Douzième livraison des Primeurs du Blog documentaire en ce mois de mars. Avec le concours précieux de notre partenaire, le cinéma Videodrome 2 à Marseille, et le soutien d’ARTE Actions Culturelles, les Primeurs proposent chaque deuxième dimanche du mois des films récents, issus de festivals ou en avant-première.
« Des lois et des hommes » a été primé, tout comme A cru (déjà montré au sein des Primeurs) au festival Traces de vie, en 2015. Difficile à distribuer, le film a encore été peu vu. Pourtant, son propos mérite notre attention tant il concerne chacun des Européens que nous sommes. A travers le récit d’un combat long de 8 ans pour que l’UE reconnaisse le statut particulier des pêcheurs indépendants, l’Irlandais John O’Brien a frayé avec la logique du pouvoir technocratique installé à Bruxelles. Loin d’une charge manichéenne, le film met au jour les mécaniques du pouvoir politique que nous avons acceptées avec cette forme de gouvernance que l’on pourrait résumer dans une formule : l’enfer est parfois pavé de bonnes intentions…
Et c’est désormais une tradition : comme à chaque projection, le réalisateur Loïc Jourdain sera présent pour discuter avec vous à la fin du film. Rendez-vous donc au Videodrome 2 le 12 mars à 19 heures. Venez nombreux !
John O’Brien n’a pas le profil d’un héros et n’a visiblement pas le goût du spectacle. Pour ce pêcheur irlandais des îles du Donegal, l’activité professionnelle se confond avec un art de vivre, au milieu d’un paysage digne d’un reportage de voyage. Ce n’est donc pas l’homme, réservé voire mutique, que Loïc Jourdain vient filmer mais ses gestes, son métier. Sauf que les réglementations européennes sont en passe de détricoter ce que la tradition a patiemment forgé. Face à la baisse du stock de saumons, l’Union Européenne interdit aux pêcheurs utilisant des « filets dérivants » de pêcher celui que John O’Brien nomme « le roi des poissons ». Et qu’importe si, avec l’entrée de l’Irlande dans l’Europe, ce sont avant tout d’énormes chalutiers appartenant à des industriels qui sont venus modifier les équilibres : la réglementation, aveugle, s’applique à tous, y compris à ceux qui n’ont que leur métier pour vivre.
Quand l’Union Européenne décide d’interdire la pêche au cabillaud, John O’Brien, n’ayant plus les moyens de continuer à travailler, se voit contraint d’agir : contre son gré, il devient le porte-parole des pêcheurs insulaires qui, aux quatre coins de l’Europe, subissent le même sort que lui. L’homme se met à parcourir l’Europe pour rencontrer ses alter-ego, défendre ses intérêts dans des commissions et tenter d’infléchir la position arrêtée à Bruxelles…
Ce qui frappe dans Des lois et des hommes, c’est la limpidité des enjeux. Ceux d’hommes pris dans une logique implacable qui les dépasse : comment ces pêcheurs isolés, sans force de lobbying, peuvent-ils contrer non pas des hommes, mais des lois qui semblent naître indépendamment de ceux qui les produisent, comme si elles acquéraient leur propre autonomie ? Pavée de bonnes intentions, l’Union Européenne souhaite « préserver » les espèces naturelles et en interdire la pêche. En faisant porter cette interdiction sur les petits pêcheurs, elle les incite à se rabattre sur d’autres espèces pour gagner leur vie. Espèces qui deviennent à leur tour menacées de disparition… L’intelligence du film de Loïc Jourdain est de montrer les continuités logiques des décisions et de pointer le fait que le mal le plus difficile à combattre ne provient pas d’authentiques salauds mais de professionnels parfois de bonne volonté… mais regardant rarement plus loin que leur bout de leur nez. Si dans Des lois et des hommes, le monde se divise en deux catégories (les industriels et les artisans), les hommes, eux, ne sont pas tous obtus : quand O’Brien rencontre des représentants de l’Union Européenne, on lui dit qu’on a besoin de lui pour faire entendre la voix des « petits ». Ce n’est pas par calcul ni par condescendance : chez ceux qui sont au cœur du système technocratique européen, il existe une forme de croyance naïve qu’un individu, aussi déterminé que soit John O’Brien, peut changer les choses.
Le film décrit année après année, comme un récit, cette lutte longue de 8 ans : porteur d’espoir, Des lois et des hommes pose aussi un regard d’une lucidité effrayante sur le monde créé à Bruxelles et à Strasbourg. Car après des années de combat, des dizaines de rencontres, des rapports d’une anthropologue montrant combien le mode de vie prôné par les institutions européennes (le tourisme plutôt que l’activité économique locale) est une aberration, la décision de rendre la pêche au cabillaud légale aux insulaires va se prendre en catimini, au milieu d’une série ahurissante de votes à la chaîne, dans une indifférence générale. S’il ne faut retenir qu’une séquence du film, c’est peut-être l’aboutissement de cette lutte par un vote d’une froideur et d’un anonymat glaçant. On mesure alors combien l’Union Européenne est devenue une machine à fabriquer lois et amendements, soumettant les hommes à une tâche digne de Sisyphe pour contrer leurs méfaits. Davantage que l’opposition binaire entre le grand air des îles irlandaises et l’espace confiné des bureaux bruxellois, c’est cette automatisation de la décision qui marque. Une automatisation dans laquelle hommes et savoir-faire sont facilement broyés, sommés de prouver que la pêche artisanale est bien plus qu’une activité économique. Mais comment faire passer ce message, quand une armée de lobbyistes vient quotidiennement porter les intérêts des industriels ?
Dans ce combat de David contre Goliath, il y a un peu de la révoltante situation des cultivateurs de riz forcés de payer le droit d’utiliser des semences brevetées par Monsanto : Des lois et des hommes décrit le mécanisme par lequel des décisions ubuesques peuvent être prises, alors même qu’elles semblent intuitives dans la sphère technocratique de ceux qui les conçoivent et les votent. Le revirement final, après le combat gagné par O’Brien, vient souligner cette triste réalité : un autre combat, aussi long que le premier, se profile quand l’Union Européenne envisage de classer la région du Donegal zone « Natura 2000″… qui interdirait purement et simplement toute pêche.
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Des lois et des hommes, un film de Loïc Jourdain, produit pa Lugh Films en coproduction avec Idée Originale (France), South Wind Blows LTD (Irlande), France 3 Corse Via Stella & The Irish Film Board
2014 – 106 minutes
Projection le dimanche 12 mars à 19 heures en présence du réalisateur
Videodrome 2
49 cours Julien
13006 Marseille
Entrée est à prix libre + adhésion indispensable de 3 euros à Vidéodrome 2 pour l’année 2017.
Les Primeurs est un événement mensuel imaginé par Le Blog documentaire et Vidéodrome 2, avec le soutien d’ARTE Actions Culturelles.