[Mise à jour le 9 mai 2018]
André Picard a quitté ses fonctions de directrice artistique du festival « Cinéma du Réel », pour retourner au TIFF. Sa succession à la tête de la manifestation parisienne sera prochainement ouverte.
[Le 21 mars 2018]
C’est une édition riche en événements annoncée cette année par le festival « Cinéma du Réel ». Pour ce quarantième anniversaire, une exposition et un livre viennent notamment compléter les traditionnelles sélections compétitives de la manifestation. Le festival qui accueille également une nouvelle directrice artistique : Andréa Picard prend la suite de Maria Bonsanti. Pas de révolution en vue, mais des évolutions sensibles que nous explique ici l’ancienne programmatrice du Toronto International Film Festival.
Le Blog documentaire : Comment se présentent cette 40ème édition du festival, et cet anniversaire ?
Andréa Picard : C’est effectivement une grande édition. Il y a beaucoup de films, près de 140 en comptant les courts-métrages, mais c’est surtout une grande édition festive. Nous voulions rendre hommage aux origines prestigieuses du festival, sous l’égide de Jean Rouch ou de Joris Ivens, mais sans rester dans la rétrospective. Nous gardons aussi à l’esprit les évolutions du festival, et nous nous inscrivons dans ses perspectives à venir.
Nous aurons donc des célébrations qui marquent ce quarantième anniversaire. Nicole Brenez et Nicolas Klotz ont programmé une section dans laquelle ils ont invité des réalisateurs à présenter des films importants pour eux, qui sont passés par le Réel et qui seront parfois projetés en présence des réalisateurs. Il s’agit ici de mettre l’accent sur le fait que ce festival est d’abord cinéphilique, et un point de rencontre très important pour les auteurs. Nous avons également conçu un livre, Qu’est-ce que le réel ?, en à peine deux mois. Il est bilingue. Nous avons demandé à 40 réalisateurs et penseurs d’aborder la question du réel, dans leur cinéma, dans leurs pratiques ou dune manière plus générale dans le monde. C’est une somme de textes très ouverte, dans laquelle on entend des contradictions intéressantes. Le livre propose aussi des contributions très créatives, et visuelles.
C’est aussi la première fois que le festival propose une exposition, pendant trois semaines et avec l’appui du Centre Pompidou. Lyle Ashton Harris est un artiste new-yorkais qui travaille la question des archives, en convoquant par exemple les univers de Nan Goldin, Marlon Riggs ou Stuart Hall, dans une perspective à la fois politique et personnelle.
Nous présentons également comme chaque année quatre sections compétitives, avec beaucoup de premiers films. Ce qui m’intéressait ici, c’était de confronter des auteurs assidus au Réel, et donc de suivre des parcours de réalisateurs très importants comme Zhu Rikun, Dieudo Hamadi ou Ruth Beckermann, et de découvrir aussi la nouvelle génération. C’est une volonté, mais qui reste bien sûr nourrie par les propositions de films.
Il y a aussi cette nouveauté dans la programmation du festival : une section « IR/REEL » dédiée aux expériences dites « immersives »…
Oui, il s’agit pour nous de montrer le vaste éventail de formes qui existent dans le documentaire, et c’est aussi lié au livre. Plusieurs réalisateurs évoquent cet embrouillage qui existe entre le réel et l’irréel. Comment aborder le réel aujourd’hui ? Eh bien parfois, par des moyens très artificiels. C’est cette ouverture d’esprit et des formes qui est en jeu.
Mais qu’entendez-vous précisément par « expériences immersives » ?
C’est pas simplement « immersif » ; nous présentons des performances aussi ! Nicolás Pereda va par exemple proposer une expérience de « lecture performée » qui joue avec les notions de réel et de fiction ; le groupe collectif I’ve seen the future va livrer une performance sonore et musicale très intéressantes. Il y a aussi des films, comme avec Ben Russel qui part des origines ethnographiques et un peu « rouchiennes » de son cinéma pour tendre vers quelque chose de plus psychédélique. C’est ici le langage cinématographique qui répond à une sorte de surréalité dans le monde contemporain.
