C’est le grand retour de Gianfranco Rosi sur les écrans français. Après l’Ours d’or obtenu au festival de Berlin en 2016 par son précédent film, « Fuocoammare, par-delà Lampedusa », portrait d’une île italienne à travers ses habitants et ses migrants, il livre aujourd’hui « Notturno ». Ce documentaire est le résultat de trois années de tournage au Moyen-Orient, le long des frontières de l’Irak, du Kurdistan, de la Syrie et du Liban, zones de conflits armés, zones de guerres civiles, zones d’interventions militaires. Comment s’emparer d’un territoire aussi meurtri, tout en étant par ailleurs un terrain souvent traité par l’actualité journalistique, pour parvenir à créer une œuvre relevant du cinéma documentaire ? « Notturno » laisse difficilement indifférent mais ne cesse pour autant de questionner.

Notturno est un film si original et si beau qu’il impressionne immédiatement. Nul besoin d’attendre que s’enchaînent les premières scènes pour constater le phénomène, son originalité et sa beauté nous envahissent d’emblée.

La beauté, d’abord : les plans de ce film, peintures visuelles, mouvantes, sont composés avec un sens concentré du sublime. Leur agencement semble parfait, les cadrages incluent exactement les éléments dont l’image a besoin pour parvenir au superbe. La texture même de ces images possède la matérialité des toiles picturales des grands maîtres. L’utilisation du sur-cadrage, le jeu des lumières et des ombres, les crépuscules et les aubes qui magnifient l’atmosphère, les prairies arides comme des aplats pigmentés ou les fleuves somnolents comme des lignes tracées avec l’élégance d’un pinceau : tout cela concourt à offrir une telle force plastique à ce film qu’il ne peut laisser nos yeux insensibles. Pour les spectateurs qui avaient déjà vu Fuocoammare, par-delà Lampedusa, la surprise n’est pas inédite, ils doivent forcément s’en souvenir, le talent de ce réalisateur pour produire de grandes, de magnifiques et d’admirables images n’est plus à démontrer. Il semble d’ailleurs avoir augmenté cette qualité esthétique indéniable par rapport à son précédent opus, tant l’ambition picturale ici est puissante.


Il n’est cependant pas impossible que, dans notre petit milieu d’amateurs passionnés de cinéma documentaire, certains puissent ressentir un malaise moral ou politique devant tant de beauté. On peut se rappeler un précédent malaise à propos de Au bord du monde, ce documentaire réalisé par Claus Drexel en 2013 dans lequel il partait à la rencontre de sans-abris à Paris. Pour les filmer, le réalisateur avait relevé le pari de la beauté formelle, des belles images. Ce qui peut gêner ceux et celles qu’une telle ambition déroute réside dans cette apparente contradiction polémique : peut-on s’accorder le droit de transmettre à travers une forme pénétrée d’harmonie, de style ou de magnificence, une réalité sordide, difficile, dramatique, injuste, qui pousse normalement à l’indignation ? N’y a-t-il pas opposition quasi ontologique dans cette cohabitation entre la laideur d’un réel des plus éprouvants et une esthétique des plus ravissantes ? Pour ces spectateurs-là, rendre compte de l’aspect le plus tragique de la réalité ne semble pouvoir se faire qu’à l’aide d’une image sale, brute, sans recherche, sans soin aucun. Ce n’est effectivement pas la conception de Gianfranco Rosi qui enchaîne avec une grande audace les plans saisissants de splendeur. Il ne s’embarrasse pas de cette prudence cérébrale envers le réel. Son film a beau évoquer ce que le monde des humains produit de plus désobligeant (et ce depuis l’aube de l’Humanité), la violence, la destruction, la cruauté, le cinéaste italien use de tout son talent de styliste de la caméra pour le dévoiler.

