Il est assez rare que des œuvres documentaires s’approchent aussi justement de la vie, de son rythme, de son pouls ; et le phénomène est d’autant plus saisissant ici que la réalité représentée à l’écran n’existe déjà plus.
Emmanuel Demoris a réalisé ce petit tour de force esthétique en misant sur la durée exceptionnellement longue de Mafrouza, série documentaire de 12 heures divisées en 5 épisodes indépendants consacrée au quotidien d’un quartier populaire d’Alexandrie. Érigé à la hâte sur les ruines de la plus importante nécropole gréco-romaine du bassin méditerranéen, ce faux bourg a accueilli plusieurs milliers de personnes pendant près de trente ans. Les vivants avaient pris la place des morts, poussé quelques ossements pour s’inventer des abris de fortune dans les cavités rocheuses, et y vivre une existence tout aussi aventureuse qu’ailleurs. Ils ont été expulsés il y a 4 ans…
On pénètre dans le quartier – et dans le film – en suivant un archéologue venu topographier les tombes de la nécropole, et déjà la vitalité des habitants brise tout ordonnancement mathématique. La fougue de Hassan Stohi, qui chante de nouveaux mariés à la nuit tombée, nous emporte à sa suite dans le dédale alexandrin. Adel et Ghada, le poète et la pragmatique, dépeignent plus tard leur couple contrasté comme une difficile équation qu’ils comptent résoudre par un premier enfant. Om Bassiouni, elle, tente de se forger un four à ciel ouvert pour cuire son pain quotidien dans une saisissante scène d’une quarantaine de minutes…
Tous ces personnages, nobles et exubérants à la fois, sont autant de romans dont les drames et les espoirs défilent devant la caméra de la réalisatrice. Les conditions matérielles sont précaires à Mafrouza, mais elles ne parviennent jamais à ébranler leur insubmersible vitalité. Certains se battent contre l’inondation chronique de leur habitation, d’autres luttent contre un austère mariage arrangé qui compromet une brillante carrière sportive… Tous, dans les conflits qu’ils traversent, font preuve d’une extravagante inventivité, manuelle ou intellectuelle, qui s’expose sur le devant de la représentation au fil de leurs récurrentes apparitions.
Vaste chronique polyphonique non pas sur mais avec les habitants de ce quartier défavorisé alors surveillé par la police égyptienne, qui suspectait d’espionnage quiconque s’intéressait de trop près à la pauvreté, Mafrouza est à la fois élégie de la simplicité et poème politique sur la dignité de ceux qui n’ont rien, ou si peu. Impertinents, imprévisibles, inénarrables conteurs de leur propre existence, ces personnages composent une armée d’insoumis qui brise un à un les préjugés ; sur la pauvreté, la religion, les hommes, les femmes… Emmanuelle Demoris ne filme pas des personnages ou des caractères, elle dépeint des individus irréductibles à leur caricature médiatique et, ce faisant, ses déambulations labyrinthiques dans les ruelles de Mafrouza ouvrent les portes d’une perception autre.
La cinéaste a eu l’audace de la longueur, et cette épreuve de la durée bouscule le film dans son objet comme le spectateur dans son entendement. Sa narration ne se soucie guère du suspens et ménage une place considérable à l’écoute et à la patience de la complexité. Mafrouza consacre en cela l’art de prendre son temps pour redonner liberté aux personnages, et au spectateur. Ce documentaire exige que l’on fasse confiance à sa temporalité atypique, que l’on s’y investisse pour s’en sentir investi en retour. Les séquences ininterrompues de plusieurs dizaines de minutes, rarissimes dans les économies narratives courantes, sont une chance : la longueur des plans construit un espace dans lequel la pensée peut se déployer et la tranquillité du montage empêche toute spectacularisation des événements. Le film dépasse alors la commisération et incite à la sympathie, au sens philosophique du terme. Petit à petit, il parvient à faire de chacun de ses instants des moments nécessaires et privilégiés, pour nous ramener in fine à la contemplation critique de notre propre sort.
L’impression n’est pas anodine car nous ne sommes pas ici face à une réalisatrice qui toise ses sujets, mais confrontés à des regards qui s’échangent et s’interrogent par l’entremise de la caméra. L’objectif ne sert pas uniquement de médiation technique ; il est avant tout l’enjeu du jeu de la mise en scène. Repoussé par certains, accepté par d’autres, l’objet filmant est un personnage agissant qui interroge aussi ce que le cinéma transforme lorsqu’il franchit le seuil des portes : quelles réactions, quelles résistances provoque t-il ? En réfléchissant ainsi son propre rapport aux personnages, la réalisatrice nous dit la fragilité de toute entreprise documentaire en même temps que l’évanescence du monde.
Aujourd’hui, Mafrouza n’est plus. Les habitants du quartier ont été expulsés par les autorités peu après le tournage (en 2007), puis relogés à une quinzaine de kilomètres de là, dans une friche sans âme. Depuis, une révolution a bousculé encore un peu plus leur paysage quotidien et, bien qu’on ignore si Hassan, Gihad ou Abu Asraf ont pu reconstruire un peu de Mafrouza ailleurs, la série constitue une formidable mise en perspective du mouvement populaire qui a chassé Hosni Moubarak du pouvoir en février 2011.
Certains auront l’impression d’une œuvre techniquement imparfaite, mais Mafrouza est l’exact contraire d’un film simple. Deux ans de tournage, près de 150 heures de rushs, une aventure commencée en solitaire par une auteure habitée bientôt rejointe par un producteur inspiré en la personne de Jean Gruault, 84 ans, scénariste de Godard, Truffaut, Rivette ou Rossellini, qui a mis ses dernières économies pour soutenir le projet de son amie en créant une structure de production ad hoc. L’aventure est finalement à l’image de Mafrouza.
Evoquant ses rencontres égyptiennes, Emmanuel Demoris confiait au détour d’une projection : « Les gens m’ont donné du possible, de l’air ». Ce cadeau, la réalisatrice nous le rend bien. Avec Oh la Nuit !, Cœur, Que faire ?, La Main du Papillon et Paraboles, elle est parvenue à représenter bien plus qu’une simple image de la vie en irriguant son film de mouvements proches de ceux de l’existence réelle. La bouffée d’oxygène est effectivement salutaire.
Cédric Mal
N.B. Cet article est initialement paru dans l’hebdomadaire Politis (n° 1157, 16 juin 2011), à quelques mots près…
Les précisions du Blog documentaire
1. Emmanuelle Demoris a étudié à la Fémis, travaillé au théâtre, collaboré à l’écriture de scénarii et réalisé Mémoires de pierre en 1997. Le cycle Mafrouza est l’aboutissement d’un chantier de recherches initié en 1998 avec le soutien de la Villa Médicis Hors les murs. L’épisode Paraboles été récompensé par le Festival de Locarno en 2010.
2. Jean Gruault s’exprime sur Mafrouza :
3. Voyez aussi cette bande annonce de Mafrouza :
4. Fiche technique :
Réalisation et image : Emmanuelle Demoris.
Montage : Céline Ducreux, Claire Atherton.
Mixage : Emmanuel Croset, Jean-Luc Audy.
Production : Jean Gruault, Carine Chichkowsky, Anne-Catherine Witt – Les Films de la Villa, 2011.
Distribution : Shellac.
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