On a l’impression que vous ouvrez un peu le portes du festival, ou en tout cas des salles de cinéma, avec cette expositions ou ces propositions « expérientielles »… Comment vous avez appréhendé votre rôle de directrice artistique du festival ? On ne vous imagine pas arriver à Paris avec la volonté de renverser la table et de faire la révolution dans ce festival qui fête donc ses 40 ans ?…
Surtout en étant étrangère ! Je connaissais le festival de loin, j’y avais assisté quelques fois, et j’avais une grande admiration pour cette manifestation. J’ai longtemps travaillé à la cinémathèque du TIFF à Toronto, et je suis donc bien sûr passionnée par l’histoire du cinéma. Cinéma du réel est vraiment l’un des festivals dans le monde qui met vraiment en dialogue l’histoire du cinéma et la création contemporaine, avec toutes les sections parallèles, ou les rétrospectives. C’est un travail très sérieux, très pointu qui est mené ici à Paris. Je souhaitais donc poursuivre ce dialogue.
Je peux aussi apporter mon regard au festival. J’ai été commissaire d’exposition, critique d’art, j’ai monté des rétrospectives aussi bien autour de Jafar Panahi que du cinéma muet. Je suis passionnée par le cinéma « total », sous toutes ses formes. J’ai l’ambition de montrer la richesse des formes documentaires aujourd’hui, que ce soit dans le cinéma, dans l’art contemporain, dans les musées, dans les cinémathèques, dans les salles, etc.
Au TIFF, vous dirigiez la section « Wavelengths » qui regroupe des films « expérimentaux » ou « avant-gardistes ». Est-ce une orientation que vous allez appuyer à Cinéma du Réel ?
J’ai l’impression que cette tendance existe déjà dans ce festival. Maria Bonsanti a par exemple initié la section In between que je souhaite poursuivre, cette année avec Tacita Dean. Elle a par exemple présenté les films d’Akram Zaatari que j’avais aussi montrés à Toronto. Même chose avec Avi Mograbi ou Ben Russel. J’ai peut-être un peu poussé cet angle, notamment avec l’exposition présentée au Centre Pompidou, et j’ai tenté accroître le rayonnement du festival dans la ville, par des partenariats avec le musée de la Chasse, le BAL, le palais de Tokyo et le Jeu de Paume qui reprendra juqu’à fin avril la monographie du festival, consacrée cette année à Shinsuke Ogawa. C’est un documentariste japonais très important, avec son collectif Ogawa pro. La série va commencer au Réel et 12 films seront ensuite coprésentés au Jeu de Paume. Cette ouverture et ces partenariats sont importants pour toucher un public nouveau, et jeune.
Maria Bonsanti disait qu’elle était très contente que vous preniez sa suite, notamment pour accroître le rayonnement international du festival. Comment vous envisagez cette « mission » ?
Je compte m’appuyer sur mon regard et sur mes expériences en Amérique du Nord. Avant mon arrivée ici, j’avais une grande admiration pour le Réel, mais la manifestation n’est pas encore assez connue à l’international. Nous voulons donc développer les réseaux sociaux, inviter des journalistes internationaux, renforcer notre manière de communiquer au-delà des frontières. Ce n’est pas une révolution interne ; simplement la volonté de promouvoir ce que l’on fait de bien, et d’unique. On travaille par exemple avec la section « Art of the real » du Film society Lincoln Center, où le livre sera également vendu.
Pour rester sur le plan international, comment envisagez-vous la bataille entre les festivals pour obtenir les nouveaux films en exclusivité ?
C’est important d’avoir des « Premières » pour renforcer le statut du festival, mais je ne dirai jamais « non » à un film que je trouverais extrêmement important parce qu’il est passé à la Berlinale trois semaines avant le Réel. Il s’agit pour moi de trouver un équilibre entre les films inédits et ceux qui auraient déjà été vus ailleurs.
Est-ce qu’il y a fortes différences d’approche dans la manière dont on construit un festival à Paris et à Toronto ?
