« Amal » est une chronique de la révolution égyptienne et des cinq années qui suivirent… Mais le film est d’abord un portrait d’Amal, la bien nommée, brossé sur les 20 premières années de sa vie. La jeune femme a activement participé aux événements survenus autour de la place Tahrir, en dépit de son âge (13 ans au début du soulèvement) et de son statut de femme. Avec une énergie et une détermination folles. Analyse signée Gwladys Morinière.
Le réalisateur a « fait le job » comme on dit, il a rempli son rôle d’artiste : essayer de faire comprendre l’Homme à l’Homme. Car c’est bien de notre vie à tous dont le film parle, dans une de ses problématiques les plus cruciales : le rapport aux conventions, au pouvoir, au pouvoir que l’on donne aux autres sur nos vies.
Le documentaire de Mohamed Siam s’ouvre sur le moment présent, celui de l’achèvement du film, cinq ans après la révolution. Amal s’entraîne au stade, seule. La scène est immédiatement suivie d’images prises au caméscope dans sa famille, alors qu’elle était toute petite.
Le dispositif est aussi simple et efficace que cela : l’Histoire n’est rien d’autre que la jonction de nos histoires individuelles, familiales. L’Histoire, ce sont aussi des récits qu’on se raconte et qu’on allume quand on a besoin d’y voir plus clair dans la nuit du présent.
La dramaturgie s’incarne puissamment dans ce film à travers son héroïne, véritable mythe vivant aux allures de géante aux pieds d’argile. Nous suivons avec elle, quasiment jour après jour, les soubresauts du chaos égyptien. Étrange paradoxe que ce petit bout de femme et ces quelques six années passées avec le cinéaste. Et pas n’importe quelles années pour le peuple égyptien, comme pour tous les peuples du monde…
2011. Amal habite avec sa mère en banlieue du Caire, à côté des pyramides, et son balcon jouxte les « siècles égyptiens », comme disait Bashung. Son père est mort pour la Révolution, ainsi que son petit ami, avec qui elle a grandi et qu’elle avait supplié de ne pas sortir ce soir-là. Nous mesurons ici avec effroi à quel point le sort du peuple égyptien est celui de millions de familles qui se sont battues pour leur dignité et celle de leur pays, au prix de leurs vies, avec le fracas du bonheur de leur foyer écartelé et qui finit par voler en éclats.
C’est ce que l’on ressent dans cette alternance d’images contemporaines et d’archives d’Amal avec sa famille, que l’on retrouve inlassablement pour la même scène d’anniversaire réunissant chaque année la fille, sa mère et son père. Les raccords de geste entre les archives et le présent sont poignants. Ce saut dans le temps, raccordé au montage par la façon dont Amal étreint sa mère, à 6 puis à 14 ans, avant de sortir dans la rue suivre la révolution, est bouleversant.
Le prix de la révolution à payer, Amal le porte chaque jour ; et ayant perdu l’être qu’elle avait de plus cher, elle n’a plus rien à perdre. C’est donc tout naturellement qu’elle est présente place Tahrir, âgée d’à peine 14 ans, habillée comme un jeune garçon, se mêlant à ses compagnons de lutte à qui elle demande de la traiter comme un garçon. Elle a été rouée de coups, traînée par les cheveux par des policiers sans scrupule. Depuis, elle les portera courts. « La police m’a arrêtée et m’a traitée de terroriste, parce que j’ai porté le flambeau du peuple ».
Les cheveux d’Amal deviennent un symbole de la liberté à mesure que le film se tisse autour de la vie de la jeune fille. Pour l’instant, elle peut rester cachée dans son uniforme d’adolescente, et préférer la capuche au voile. Mais dans son salon, l’atmosphère faussement rassurante ne fait que renforcer les réminiscences de ce trauma lié aux violences policières. A la radio, le scénario d’un complot de l’Etat contre son peuple semblent se confirmer. Semez le chaos et vous justifierez l’état d’urgence…
Nous sommes en 2013, et Amal a maintenant 16 ans. A l’occasion des élections, elle entame avec sa mère une sérieuse discussion sur ce qu’elle estime être une mascarade électorale, un piège pour le peuple consistant à choisir entre un extrémiste et un agent de la corruption de l’ancien régime Moubarak. Sa mère préfère se réfugier derrière le soutien au régime de l’ordre, sans doute pour voir se rétablir la paix civile le plus rapidement possible. Le choix pour le calme de surface, malgré les blessures infligées à sa fille. Amal ne lâche rien et lui dit que, si elle vote pour des corrompus, elle le sera tout autant qu’eux. Sur les places publiques ou dans la cuisine, la jeune femme sera de tous les combats.
2014 : elle a 17 ans. Elle négocie avec son nouveau petit ami, qu’elle a connu dans les émeutes, afin qu’il accepte ce qu’elle est : une révoltée, qui ne peut accepter d’être contrainte gratuitement, d’être subordonnée à son mari en attendant à la maison que la révolution se fasse. Le pays a besoin de tout son peuple, et elle, Amal, veut être là, toute entière, libre de ses mouvements, en pantalon et sans voile. Elle veut épouser son ami, mais sans cette domination coutumière qui régitr les relations hommes/femmes en Egypte.
