Point besoin de conclave pour savoir que Peter Wintonick est l’un des papes de la production documentaire. Un pape et un penseur, que Le Blog documentaire avait déjà rencontré l’été dernier avec grand plaisir…
Réalisateur (voir Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the Media) et producteur canadien, fin connaisseur de la scène documentaire internationale, Peter Wintonick a aussi un petit côté visionnaire… Il ne ménage pas sa peine en tout cas pour, toujours, agiter de nouvelles idées. Voici les dernières, sous forme de manifeste, que nous traduisons et que nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation de nos amis de Point of view Magazine.
Peter Wintonick n’en est pas à son premier manifeste. Et il adore ça. Que l’on soit ou non d’accord avec de telles déclarations, parfois émises sous forme de règles à suivre (ou pas), elles ont le mérite de faire réagir – par adhésion ou par rejet – et c’est bien là leur utilité.
Se manifester. S’exprimer. Prendre position et donc, déjà, agir. Agir pour transformer le cours des choses ; et ici : l’art documentaire. « C’est une manière de cultiver sa propre voix et de développer son propre point de vue », écrit le producteur canadien dans POV.
Des manifestes, il en existe depuis la nuit des temps, rappelle t-il, finalement depuis que nous sommes capables d’écrire sur de la pierre. Au cinéma, c’est d’abord à Dziga Vertov et à L’homme à la caméra (1929) que l’on pense. Film-manifeste accompagné, déjà en 1923, d’une déclaration de principes. Peter Wintonick lui-même avait publié une longue tribune en forme de manifeste dans Cinéma Canada en octobre 1987 : Le Maple Leaf Manifesto. C’était peu de temps après la publication de l’un des manifestes favoris du théoricien canadien, le Why Cheap Art ? manifesto, édicté par le Bread and Puppet Theater en 1984 :
« L’ART est NOURRITURE. Vous ne pouvez pas le MANGER, MAIS il VOUS NOURRIT. L’ART doit être BON MARCHÉ et accessible à TOUS »
Revenons à notre sujet… Peter Wintonick, dans son article The Docmedia Manifesto – A call to alms : a call to art, commence par citer le pianiste Glen Gould (1962) :
« Je crois que la justification de l’art réside dans la combustion interne qu’il embrase dans le cœur des hommes, et non dans ses manifestations publiques, extérieures et creuses. L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité. »
Puis le producteur canadien introduit son nouveau manifeste en expliquant sa théorie ; à savoir : « le documentaire est la SEULE forme d’expression artistique originale du Canada ». En ce sens, elle devrait être protégée de la même manière que les espèces en voie de disparition, dit-il. Le documentaire, parce qu’il apporte aux Canadiens 50% de leur plaisir, devrait être financé à hauteur de 10% du PIB du pays. Proposition délibérément provocatrice pour attirer l’attention sur un manque de reconnaissance certain du documentaire dans un pays pionnier dans le genre.
Pionnier ? Peter Wintonick le garantit : les premières images qui arrivent en tête quand on pense au Canada sont celles qui ont été « peintes par les documentaristes canadiens ». Et pour appuyer sa thèse, le réalisateur basé à Montréal s’amuse à recenser certaines pratiques artistiques en ce qu’elles seraient typiques de tel ou tel pays. Par exemple : le jazz aux Etats-Unis, la sculpture en Grèce, les vins millésimés en France (sic), la porcelaine en Chine ou encore la poésie en Russie.
Plus sérieusement, Peter Wintonick s’appuie sur la longue histoire du documentaire canadien (de James Freer à Robert Flaherty en passant par Donald Brittain et Michel Brault, sans oublier le britannique John Grierson qui fonda l’ONF en 1939) pour souligner l’importance fondamentale de cette forme artistique. « Les documentaires mettent en avant les questions sociales comme aucune autre forme artistique née au Canada. Les documentaires sont LA porte d’entrée sur le Canada. Ils sont les véhicules de la diversité, de l’éducation et de l’action. Quand ils circulent dans le monde entier, les documentaires canadiens rapportent plus d’argent par dollar investi que leurs frères et sœurs de fiction. Les documentaires sont un institution canadienne vivante, et ils doivent être soutenus en conséquence ».
Peter Wintonick en arrive alors à écrire, avant de formuler son « DOCMEDIA MANIFESTO » :
En vérité, le documentaire est l’art informationnel, l’art de l’information, l’art de la réalité considérée.
L’art, et en particulier l’art du documentaire, peut mettre en lumière les coins sombres de ces temps sombres.
L’art, dans toutes ses formes et ses incarnations, peut remplir un peuple d’inspirations et lui donner les moyens d’accomplir ses aspirations.
L’art, peu importe la manière de le définir, peut faire de nous des citoyens actifs et créatifs.
L’art documentaire nous montre qu’un autre monde EST possible. Un monde où les films peuvent changer le monde. Un monde où la libre expression est possible. Un monde où il n’y a ni murs, ni barrières, ni limites à la liberté de parole, et pas plus d’obstacles économiques à la créativité.
C’est l’art qui devrait prendre toute la place au centre de toutes les décisions politiques qui font ce qu’est un pays, et ce qu’il deviendra.
*
The « DOCMEDIA MANIFESTO »
« Nous sommes des réalisateurs indépendants de films documentaires, et je suis un enquêteur culturel. Il m’est tombé sur les épaules la charge de formuler et de synthétiser les pensées, les idées, et les sentiments d’un certain nombre de professionnels qui travaillent sur le documentaire et le cinéma, ici au Canada.