Le TIFF est une manifestation très différente, qui propose d’ailleurs une programmation sur toute l’année puisque le dispositif incorpore une cinémathèque, une bibliothèque, un festival pour enfants, et même de la distribution. C’est beaucoup plus vaste. Et il y a plusieurs festivals à l’intérieur du festival. Vous pouvez tout aussi bien voir des films hollywoodiens, des films étrangers dans la section Discovery ou des films dits « avant-gardistes » dans Wavelenghts. Au Réel, les propositions se croisent davantage, il y a des liens entre les différentes sections. Quelqu’un pourra s’intéresser à la sélection dédiée à Mai 68, mais aussi à la compétition. Maria Bonsanti était aussi sur cette ligne : voir un festival comme une œuvre en tentant d’établir des liens et des parallèles entre les différentes propositions.
Pour l’anniversaire de Mai 68 d’ailleurs, nous n’avons pas souhaité projeter les films bien connus de Chris Marker (avant la grande rétrospective de la Cinémathèque française) ou de Jean-Luc Godard. Nous avons préféré adopter un angle plus international, partant du fait que ce « moment » dans l’Histoire a dépassé les frontières françaises. C’est aussi quelque chose qui a changé le langage cinématographie des documentaristes dans le monde entier. Et puis il y a un lien avec Ogawa, qui a commencé de travailler dans ces années-là. Tacita Dean est aussi une militante, non pas sur le fond mais sur la forme : on peut dire que c’est une militante de la pellicule. Des liens se tissent donc ainsi, les sections parallèles et les thématiques se « parlent » en quelque sorte…
A votre arrivée au festival Cinéma du Réel, vous expliquiez que nous vivons un moment « passionant et urgent » pour le documentaire… Où se situe cette urgence selon vous ?…
Nous vivons dans des temps instables. Je suis d’ailleurs heureuse de vivre maintenant en France ! Au Canada, on est bombardé d’informations sur Trump, la Corée du Nord, etc. Le monde, globalement, me paraît très instable, et ce sont les documentaristes qui répondent à ce qui se passe sur cette planète.
On voit aussi que nous sommes dans un moment propice pour le documentaire, qui gagne des prix dans les grands festivals comme Venise ou Berlin. C’est aussi un moment important pour aborder avec les documentaristes ces questions de « post-vérité » ou de « fake news ». Qu’est-ce que ça veut dire d’observer le monde ? Je pense que c’est un moment important pour l’empathie, pour être à l’écoute de l’autre.
Ces problématiques sont notamment abordées dans le livre Qu’est-ce que le réel ?. Charles Burnett, par exemple, explique qu’il vit quelque chose de très difficile en ce moment avec sa famille aux Etats-Unis. Il explique qu’il nous faut de vrais journalistes, et de vrais documentaristes pour documenter notre période pour les générations futures. Roberto Minervini, de son côté, estime que la réalité n’existe pas dans le cinéma, que le « cinéma direct » est une construction, que le fait d’apposer un cadre sur quelque chose revient aussi à exclure d’autres choses. Ces réflexions, ces questionnements sont très riches.
A quoi ressemblent les journées d’une directrice artistique du festival Cinéma du Réel ?
Je vois beaucoup de films, et je suis en dialogue avec une équipe formidable. Je me suis beaucoup fiée à eux parce qu’ils ont la mémoire collective du festival et de son organisation. Ces échanges sont très riches car toute l’équipe est très cinéphile et travaille avec beaucoup d’amour et de dévouement.
J’ai un peu changé le comité de sélection, qui est aujourd’hui plus international. Il y a toujours beaucoup de Français, mais aussi un Brésilien, un New-Yorkais. On regarde tous les films, puis on organise des réunions via Skype.
J’ai aussi eu beaucoup de rendez-vous pour rencontrer la SCAM, ARTE, des journalistes, des réalisateurs, etc. Mon regret, pour l’instant, c’est de ne pas avoir pu assister à toutes les rétrospectives que je voulais voir à la Cinémathèque ou au centre Pompidou, mais j’ai quand même pu voir des films de Harun Farocki ou de Christian Petzold. Paris est vraiment une ville riche à cet égard.
Que conseilleriez-vous à un festivalier qui n’aurait pas beaucoup de temps cette année ? Où devrait-il guider sa curiosité ?
J’ai beaucoup d’affection pour les « premiers films » (qui sont parfois les deuxièmes ou troisièmes – on triche un peu). Il y a là de nouvelles voix, des œuvres à découvrir, des auteurs qui expérimentent. Ce sont des propositions cinématographiques très fortes, et très politiques.