Huitième soirée des « Primeurs » du Blog documentaire à Marseille ce dimanche 20 novembre, avec la projection de « Dans les limbes« , d’Antoine Viviani, en sa présence. Pour ce nouveau rendez-vous mensuel co-organisé avec le cinéma Vidéodrome 2 et soutenu par ARTE Actions Culturelles, c’est dans l’imaginaire d’Internet que l’auteur du programme interactif In Situ nous convie.
Déjà projeté à plusieurs reprises de par le monde, Dans les limbes est l’aboutissement cinématographique de l’expérience In Limbo interactive, disponible sur le site d’ARTE depuis un an et demi. On y croise une voix incarnée par Nancy Huston, des data centers à la fois beaux et inhumains et des ingénieurs (notamment Gordon Bell et Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google…) qui sont aussi les acteurs de premier plan de la « révolution numérique ». Pour galvaudée qu’elle soit, l’expression trouve ici une certaine justesse dans la proposition esthétique d’Antoine Viviani, qui s’aventure dans une narration emprunte de poésie visuelle et d’échappées sonores.
Le Blog documentaire : Comment est née l’envie d’un long-métrage documentaire ? Était-ce lié à une frustration, un désir d’expérimenter l’imaginaire numérique par le cinéma ?
Antoine Viviani : L’idée de faire un film est à la base du projet depuis le début. In Limbo est un projet qui s’est déployé en deux temps. In Limbo Interactive est sorti il y a plus d’un an, c’est une expérience en ligne de film personnalisé qui annonce le long-métrage Dans les limbes, l’aboutissement du travail qui circule en ce moment en festivals partout dans le monde, et qui devrait sortir prochainement en salles en France. Mais tout a été pensé en même temps.
Mais donc, pourquoi faire ce film, pourquoi ce projet ? Avant tout pour questionner différemment notre rapport à Internet, pas comme quelque chose d’uniquement technique, aux enjeux politiques ou économiques nouveaux, mais pour questionner notre attachement au réseau, à ce monde numérique, comme l’attachement à un nouveau monde, un monde qui aurait ses propres rêves, ses propres cauchemars, sa propre mythologie, un monde que d’autres gens ont créé pour nous, dans lequel nous habitons et que nous entretenons tous, en numérisant tous les jours un peu plus de nos vies. C’est un questionnement existentiel sur notre participation à l’édification de cet immense monde de données que l’on construit tous ensemble. Essayer de capter un peu du sentiment de vertige de cette immense chorégraphie chaotique à l’échelle de la planète… Comment en si peu d’années la majorité de la population mondiale s’est jetée là-dedans, comment on se retrouve tous aux quatre coins du globe à avoir les mêmes gestes, les mêmes pratiques, sans vraiment se questionner plus que ça, à une échelle pourtant inédite dans notre histoire ?
Ça, c’est la première envie, et puis après, l’envie de connecter cette idée d’un monde de data, d’un monde de mémoire informatique qui comporte des fragments de nos vies, avec cette idée du cinéma comme machine de mémoire, comme machine mentale. Trouver un film entre ces deux idées, inventer une forme pour ce film. Trouver une manière de représenter ce réseau, une manière de le filmer, et faire que le film lui-même reprenne l’architecture de ce grand cerveau. D’où l’idée du film comme la rêverie d’un esprit qui se réveille dans un data center et divague. Comme si Internet se rêvait lui-même. De quoi rêverait-il ? Qui rencontrerait-il dans ses rêves ?
Je suis allé voir certaines des personnes qui ont inventé ce monde, qui le dirigent aujourd’hui, et je les ai filmées comme des spectres, des fantômes. Je les ai choisies parce que leur vision correspond à une idéologie très particulière. Gordon Bell ou Ray Kurzweil ne sont pas des experts en informatique, des talking heads, ce sont des gens qui sont pleinement engagés, dans leur propre vie, dans l’invention de ce monde. Gordon Bell a construit les premiers ordinateurs dans les années 50, il a aidé à construire l’infrastructure d’Internet, et est le pionnier du life logging (le fait de numériser volontairement toute sa vie). Ray Kurzweil est devenu un des dirigeants de Google, il est chargé aujourd’hui de créer son intelligence artificielle. Ils sont une dizaine dans le film que l’on rencontre ainsi. D’une certaine manière, ce sont les créateurs d’un monde dans lequel nous vivons désormais tous, que l’on soit d’accord avec eux ou pas. Et au-delà de ça, mon idée était de montrer que tous ces gens sont porteurs d’une idéologie très particulière, qui vient d’un endroit précis, et qui a une histoire précise. Une idéologie qui trouve son origine en Californie dans les années 50, qui met l’individu au centre de tout, mais qui reconnaît en même temps, après la fin de la seconde Guerre Mondiale, qu’il n’est peut être pas souhaitable que l’avenir ait toujours un visage humain, et qui invente l’informatique, la cybernétique pour libérer l’homme, pour lui offrir autre chose. Et c’est ainsi qu’on invente le monde numérique. Un monde de 0 et de 1 qui n’est fait que pour notre cerveau, et dans lequel on peut tout contrôler. Et avec la découverte que le monde physique est codé lui-même en information, il n’y a qu’un pas pour vouloir mettre tout le monde physique dans le monde numérique. Et c’est ce que nous faisons désormais tous aujourd’hui.
