Nouvel épisode de notre série de podcasts réalisés en partenariat avec la SCAM ! L’Atelier du Réel est une série d’entretiens qui vous invite dans les coulisses de la création documentaire. Aujourd’hui, nous recevons Nicolas Peduzzi pour son nouveau documentaire « Ghost song », sorti en salles ce mercredi 27 avril. Un film brillant à maints égards. Interview et analyse proposées par Benjamin Genissel.
Aujourd’hui c’est dans les coulisses d’un « univers impitoyable » où nous vous invitons à entrer, alors non celui de la célèbre série Dallas, mais néanmoins dans celui d’une autre grande ville du Texas, psychédélique, arrogante, pleine de paradoxes, Houston. En 2018, Nicolas Peduzzi avait été remarqué par un premier long-métrage documentaire, Southern belle, film qui se passait déjà au Texas. Son deuxième long métrage a donc toujours pour décor Houston et suit trois personnages, d’un côté la rappeuse et membre d’un gang, Alexandra dit OMB Bloodbath et de l’autre deux amis, deux trentenaires, anciens gosses de riches mais reniés par leur famille, William et Nate. Tout cela tandis qu’un ouragan approche et s’apprête, comme on dit, à « déferler sur la ville ».
Le cinéma documentaire, à vrai dire, je n’en ai jamais été fou. Evidemment je connaissais, mais superficiellement, le monde du documentaire, Wiseman. Mais j’étais dingue des films des frères Maysles, Grey garden, Salesman. De ce cinéma dit du « réel », ce sont surtout les films du néo-réalisme italien qui m’ont donné envie de faire du cinéma et d’avoir une forme un peu hybride comme ça […] J’ai fait une école de cinéma aux Etats-Unis, j’ai une culture plus nord-américaine, ce sont les réalisateurs nord-américains qui m’ont inspiré au départ. Comme j’ai vécu pas mal en Italie, le cinéma italien a vraiment beaucoup compté pour moi, Rosselini.
J’ai rencontré au départ Will, l’un des deux personnages principaux de Ghost song, grâce à Taylor, qui était le personnage principal de Southern belle, une fille avec qui à 20 ans j’avais eu une histoire d’amour et avec qui on a été très amis ensuite. Au Texas, elle m’avait introduit un peu dans son milieu de pétroliers très conservateurs, républicains, un milieu auquel j’étais étranger mais qui m’avais fasciné – notamment par la façon dont Taylor en parlait. Il se trouve que Will est son cousin, c’est ainsi qu’on s’est rencontré, dans une soirée. Il avait un flirt à l’époque, avec sa copine ça se passait assez mal, à un moment il a pris une guitare et les deux ont chanté leur conflit devant moi – une telle scène m’avait pensé à l’ouverture de Mamma Roma de Pasolini où à un mariage les gens s’insultent en chantant. J’avais été assez bouleversé par ce lyrisme qui était inné chez eux.
Ma rencontre avec OMB Bloodbath s’est faite par hasard. J’étais dans le quartier du Third ward, un quartier dans le centre-ville à majorité afro-américain mais qui est en train de se gendrifier. Moi, j’écoute beaucoup de hip-hop, et j’y allais pour écouter tout le mouvement de DJ Screw, un style de rap très local des années 90, qui a inspiré beaucoup d’artistes par la suite. Je faisais des repérages avec un ami chef op’, Franscesco Di Piero, on filmait, et là je vois un groupe de 50 jeunes qui avaient pris d’assaut une station-essence pour faire la fête. Assez naïvement, on s’approche et là on s’aperçoit qu’ils sont tous armés jusqu’aux dents. Je vois ce qui m’a paru être un garçon de 15 ans avec un corps androgyne s’approcher de nous et pointer sur nous une arme, tout en rigolant. ça nous a fait flipper, on était prêt à repartir mais en fait c’était une fille, c’était OMB Bloodbath qui nous retient, qui rigole et qui nous explique qu’elle fait de la musique, qu’elle est connue ici. Le fait qu’on soit européens lui a paru exotique, ça a ouvert la discussion et on a pu se revoir ensuite.