Quant à l’originalité, deuxième angle avec lequel nous avons entamé cet article, elle tient en vérité davantage à d’autres choix effectués par Rosi que celui des trésors formels que son œuvre exhale. Mais l’originalité n’est pas obligatoirement une qualité en soi, elle peut également être soumise à la critique. Voyons cela de plus près. Notturno est un documentaire choral, on le comprend assez vite, le centre du récit ne se focalise pas que sur un seul personnage ou un seul groupe de personnages. Fidèle en cela à ce qui caractérise un film choral, ils sont un certain nombre. Il se trouve qu’ici, ils n’ont pas de lien direct entre eux. Ils ne se connaissent pas. C’est par la seule entremise de ce film qu’ils sont rassemblés. Citons en quelques-uns : des femmes en larmes qui déplorent l’emprisonnement et/ou l’assassinat de leurs fils, de leurs frères, de leurs maris ; un chasseur possédant une mobylette et un canoë qui cherche ses proies de nuit, éclairé par les feux intenses qui jaillissent des champs pétrolifères ; une troupe de théâtre amateur menée par un médecin et constituée de patients d’un hôpital psychiatrique ; un bataillon de militaires kurdes, composé surtout de femmes combattantes ; une famille nombreuse monoparentale dont le fils adolescent gagne sa vie sur des bateaux de pêche ou en assistant des chasseurs ; une classe d’enfants victimes des exactions de l’état islamique ; un jeune couple dont l’homme scande la nuit dans les rues de sa ville des rappels à l’ordre religieux. On le constate : ce ne sont pas des puissants, des chefs d’État, des dirigeants, mais des personnes ordinaires (et même quand ils portent un uniforme, on sent qu’ils sont davantage du côté des petits soldats de troupe que des gradés).

Certains d’entre eux reviennent régulièrement, en alternance, tout au long du film tandis que d’autres ne sont les protagonistes que d’une seule séquence. Ce qui est atypique, et procède d’une volonté farouche du cinéaste, c’est qu’aucun personnage ne nous est présenté ; la plupart ne sont pas nommés ; aucune indication visible n’est là pour nous préciser de quel pays ils viennent, de quel peuple ils sont originaires, où sont situées les scènes que l’on a sous les yeux. Seules des paroles en passant ou des drapeaux qui flottent transmettent au public, brièvement, sans s’attarder, ce genre d’informations. Comme le cinéaste l’affirme dans le dossier de presse, il voulait « gommer la perception des frontières ». Certes, un panneau dès le début indique au spectateur qu’il va s’agir là du Liban, de l’Irak, du Kurdistan et de la Syrie, mais dans le film lui-même, le gommage de ces pays, de ces territoires, existe bel et bien. Aucune voix-off ne vient non plus nous guider pour nous faire comprendre où nous sommes à chaque changement de séquence. Il n’y a pas ici cette pédagogie géopolitique que l’on peut voir tant et tant ailleurs. Nous le disions en introduction, le journalisme sous toutes ses formes a beaucoup traité des variations récentes qu’ont revêtu les affrontements immémoriaux du Moyen-Orient, chacun peut être sur-informé s’il le souhaite, le réalisateur italien le sait parfaitement, c’est pourquoi il a décidé de se passer de toutes ces indications informatives – et même concernant le cœur de son film, à savoir ses personnages.

Car en plus de nous rendre ignorants des attributs spécifiques et basiques de chacun, Gianfranco Rosi va plus loin et les rend délibérément mutiques. C’est là un choix assumé qui questionne. C’est là une décision qui peut frustrer le spectateur. Sans l’être forcément dans la vraie vie, les personnes filmées dans Notturno ont été ici rendues taciturnes. Elles sont observées de loin, même quand la caméra les saisit dans l’intimité de leur maison, de leur chambre, ou dans des moments personnels douloureux (comme pendant la visite de cette prison où l’on se lamente de la perte d’un proche). A dessein, c’est le montage qui a effacé toutes les interactions qui se sont nécessairement produites entre l’équipe de tournage et ces personnes que nous voyons à l’écran. C’est le cinéaste qui les veut silencieuses. Qui les veut graves. Qui souhaite donner cette impression d’aphasie, comme un traumatisme qui se vit à l’intérieur de chaque personnage et qui peine à se partager.

