C’est un nouveau livre qui vient s’ajouter au catalogue des éditions du Blog documentaire. Dans « Un Français, en Inde, en 1968 », Benjamin Genissel revient sur « L’Inde fantôme », une vaste fresque documentaire que le réalisateur d’« Ascenseur pour l’échaffaud » a tournée pendant plusieurs mois entre Bombay et Calcutta. Un voyage impressionnant, et une série de films qui est restée dans l’histoire du documentaire. En marge des projections qui se sont récemment tenues à Amiens et avant d’autres événements que vous découvrirez ici même, voici le premier épisode de cet ouvrage, et la première analyse. La suite est à découvrir dans le livre en vente ici…
Épisode 1 – La caméra impossible
Ce n’est que le premier épisode de la série mais me voilà déjà alimenté philosophiquement, cinématographiquement, et de façon toute personnelle. Cinquante minutes d’images filmées en Inde en 1968, ainsi que cinquante minutes d’un commentaire écrit sur place ou pendant le montage, et l’impression immédiate d’avoir absorbé là une matière d’une richesse infinie. Ces cinquante minutes contiennent tant d’éléments passionnants que je me demande ce que Louis Malle a bien pu garder pour les autres épisodes. L’Inde serait-elle si riche que cela pour pouvoir nourrir six autres documentaires de cinquante minutes après celui-ci ?! – alors qu’il me donne l’impression que l’on pourrait s’arrêter là.
Je suppose qu’il faudrait regarder avec attention la filmographie antérieure de Louis Malle pour pouvoir évaluer L’Inde fantôme, ce qu’est ou ce qu’a voulu être l’Inde fantôme. Je suppose que ce doit être le premier film de ce type qu’il ait réalisé, qu’avant de se lancer dans cette expérience il n’avait rien fait de tel. Il faudrait aller vérifier, mais quelle plaie de devoir se plonger dans un site web ou un ouvrage listant ses œuvres ! Je sais d’avance que cela ne ferait que rationaliser mon premier rapport à cette série documentaire – et je ne souhaite aucunement rationaliser. Je veux rester dans mes impressions spontanées. Je veux rester encore un peu dans ce merveilleux flou qui suit le visionnage d’une œuvre que l’on a tant aimée, immédiatement aimée. Mais je sens bien que L‘Inde fantôme a constitué une démarche inédite pour ce cinéaste. Il nous l’indique d’ailleurs dans son commentaire : il a voulu ici faire autre chose, faire autrement.
Il aurait pu dissimuler ses intentions de cinéaste, ses désirs alternatifs, les garder pour lui seul, ne pas les faire partager à son spectateur, mais le simple fait de les dévoiler, de revenir plusieurs fois dessus, montre bien l’importance qu’a eu cette volonté pour lui d’approcher d’une manière totalement nouvelle son art. Car le sujet de ce documentaire n’est pas seulement l’Inde et ses habitants, mais la position de cinéaste occidental de Louis Malle lui-même face à l’Inde et à ses habitants. Comme si l’on avait ajouté au montage officiel le making-of que l’on aurait dû normalement placer dans les bonus. On comprend très vite le sous-titre de la série, « réflexions sur un voyage » (ce n’est pas LE voyage, mais UN voyage, pronom qui a ici toute son importance). Cela passe par la voix-off du réalisateur, auteur et acteur de son propre texte, qui à plusieurs reprises évoque clairement sa présence sur place, ainsi que celle de son équipe et de ses caméras. Son commentaire restitue également ce qu’ont pu être son ressenti, ses pensées, ses doutes, ses surprises ou ses souvenirs lorsqu’il s’est retrouvé au devant de plusieurs situations. C’est une initiative totalement honnête, la plus transparente possible. C’est la réalité et la vérité intime d’un cinéaste sur un immense pays qu’il a décidé de filmer, et rien d’autre. Et c’est en grande partie cela qui fait du premier volet de cette série documentaire une œuvre foisonnante, stimulante, pour celui ou celle qui la regarde.
Là où Louis Malle est le plus captivant, c’est lorsque qu’il avoue son incompétence à comprendre et donc à donner à comprendre une scène que sa caméra est en train d’enregistrer. Dès le début de son épisode, il a d’ailleurs balayé tout l’apport qu’auraient pu avoir pour son film de grands spécialistes indiens anglophones, rejetant l’enseignement et le savoir de ces prétendus experts qui auraient pu, oui, l’aider à lire l’Inde. Il monte de façon expéditive une succession d’extraits d’entretiens – qu’il a pourtant, semble-t-il, menés lui-même – tout en déclarant dans son commentaire qu’il va s’en passer, que les paroles de ces savants ne l’intéressent pas, et que ce qu’il veut, lui, c’est se plonger dans l’Inde réelle avec ses Indiens bien réels. Avec le risque, dans ce plongeon instantané, en tant qu’étranger débarquant avec sa caméra dans un territoire qu’il connaît à peine, de mal l’interpréter. Comme lorsqu’il assiste à une dispute entre des pêcheurs sans bien en déchiffrer le sens. Ou quand il filme un mariage et sait bien qu’il est incapable d’en décoder le rituel. Il ne triche pas, ne ment pas, et son humilité nous fait du bien. Nous-mêmes, non-spécialistes de ce pays incroyable et complexe, pouvons alors nous sentir proche de lui et nous mettre aisément à la place qu’il occupe, car c’est aussi celle que nous avons pu occuper en voyageant dans un endroit lointain, éloigné de notre monde à nous. Grâce à la sincérité de ce narrateur-cinéaste, nous nous retrouvons nous-mêmes si bien en lui que cela nous rend, avec bonheur, avec délice, concernés et captifs.
J’ai transcris à ce propos un morceau du commentaire qui m’a particulièrement touché et que j’ai envie de restituer ici, tout en précisant que les Seychelles ne sont pas non plus les Seychelles : « Mardi 27 février. Je me suis réveillé très tôt, la lumière est encore indécise, très douce. Et triste, comme souvent sous les tropiques. Brusquement, je me retrouve quinze ans en arrière, au petit matin de la mer rouge et des Seychelles, sur des plages comme celle-ci. J’avais vingt ans, je tournais mon premier film, les tropiques m’émerveillaient, le monde entier me paraissait une promesse de bonheur. Du coup, je ne vois plus ces pêcheurs devant moi, ils sont remplacés par d’autres. Encore une fois je me retrouve au temps de la mémoire. Encore une fois, je n’arrive pas à vivre au même moment que les choses, à les sentir, à les toucher. Déjà aux Seychelles, la réalité m’échappait. Cet accord fugitif entre les hommes, la lumière, les paysages, il fallait que je le réinvente, que je le modifie, que j’y projette mes rêves et mes souvenirs. Que je le détruise. Occidental, cinéaste, dompteur du temps, esclave du temps. »
Devrais-je visionner le reste de la série ? J’hésite désormais, car je sais que l’impact puissant qu’a eu sur moi son premier épisode a des chances de se diluer, de s’évaporer. Il est possible que ce premier choc ne se répète plus. Il est probable que les six autres films à venir ne m’inspirent plus rien.
Mais comme une partie de moi brûle de le savoir, je vais prendre le risque que la suite de mon visionnage de L’Inde fantôme n’ait aucun lendemain. Nous verrons bien.
> Bon de commande <
Un Français, en Inde, en 1968 – de Benjamin Génissel
ISBN 978-2-9556327-2-7
Français, 64 pages.
Noir et blanc, 11 x 17 cm.
6 euros
Le Blog documentaire éditions
Novembre 2016
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