Cela raconte aussi bien, en arrière-plan, un certain rapport avec ce qu’est la finitude, avec ce qu’est la mort, ce qui n’est pas contrôlable, ce qui échappe – ce que cette idéologie a plutôt du mal à envisager. C’est ça dont j’ai aussi voulu parler dans ce film. Entendre la parole de ces gens qui ont du pouvoir dans ce monde, car c’est eux qui l’imaginent, les incarner eux-mêmes dans les limbes d’Internet, et confronter leur parole au regard du spectateur. A lui ensuite de faire sa propre critique.
Et au-delà de cet aspect mortifère de contrôle total, je trouve qu’il y a également quelque chose de très touchant dans ce rapport quasi mythologique qu’ont certains ingénieurs informatiques avec le réseau, et quelque chose de très beau également qui nous lie désormais tous de manière intime à ce monde numérique. Tout cela est pour moi extrêmement humain, à l’opposé de la vision caricaturale d’un monde technologique qui serait déshumanisé. On y stocke nos vies, nos mémoires. Il n’y a qu’à voir comment les gens, dans le métro, protègent précieusement leur téléphone dans la paume de leur main. Et moi j’ai voulu donner la mesure de cette machine énorme, à l’échelle de la planète, qui n’en a jamais assez, nourrie par le besoin d’interconnexions, le besoin d’exister, de sauvegarder en permanence. Cette machine est certainement le monument le plus grand qu’une époque a jamais construit à elle-même. On est pris dedans, on ne s’en rend pas compte. Et c’est un immense monument de mémoire, de déchets, de traces, de souvenirs, d’informations, jamais fini, c’est une immense machine jamais rassasiée qui mémorise tout, et au fond une machine alimentée par notre propre nostalgie du présent, par l’inconsolable nostalgie qui fait que nous sommes humains, que nous savons que, si grand, si loin que l’on puisse s’emparer des choses, elles passent et meurent toutes. Alors, oui, si on prend la mesure de ça, on peut voir cet immense réseau de mémoire comme un au-delà, un monde de traces qui nous survivra.
Le film arrive à instiller assez finement une forme de matérialité du numérique : non seulement en montrant les fameux data centers bien physiques mais aussi en donnant une consistance cinématographique et littéraire (avec le texte lu par Nancy Huston) à cet univers d’ordinaire si impalpable. Quelles étaient vos intentions esthétiques au départ du projet ?
Comment filmer Internet ? Comment filmer quelque chose d’aussi abstrait qu’Internet ? J’ai voulu avant tout trouver un langage et une forme propre au film. C’est extrêmement important dans mon travail. Alors j’ai dû inventer une forme pour filmer Internet. Je voulais faire de ce film une immersion dans un rêve ou un cauchemar du réseau. Les gens que l’on y rencontre sont représentés comme des fantômes, des spectres numériques. J’avais envie de les sortir de leur rôle d’expert informatique, de talking head, pour échapper au format didactique et traditionnel de ce type de films d’idées. Nous les avons donc filmés avec une double caméra, constituée d’une caméra infrarouge (la Kinect, la caméra 3D qui coûte 60 euros de la Xbox) et d’une caméra vidéo normale. Nous avons imbriqué les deux en utilisant un logiciel open source, développé par des ingénieurs américains, RGBD ToolKit. Avec cette technique, en filmant un plan fixe, je pouvais en post-production reshooter la scène à l’infini en changeant les mouvements de caméra, comme dans un logiciel de 3D. Je pouvais donc faire en sorte que les personnages se parlent entre eux alors qu’ils ne se sont jamais rencontrés pour le film. Évidemment, le logiciel en question n’était pas vraiment prévu pour un long-métrage, et cela a rendu le montage très lourd et très long, avec toutes ces possibilités. Mais ce que je voulais c’était faire que ces personnages ressemblent à des spectres. Qu’en les voyant, on se pose forcément la question de la peau, de ce qui est numérisable ou pas, mais sans le formuler, qu’on le ressente. Et puis je trouve certaines images qu’on peut obtenir avec cette caméra très belles et mystérieuses. J’avais envie d’expérimenter avec ça, justement dans un cadre a priori documentaire.