Il faut à nouveau citer le dossier de presse, qui retranscrit les intentions du cinéaste, et nous éclaire sur sa méthode : durant les repérages, le réalisateur « rencontre des centaines de personnes » avant de trouver ceux avec qui il peut « construire une relation ». Il explique qu’une fois cette élection mutuelle établie, il rentre dans leur vie quotidienne, il les laisse s’habituer à sa présence. Citons ses propos : « Je leur laisse une liberté de mouvement totale. J’essaie plutôt de saisir leur dynamique interne. Je ne pose pas de questions pour ne pas altérer leur comportement. Je ne fais pas d’interviews. » C’est assez éclairant d’être instruit sur tout ce travail préparatoire, sur ce qui se joue en amont : cela signifie qu’après avoir discuté ensemble au début, après avoir fait connaissance et constaté qu’une complicité venait de naître entre eux, et on peut supposer qu’un traducteur, un fixeur, a servi d’intermédiaire, le cinéaste cesse délibérément d’être un interlocuteur « parlant » avec eux. On peut imaginer qu’il devient progressivement une présence effacée, quelque peu aphone.

Il ajoute : « Cette période d’apprivoisement représente 90% de mon travail. Ce n’est qu’à la fin de cette phase que je sens qu’il est temps de sortir la caméra ». Un tel processus en dit déjà beaucoup sur la quête de silence que le cinéaste porte en lui dès le départ – ainsi que sur son rapport compliqué à la parole orale. On saisit mieux comment il a pu être témoin de tant de moments où ses personnages ne se parlaient pas entre eux ni ne communiquaient avec lui. Il n’empêche qu’il semble impossible qu’il n’y ait plus eu la moindre question posée, ni même de discussions à bâtons rompus entre les gens filmés (dans la famille de l’adolescent, personne ne se parle donc?), ni même d’échanges spontanés, ou de communication humaine chaleureuse.

Oui, on finit par se demander : pourquoi ne nous donne t-il pas davantage accès à ces personnes sur lesquelles il a choisi de s’attarder ? Pour quelles raisons exactes les laisse-t-il autant à distance, les laisse-t-il autant sans paroles, sans propos ? Notre raison a beau comprendre la dimension tragique, métaphysique qui est engendrée par cet arbitrage cinématographique, associé à la beauté de ces images inouïes, parfois étranges, qui souvent coupent le souffle, il n’en reste pas moins une impression incommode pour le spectateur. Celle d’être constamment privé d’un face-à-face plus approfondi, plus développé avec eux, avec elles. Comme si cette construction voulue par le « maître des horloges » de son film entravait notre immersion, emprisonnait notre sincère envie d’adhésion. Comme si la liberté légitime du cinéaste à rendre compte du réel comme il l’entendait pouvait l’amener à une certaine forme de dissimulation, de superficialité.

Le spectateur éprouve d’ailleurs un réel soulagement quand surviennent des scènes de dialogue (le couple sur le toit d’un immeuble qui commente la beauté du ciel nuageux en fumant la chicha ; les deux soldats kurdes qui discutent sous une tente ou les échanges thérapeutiques, quasi socratiques, que met en place une institutrice pour faire advenir les souvenirs cauchemardesques d’enfants Yezidis) : on se sent respirer. Malgré la brièveté de ces échanges, ou au contraire l’atrocité effrayante de ce dont témoignent les jeunes victimes, ces moments où la parole circule et s’écoute tout haut sont finalement les moments où notre attention, notre concentration face à l’écran est certainement la plus grande, la plus fine. Alors bien sûr, cette meilleure communion de spectateur avec les personnages tient sans doute à leur rareté au sein d’un film « taiseux ». Oui, c’est sûrement parce qu’il sait autant se taire que le film rend encore plus forts ces instants où la parole semble enfin se libérer. Il n’empêche, avouons que ce sont ces scènes-là qui finissent par « sauver » de la froideur l’œuvre délicate et distante dont Gianfranco Rosi est le grand architecte.

Benjamin Genissel

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