C’est l’histoire d’un mec réfractaire à toute forme d’autorité. Un libre-penseur, quand tous les mots comptent : libre, et penseur. Une homme de 82 ans qui se cherche une sépulture et qui, tout au long de sa vie, n’a eu de cesse d’enterrer sous son crayon enragé : le clergé, l’armée, le pouvoir politique, économique, la justice, le racisme, l’intégrisme ou encore l’antisémitisme (oui).
Maurice Sinet, alias Siné, se promène donc dans les allées du Père-Lachaise avec le réalisateur Benoît Délépine, en quête d’une dernière demeure digne de sa signature. Un caveau collectif qui pourrait accueillir les urnes funéraires de « tous les potes » car il est comme ça, Siné : les amitiés – politiques, intellectuelles, éthyliques… – valent plus que tout, et davantage encore, peut-être, devant le Jugement Dernier.
La caméra est familière. C’est celle de sa belle-fille, Stéphane Mercurio (A Côté, 2008, Hôpital au bord de la crise de nerf, 2003). La réalisatrice s’attache à dépeindre son beau-père comme celui-ci dessine, sans détours ni fioritures. Elle trace les contours d’un éternel révolté, tantôt bon bougre, tantôt acariâtre, mais jamais loin de la ligne de conduite qu’il s’est fixée. Etranger à tout(e) forme de compromis(sion) et doué d’une intégrité certaine, le dessinateur a ainsi traversé les décennies de son trait acerbe.
Siné, c’est donc l’Histoire de France racontée par sa plume à la fois trempée d’intransigeances et d’indignations. Il a par exemple revisité la guerre d’Algérie dans L’Express en claironnant son anticolonialisme – ce qui lui vaudra l’éviction du journal (déjà) en 1962. Dès après, il fonde Siné Massacre. 9 numéros, 9 plaintes pour « offense au chef de l’Etat » ou « à la police ». Et le dessinateur en rigole encore…
Siné, c’est aussi l’Histoire du monde revisitée par des dessins sans complaisance qu’il présente à la caméra avec une affectueuse diligence. Dans les journaux cubains pour lesquels il dessine dans les années 60, il se fait réprimander pour son anarchisme déviant. En Chine, on lui reproche de se moquer du Grand Timonier en dessinant des chats criant « Mao » sur les cartes postales envoyées à ses proches (et bien sûr jamais parvenues). Le Vietnam, mai 68 ou les sans-papiers aujourd’hui… Tous les sujets qui demandent de s’engager en faveur des opprimés n’échapperont pas à la fougue de l’humoriste, consciencieusement politique et savamment polémique.
La réalisatrice tisse son film autour de ces anecdotes glanées en marge de la dernière aventure éditoriale du patriarche : Siné Hebdo. Dans les coulisses de cette petite entreprise artisanale, Siné, formidable conteur, (se) raconte. Derrière son bureau, un chat dans les pattes ou entre amis, il confie les souvenirs de ses proches disparus, Jacques Prévert et Malcom X en tête. Du premier, il conserve les collages anticléricaux et antimilitaristes, plus quelques écrits personnels (exemple: « Innocents dessins de Siné/ Gentils minois d’assassinat »). Du second, il retient une amitié indéfectible anéantie par le meurtre du leader des Black Panthers avec lequel il avait tissé des liens aussi forts qu’impromptus. Et le dessinateur en pleure encore…
Stéphane Mercurio nous dresse également le portrait d’un homme ; d’un homme qui ne serait sans doute pas le même sans sa femme Catherine. Celle qui, en début de film, gère toutes les sollicitations dues l’éviction du dessinateur de Charlie hebdo. Celle qui devint rédactrice en chef de Siné Hebdo, aussi. Celle qui, enfin, dans un plan chipé dans son dos, enlace son mari avant le procès qui lui est fait par la LICRA. Siné en sortira innocenté de toute accusation d’antisémitisme relative à son billet de mauvaise humeur sur Jean Sarkozy. La justice a simplement reconnu qu’il n’y avait rien à redire de plus que la réaffirmation de la liberté d’expression.
Ce raout médiatico-judiciaire fut également l’occasion pour la réalisatrice de s’entretenir avec Guy Bedos venu défendre Siné à la barre. Le plan est tout à fait symptomatique : dans l’ombre de la lumière, au premier plan, l’humoriste dénonce la « susceptibilité névrotique » des accusateurs du dessinateur. Au fond de l’image, sous les projecteurs des caméras de télévision, BHL se répand en donneur de leçons universelles. La « bonne » moralité surexposée est ici ravalée dans la profondeur de champ. Car l’essentiel se joue ailleurs.
Et l’essentiel, c’est cette flamme portée par Siné pendant plus de 50 ans. C’est cet art de la dérision et de l’humour, noir, cynique, adossé à la politique tout aussi bien qualifiée… C’est aussi cette indéfectible volonté de ne pas se taire, pour exister, et résister.
Le documentaire, en nous promenant dans les allées de la Fête de l’Humanité ou du Festival du film de Groland, finit par nous donner quelques idées sur l’aura du dessinateur, et quelques indications sur l’héritage que laissera cet esprit frondeur et indépendant. Certains de ses successeurs devenus amis sont donc priés de venir se reposer en paix dans le même caveau que lui. Le dessinateur présente à la responsable du cimetière une ébauche de la pierre tombale destinée à venir les recouvrir tous, devant l’Eternité. Comme un ultime pied de nez, il a imaginé un doigt d’honneur. L’épitaphe ? « Mourir ? Plutôt crever ! ». « Brutal et sans nuance », comme il aime.
Cédric Mal
Les précision du Blog documentaire
1. Cet article est initialement paru dans la revue Images documentaires n°67/68, 2010.
2. N’hésitez pas à visiter le site du film de Stéphane Mercurio. Le DVD est disponible sur le site des éditions Montparnasse. Visitez le premier avant d’aller voir le second, et le détour vous sera profitable ! Il est également possible de voir Mourir ? plutôt crever ! en VOD. 5 euros pour 72 heures.
3. Vous pourrez aussi vous procurer le DVD à un prix préférentiel à la Fête de l’Humanité, les 16, 17 et 18 septembre 2011 à La Courneuve.
4. Voyez la bande annonce de Mourir ? Plutôt crever ? :
5. Ne repartez pas sans un petit extrait du film de Stéphane Mercurio :
6. Fiche technique de Mourir ? Plutôt crever ! » :
Réalisation, images : Stéphane Mercurio.
Son : Patrick Genet, Frédéric Bures.
Montage : Françoise Bernard.
Production : Iskra, La Huit, L’Atelier sonore, Touscoprod.com, 2010.
Distribution : Parasite distribution, Les Mutins de Pangée.
Vidéo, 94 min, couleurs
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