L’autre idée importante du film, c’est le rapport au son, à la musique, pour renforcer ce côté très mental ; une voix intérieure, envahie de souvenirs musicaux, et aussi d’images du corps et de la danse. L’étrangeté de cette machine de nostalgie, sa chorégraphie à l’échelle de la planète… C’était pour moi une obsession d’aller vers quelques chose de très mélancolique, avec une musique volontairement très lyrique, comme si c’était intrinsèque au projet Internet. A ce titre, le fait d’utiliser la musique d’un ballet d’Aram Khatchatourian pour la séquence de danse à la fin du film (un compositeur du début du 20ème siècle) était un clin d’œil à 2001, l’Odyssée de l’Espace, film lequel Kubrick avait utilisé la musique d’un autre ballet à lui pour le voyage vers Jupiter. Il y avait pour moi un lien évident, cette atmosphère de silence et de mélancolie spatiale, post humaine, m’habitait complètement lorsque je filmais les images des data centers. Comme si Internet était un immense silo qui dérivait dans l’espace, avec toute notre mémoire. Comme si Internet était un projet forcément mélancolique. Pour toutes ces petites idées, c’est au final un film assez personnel, où ceux qui me connaissent me retrouvent beaucoup.
Il existe une véritable diversité des formes, comme un patchwork d’interviews, d’images récupérées, d’images captées, accompagnant la voix-off… Comment avez-vous composé les séquences du film et sa partition (car c’est un film qui produit un effet assez musical) à partir de vos intentions de départ ?
J’ai essayé d’écrire le parcours d’un esprit qui se réveillerait dans cet immense labyrinthe de data centers. Comme s’il ne restait que ça. On est dans sa tête, dans une sorte de rêverie, de dérive pendant laquelle il rencontre les habitants de ce monde. L’idée du texte, de la voix, était donc là au début, même si la forme finale est apparue à la toute fin de la production. Il y a dans ces mots un vrai parcours, une évolution. Nancy Huston se questionne d’abord elle-même, ce sont des questions autour de l’identité numérique, de la mémoire et ma manière de se connecter au réseau, de ce qu’on gagne en échange en le faisant. Petit à petit, elle se dissout en lui, s’y abandonne, et devient une voix plus collective, la voix de ce cerveau planétaire qui rêve de devenir intelligent : qu’est-ce qui est en jeu dans le développement de ce monde numérique pour l’évolution de notre espèce ? Qu’est-ce que ça raconte de nos croyances, de notre rapport à la mort ?
C’est une autre question que l’on se pose en regardant Dans les limbes : quel rapport entretenez-vous avec le numérique ? De la fascination ? De l’étonnement ? De la sidération ? On ne peut s’empêcher d’être effrayé par les gens que vous filmez, qui choisissent de passer leur vie entière à se numériser…
C’est avant tout un rapport d’ambivalence, je suis aussi terrifié que fasciné. C’est un film qu’il faut absolument voir en grand, en salle, les images des personnages fantomatiques plus grands que vous, et l’ambiance sonore qui doit devenir très anxiogène, étouffante pour avoir pleinement le sentiment de cette ambivalence. Quand on voit un data center, on peut y voir une cathédrale autant qu’une prison ou un cimetière. J’ai voulu exprimer une forme de vertige à être pris entre ces deux positions très extrêmes. Il y a le rêve et le cauchemar en même temps. C’est pour cela que je n’ai pas mis de paroles critiques, j’avais essayé à un moment mais c’était insupportable, cela nous disait trop quoi penser.
Ce qui était important pour moi était de montrer les visions de ces gens qui ont le pouvoir, de montrer les lieux de pouvoir que sont les data centers, qui sont à la fois beaux et inhumains. Au spectateur de faire lui-même sa propre critique. Je n’ai pas de message autre que de dire que ce monde est très humain, et donc onirique, monstrueux, ambivalent. Et peut être même pourrait-on dire justement que c’est un monde trop humain, un monde où il n’y aurait plus rien d’autre que de l’humain.
Les Primeurs est un événement mensuel imaginé par Le Blog documentaire et Vidéodrome 2, avec le soutien d’ARTE Actions Culturelles.
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Dans les limbes, d’Antoine Viviani, 1h25 – 2015, en présence du réalisateur
Production : Providences Films, ONF, ARTE France
Projection au cinéma Vidéodrome 2 dimanche 20 novembre à 19 heures.
Entrée à prix libre.