Au départ, c’est le côté psychédélique de cette ville qui m’a marqué, et notamment le côté psychédélique dans la musique locale. C’est comme si là-bas chaque musique avait sa propre drogue […] Cela m’amusait de jouer avec ces sensations au montage, qui correspondaient au choix musical que l’on avait à l’intérieur du film. Car beaucoup chantent et il y a du hip-hop, mais à l’extérieur aussi. Par la température, par le climat, il fait très très chaud dans cette ville, alors même si on ne prend pas de drogues, même si on n’est pas sous l’influence de quelque chose, on ressent la moiteur de partout et donc ça rend les choses lentes. La lenteur, la moiteur ont influencé la musique de Houston, une ville qui s’est construite sur des marécages. Avec mon monteur, on avait envie de faire ressortir cet aspect-là des choses.
Analyse du film
Houston, Texas. Un ouragan s’apprête à déferler sur cette ville aussi laide que fascinante. Une tragédie est en marche, avançant comme un rouleau-compresseur, comme un lamento psychédélique. Les artères d’autoroute, les néons multicolores, les gratte-ciels dans la brume, les rondeurs évanescentes d’un soleil divinatoire. Houston au parfum tragique, comme celui qu’excellerait cette espèce de Dallas méconnu où chacun là aussi se déteste autant qu’il s’aime. Personne n’y échappera, pauvres comme riches. C’est l’avantage des fins de règnes, des prémisses de l’apocalypse, de la chute des civilisations trop gourmandes, trop arrogantes, tout le monde sera touché.
La virtuosité de la tragédie documentaire qu’est Ghost song est sidérante tant la fluidité de son montage a été recherchée. On sous-estime toujours ce paradoxe, comme celui du comédien de Diderot mais c’est le travail volontariste qui, étonnamment, mène aux cascades les plus fluides, aux enchaînements les plus parfaits – et qu’importent les ruptures que l’on sème parfois sur les rapides de la fluidité, ces barrages que l’on pose à mi-distance, comme on pousse des soupirs de soulagement. La caméra est un papillon qui virevolte, la balade urbaine épatante, les successions de séquences osées comme les gestes d’un peintre libre, autonome.
Qui sont nos Hamlet texans fonçant vers les coups, les peurs, sur ce chemin pavé de drogues, de musiques, de violences? Ils sont au nombre de trois. Alexandra dit OMB Bloodbath, rappeuse afro-américaine tatouée aux yeux clairs, aux dents en or, à la frêle silhouette androgyne, ancienne membre d’un gang ; William trentenaire blanc, perdu, seul, beau gosse déshérité par sa famille fortunée, ancienne victime d’un père autoritaire ; Nate, autre trentenaire blanc, dealer, hanté par une grave déception amoureuse, alcoolique, toxicomane, moins présent que les deux premiers. Leurs points communs sont multiples : ils sont poursuivis par des démons intérieurs, par un passé douloureux qui peine à passer ; ils affectionnent la nuit, les lieux interlopes, les sorties jusqu’au petit matin ; ils aiment aussi, tout particulièrement, se mettre en scène. Ce sont deux showmen et une showwoman, ils se donnent en spectacle, se lancent dans des discours enflammés, s’embrasent à la moindre étincelle, rejouent des scènes, acteurs de leur propre vie déglinguée ; leur passion pour la musique est effervescente, notamment pour ce blues dont on ralentie ou accélère le tempo à foison, accompagné de paroles improvisées qui ont le goût de la folie, thérapie musicale comme on exorcise ses névroses, comme on s’agite la nuit sans parvenir à trouver le sommeil, ou bien ce rap typiquement houstonien, plus langoureux que l’habituel dirait-on, plus « grommeleux », sentant fort le bad trip de la plainte et de la sauvagerie, miroir de cette étrange ville de la déchéance. La caméra les suit partout, chez eux, en voiture, en boîte, dans la rue, dans leur intimité, toute trace d’un individu en train de filmer a été supprimée, pas de question posée au débotté, surtout pas d’interview posée. Qui sont ces trois personnages pour le cinéaste au talent virtuose ? Jamais nous ne le saurons pendant le film et pourtant, autre paradoxe sublime, nous ne sommes pas prêts de les oublier.
Benjamin Genissel
Lussas. Août 2021