Attention OFNI ! Repéré au-dessus du 50ème festival Visions du Réel de Nyon en avril 2019, sélectionné au 62ème Dok Leipzig début novembre où il a décroché le prix de l’institut Goethe, cet Objet Filmique Non Identifié est aussi énigmatique que son titre, « Au nom de Shéhérazade ou le premier Biergarten à Téhéran ». Un documentaire (?) signé Narges Kahlor qui fait voler en éclats toutes les conventions du genre. Et c’est heureux.
Né de l’énergie désespérée de la cinéaste iranienne Narges Kahlor et de ses quatre personnages, Au nom de Schéhérazade ou le premier Biergarten à Téhéran surgit comme un grand geste de liberté. Ce film est une histoire de pièges. Aussi drôle que cruel, il ne révèle son coup de force que dans les derniers instants du générique de fin. Le documentaire raconte les destins croisés de quatre étudiants réfugiés à Munich, chacun arrivant en Bavière avec la franche ambition de recouvrer sa liberté.
Mahnaz s’installe dans la ville et étudie à l’université du brassage de bière dans l’espoir de créer un jour la première brasserie de Téhéran. Elli est Syrien et tente d’obtenir le droit d’asile. Sara est Afghane, elle veut être plasticienne. Le quatrième personnage est une Iranienne auteure d’un film sur les mouches, réalisé en Iran. Il s’agit aussi de la réalisatrice du film qu’on est en train de voir.
Grâce à une réadaptation bricolée des Mille et Une Nuits qui constitue la structure du film, Narges Kahlor met en abyme ces quatre vies parallèles avec cette façon propre au cinéma iranien de mêler le tragique à une joie irrésistible.
Film gigogne, Au nom de Schéhérazade… est toujours déroutant : le spectateur est pris au piège d’une construction en strates truquées. Ces quatre personnages piégés en Iran, en Syrie ou en Afghanistan vont vite être déçus. Et voilà que le spectateur est enveloppé dans les boucles qui font l’absurde de la situation de tout réfugié en Europe. Même celle des réfugiés politiques.
Dans la première séquence du film, on assiste à la séquestration étonnamment émouvante d’une mouche filmée par une caméra amateur. Puis les quatre personnages, à Munich, discutent de la possibilité de faire un film et de toutes les contraintes « marketing » imposées par un certain Monsieur Steinbrecher, à qui va s’adresser la cinéaste.
Faute de trouver un début assez convaincant pour son professeur de cinéma, Narges propose d’adapter les Mille et Une Nuits. Non ! Ce n’est pas assez politique, oriental, érotique, exotique, répond son professeur de cinéma. On plonge alors dans un nouveau genre – un générique animé effectue une remontée dans le temps accélérée. Lequel générique nous emmène aux racines de la civilisation arabique et nous annonce que les quatre personnages, une Afghane, un Syrien, et deux Iraniennes donc, ont bien cette racine en commun.
Un théâtre d’ombres inspiré de la mythologie perse vient encore encadrer le récit du film pour détourner les clichés orientalistes, grâce à la narration de la cinéaste. Adaptant avec ses moyens la cruelle beauté des mythes perses de Djamchid et Zahhak, Narges Kahlor parvient ainsi à imager l’arbitraire des pouvoirs qui ont scellé le destin de ces quatre jeunes gens en Bavière.
Contre la tyrannie politique et la tyrannie du cinéma « marketing », Narges va faire tout brûler. Si l’on suit le film, la liberté ne suffit pas, si elle n’est pas incarnée. Il faut être aussi vivant que ces mouches en captivité, qui en se débattant, exercent leur liberté.
Un des mythes rejoué dans le film rappelle que Zahhak nourrissait ses serpents avec des cerveaux humains du royaume… Cette figure mythique hante ce documentaire. Il ne reste donc plus qu’à écouter ou raconter des histoires, au nom de Schéhérazade. En espérant qu’un jour, il y aura un premier Biergarten à Téhéran…
Jules Berg
L’auteur tient à remercier Chloé Desplechin