo !
En tant que spectateur, on est dérouté par la frontière brouillée entre le documentaire et la fiction. Est-ce-que vous en aviez conscience en tournant ?
L’envie de faire un film était plus forte que les questions de genre. Ce tournage était quelque chose qui ponctuait notre vie. Je voulais filmer cet état d’amour entre Angel et Jeanne, et la question du documentaire ou de la fiction ne s’est pas posée.
Nous sommes partis de leur histoire, qui est réelle, mais pour filmer j’ai emprunté presque inconsciemment une grammaire qui appartient au registre de la fiction. Des focales fixes, une caméra sur pied et un clap. Si j’avais choisis un autre dispositif, plus documentaire, le film aurait été complètement différent. Et puis, j’avais envie d’un film participatif, dans l’écriture et la fabrication. C’est pour cette raison que nous sommes arrivés dans la fiction ; nous avons cherché ensemble. J’avais aussi envie de m’appuyer sur leurs talents créatifs, leur inventivité à l’un et l’autre… Jeanne est musicienne, Angel peintre et sculpteur ; ils ont une créativité débordante, comme des enfants qui ne se brident pas… Je voulais travailler cette matière particulière.
Je savais que les séquences tournées seraient des variations autour de ce sentiment, comme des monologues, des dialogues qui allaient se succéder… Un peu comme dans La Maman et la Putain… En même temps, je ne voulais pas pré-écrire les répliques ; je préférais plutôt me laisser surprendre. J’avais des désirs de silence aussi. Un autre film qui m’animait à ce moment là : 2/Duo de Nobuhiro Suwa, une histoire de couple avec une descente aux enfers silencieuse au cours de laquelle le réalisateur parvenait parfaitement à filmer le vide. Dans Angel et Jeanne, il y a de grands vides mais j’aurais peut-être aimé aller plus loin. Les vides manifestés par Angel et Jeanne étaient en fait des trop-pleins : trop de désir, trop d’amour, trop de couleurs, trop de musique, etc.
Enfin, j’avais envie d’une grammaire d’image assez classique. J’aime évidemment l’économie des films de Bresson. C’est un cinéaste qui est dans l’épure, qui balaie sans cesse ce qui pourrait être artificiel. Il recentre en permanence son propos. J’aspire à cette simplicité.
On a parfois cette étrange impression que les deux personnages jouent leurs propres rôles…
Oui, mais Angel et Jeanne avaient ce désir de mise en scène. Et le fait même d’accepter ce film était une manière de dire : « Oui, nous sommes prêts à jouer…».
Sur la question de l’intimité et de la pudeur, est-ce que vous vous êtes posé des limites ?
Non, car j’étais en confiance et eux aussi. Les limites, les frontières n’avaient pas lieu d’être… Il y avait une telle nécessité de construire ce film ensemble, et les liens que nous avons tissés nous permettaient d’être juste à l’endroit où nous avions envie d’être. Par conséquent, toutes ces questions d’éthique ou de voyeurisme qui peuvent hanter ce genre de film n’étaient pas en jeu ici. Nous nous situions dans un espace de construction et de partage et nous allions où nous voulions.
Mais il y a par exemple cette scène très violente de dispute autour des clémentines…
Ce jour-là, je voulais les faire travailler sur le thème de la jalousie. En allant faire quelques courses au supermarché chinois avec Angel, je lui expose cette envie, et il m’a demandé si j’étais sûr de vouloir tourner une telle scène aujourd’hui… Nous sommes rentrés à l’appartement, nous avons cuisiné, puis pensé à autre chose… J’ai ensuite installé ma caméra et l’ingénieur du son est arrivé. Je leur ai demandé de se mettre sur le lit, j’ai fait un plan large et ils ont commencé à parler de la soirée de la veille. Jeanne a fait des reproches à Angel et ça a vite dégénéré… Au cours de leur dispute, je disais « stop » pour replacer ma caméra et faire des plans différents. « Moteur – Action – Coupé » : c’est un dispositif de fiction, mais pourtant la réalité était totalement présente. Cette scène à été très difficile à monter car ça partait dans tous les sens… Mais toute leur histoire se racontait à cet instant précis.
Après cette scène difficile, il a fallu redéfinir comment travailler ensemble. Nous avons davantage fait attention aux lieux de tournage et nous avons décidé de ne plus retourner dans ces zones. J’avais perdu un peu confiance, et j’avais peur de les fragiliser encore davantage… Or, ce n’était pas l’idée du film ! Je leur demandais des choses profondes pour comprendre ce qu’ils étaient en train de vivre… Un travail cathartique, en quelques sortes, mais pour avancer, pas pour s’enfoncer.
Comment vous êtes vous débrouillé pour faire évoluer le récit, suggérer une évolution dans la relation et éviter le plat constat ?
A vrai dire, lorsque j’ai commencé à vouloir faire évoluer le récit avec des petits ressorts dramatiques, ça ne fonctionnait pas, ça jouait mal. Je n’y croyais pas moi-même, donc personne n’y croyait. Mais il fallait bien que le film aille quelque part et nous avons continué comme nous avions commencé, en filmant des états. Le trajet du film s’est construit de cette manière. Le plus compliqué était de ne rien faire, de laisser faire et d’avoir confiance dans cette posture fragile de celui qui est censé donner une direction.
En tant que réalisateur, extérieur à cette relation fragile et unique, quelles questions éthiques vous êtes vous éventuellement posé, ou pas, avant le tournage ou pendant le processus de fabrication du film quant à votre responsabilité sur l’évolution de cette relation ? Autrement dit, en quoi la présence de la caméra et la mise en scène induite ont-elles interféré dans « le cours naturel » de cette relation ?
Lorsque j’ai fait cette proposition de film à Angel et Jeanne, je leur ai bien précisé que nous trouverions avec le tournage la forme que nous allions lui donner. Et ils ont complètement intégré et accepté cette méthode de fabrication. Le tournage est devenu pour nous un exutoire. C’était très agréable d’aller filmer, de nourrir le film. Nous étions nous-mêmes surpris par ce que nous avions mis en place. C’était complètement captivant de revisiter sans cesse l’histoire que nous étions en train d’écrire. Nous étions troublés par ce que le prisme de la caméra générait et ce trouble était très excitant. Avec le temps, nous avons dû faire face à quelques tempêtes, d’autant plus que notre relation était devenue triangulaire. Je devenais responsable de telle ou telle situation. Leur histoire personnelle devenait l’histoire du film, et inversement. Parfois, tout s’emmêlait et il fallait tout démêler. A plusieurs reprises, j’ai cru que le film se terminerait, et finalement ils me rappelaient pour continuer.
Que sont devenus Angel et Jeanne ?
Angel est en voyage en Serbie et Jeanne vit à Porto. Je n’ai pas beaucoup de nouvelles. C’est l’été, je pense qu’ils s’amusent bien.
Quels sont vos prochains projets ?
Je co-écris film avec Emma Benestan sur un enfant sauvage. J’ai aussi un autre projet qui s’intitulera Trois histoires gitanes qui reposer sur trois histoires aux motifs à déterminer. Ce sera par exemple un mariage, une course poursuite et une naissance. J’imagine un film entre les univers d’Apichatpong Weerasethakul, d’Emir Kusturica et de Carlos Reygadas.
Propos recueillis par Marie Baget