L’urgence de la lutte met aussi en veille les normes habituelles de la féminité, très fortes en Egypte depuis les années 90. Amal pousse la provocation jusqu’à fumer dans les rues, paradigme réservée aux prostituées, ultime code que la jeune femme essaie de déjouer. Elle marche avec ses camarades coiffée comme un garçon, en dissimulant sa féminité. « Garçon manqué. Pourquoi fais-tu cela? », lui demandent régulièrement les hommes qu’elle croise. Comme si déroger aux règles établies pouvait mettre en péril tout le pays… Ce que l’on fait de son intimité en Egypte regarde manifestement tout le monde, c’est un enjeu public. On mesure alors peut-être le début de la défaite, le commencement du repli des révolutionnaires et du retour à la normale dans pays exsangue.
On retrouve Amal dans les archives, sautant au-dessus des flammes des bougies d’anniversaire. Elle a toujours aimé jouer avec le feu, cherchant à se rendre compte par elle-même à quel moment on se brûle.
Puis on la revoit à 18 ans, finalement voilée. Ce bout de tissu supplémentaire laisse un goût amer sur l’image. La jeune femme semble affadie, résignée, mais c’est aussi pour mieux revenir aux sources. Elle visite une partie de sa famille à la campagne, habillée de noir, le jour de l’anniversaire de la mort de son père, pour honorer sa tombe. Elle a déjà prévu la sienne, juste à côté de lui, car plus chère que la vie est son désir de demeurer auprès de celui qu’elle a aimé plus que n’importe qui d’autre.
La dernière scène d’anniversaire filmée par son père est à ce titre initiatique. Il lui explique qu’il la filme pour qu’elle puisse se souvenir de lui, d’eux ensemble, de la raison pour laquelle il n’est finalement plus là. Elle se prépare à son entrée en droit, car elle veut devenir procureur militaire comme sa mère, ou policière. Ironie de l’Histoire…
Mais Amal ne sait plus trop ce qu’elle doit faire ; ses amis sont en prison, sa mère ne la soutient pas… Doit-elle aider la cause de l’intérieur du système ou s’en faire définitivement exclure pour ses idéaux ? Nous nous sommes tous posés cette question éminemment politique à l’adolescence, à un degré moindre peut être, et à la mesure de ce que nous avons vu de souffrances et d’injustices…
Amal, celle qui était la plus révolutionnaire d’entre toutes, semble donc fatiguée, traquée par les autres, la solitude, l’inertie du temps, le goût des désillusions. Trop frêle pour porter toute seule le destin du monde, elle s’apprête à devenir elle aussi maman.
Son parcours, restitué dans sa dynamique après 6 ans de tournage, témoigne aussi sans doute de la force de conditionnement de la société. Mais regarder Amal se mouvoir dans cette Egypte en ébullition nous rappelle à tous les rêves abandonnés, les promesses que l’on s’est faites enfant et la force qu’on déploie pour ne pas qu’elles sombrent dans l’oubli.
Sans doute est-ce le cheminement normal de tout individu, même des plus révoltés, de faire au moins quelque temps l’expérience réelle de la société comme adulte, et d’attendre une certaine sagesse, pour revoir ses idéaux de jeunesse avec les yeux de la maturité.
En cela, Amal est une bombe d’espoir de rage mais aussi de lucidité, celle que nous avons dans notre regard les lendemains de fête et de manifestation ; celle que nous portons sur nos actions toujours limitées, sur nos vies finalement prisonnières du temps et de la réalité des autres.
Puissions-nous à la fin de ce film, travail d’orfèvre et de fourmi, puissions-nous si nous en sortons avec nos entrailles habitées par le désenchantement et le goût amer de ce qui semble être de la résignation, puissions-nous reporter toutes ces émotions sur nos propres destins, sur notre propre conscience et, en notre for intérieur, au nom d’Amal et au nom de l’espoir de tous les peuples du monde, ne pas nous avouer vaincus.
Puissions-nous aussi, au nom de tous les morts (les leurs, les nôtres), les enfants, les estropiés, les exclus, les délinquants et les miséreux, puissions-nous interroger avec la même abnégation et la même détermination les manipulations médiatiques et politiques de nos propres pays, si ressemblantes, et nous méfier des lendemains trop calmes. Si nous n’y veillons pas tout de suite, chaque jour et de manière intransigeante, la liberté, celle pour qui nos ancêtres sont morts, ne nous sera plus donnée d’office. Se soucier des souffrances du sud aujourd’hui, c’est avoir une chance de garder un régime réellement démocratique demain au nord, chez nous, en France.
« Et vous, qui êtes-vous ? »
« Mon nom est Amal, et ça veut dire espoir. »