Il s’agit d’un plan intuitif pour le futur, mais ce n’est en aucun cas écrit dans le marbre, le fer ou le celluloïd. Tout cela est malléable à souhait ; on peut y ajouter ou y retrancher certaines choses, on peut le réécrire complètement au besoin, le tourner d’une autre manière pour mieux convenir aux individus que nous sommes.
Donc :
TANDIS QUE, malgré l’assimilation, l’acquisition et la destruction des cultures médiatiques locales, autochtones, originales et indigènes par de très puissantes productions et des processus marketing communément appelés « l’Industrie », il existe une renaissance de ce que nous sommes venus à reconnaître comme la création documentaire indépendante, le cinéma du sens et de la résistance.
ET TANDIS QUE nous désirons et demandons une nouvelle réalité, une réalité médiatisée par nos propres auteurs, scénaristes, producteurs, personnages, techniciens et réalisateurs, dotés d’un intérêt humain que nous pouvons revendiquer.
ET TANDIS QUE nous les non-initialisés, nous les non-initiés, nous les femmes et les hommes, connus ou inconnus, qui sommes les créateurs de médias indépendants, nous allons travailler pour remplacer le média mono-culturel par nos plus petites visions personnelles et par notre monde qui aura, très ironiquement, une bien plus grande portée.
ALORS, SOYEZ EN CELA RESOLUS QUE nous déclarons le Documentaire Canadien comme la Forme Artistique Originale du Canada, et en ce sens il doit être protégé et soutenu.
NOUS DEMANDONS que le documentaire canadien soit financé par nous, le public, et par le trésor public, par les diffuseurs et les opérateurs publics, par les agences para-publiques et par le secteur privé subventionné. Nous demandons que les chaînes de diffusion publiques redeviennent sérieuses et rentrent à nouveau dans la partie.
NOUS DECLARONS que sept décennies d’intrusion et d’immixtion des lobbyistes américains aux plus hauts niveaux politiques et législatifs du pays pour empêcher l’instauration de quotas en faveur des productions canadiennes sur les écrans canadiens suffisent. Les choses doivent changer. Nous demandons que 33% des cinémas, des télévisions et des écrans canadiens soient réservés à des contenus canadiens, documentaires inclus. Nous voulons avoir accès à nos propres réseaux.
NOUS DEMANDONS que 10% de notre PIB – 1,700 milliards de dollars – soit dévolu aux industries culturelles, à l’information, aux arts et aux divertissements. Vendons chaque année un F-35 [avion de chasse produit par Lockheed Martin, NDLR] et réinjectons cet argent dans la Culture ! Et pendant que nous y sommes, doublons notre production et nos priorités. Concentrons-nous à nouveau sur l’éducation, la santé, la sécurité sociale, les personnes âgées, l’environnement durable. Ce sont des valeurs documentaires.
NOUS DEMANDONS le retour des milliards de dollars de recettes du box-office que les sociétés américaines sortent effectivement chaque année du Canada. Un impôt involontaire doit être levé sur les films américains ou étrangers que nous regardons ici. Ces revenus financeront nos productions canadiennes.
NOUS DEMANDONS que les diffuseurs publics et surtout privés soient désormais contraints de diffuser au moins un long-métrage documentaire par jour. Cette campagne « Un documentaire par jour » sera aussi stimulante et devra avoir autant de retentissement que ces initiatives qui tentent de nous faire boire huit verres d’eau par jour, manger cinq fruits par jour, ou avoir une relation sexuelle par jour.
NOUS DEMANDONS qu’un Musée du Documentaire Canadien soit construit, avec l’appui fédéral, et qu’une chaine de « Maisons du DOC » ou de « Centres pour les Arts docmedia » soient construits partout au Canada et au Québec, avec un financement des provinces.
NOUS DEMANDONS LE RETOUR de nos voix, de nos écrans, et des moyens de créer une littérature visuelle sur la réalité documentée qui est la nôtre, pour la partager avec autrui dans notre pays, et dans le monde entier.
NOUS DEMANDONS UNE PLEINE ET ÉQUITABLE représentation dans les bureaux, les conseils, les comités et autres jurys qui composent nos institutions culturelles. Nous exigeons la reconnaissance, et les moyens de cette reconnaissance.
NOUS DEMANDONS que l’idée selon laquelle « le Documentaire est un Art » soit défendue jusqu’à la fin de l’Histoire… ou jusqu’à ce que les Canadiens de Montréal remportent la Coupe Stanley – peu importe ce qu’il arrive d’abord.
ET FINALEMENT, JE DEMANDE PERSONNELLEMENT un litre de sirop d’érable et une demi-douzaine de pancakes pour avoir écrit cet article. Parce que formuler toutes ces demandes m’a mis en appétit.
LONGUE VIE AU DOCUMENTAIRE ! LONGUE VIE AU CINÉMA !
*
On en pensera ce que l’on voudra, mais ce « coup de gueule » sous forme de manifeste qui nous vient de nos amis canadiens pourrait bien faire réfléchir au sort et à l’avenir du documentaire en France, et ailleurs…
Cédric Mal
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thanks for translating a few of my little thoughts… viva docmedia – peter wintonick
Je crois de tout cœur que l’avenir de la conscience collective passe par le medium du documentaire. Soyons realistes, la frénésie de la vie moderne ne laisse plus beaucoup de place a la recherche d’information. Le documentaire permet d’ouvrir de nouvelles voies, d’ajouter à nos perspectives sur la vie malgré notre environnement limitant. C’est un art démocratique, sur mesure pour éduquer l’homme sur sa condition et celles qu’il ne saurait imaginer. La réalité dépassera toujours la fiction.
A reblogué ceci sur Des pieds du Journalisme à la tête du Documentaire.
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