C’est un cinéaste que l’on connaît bien, et que l’on suit régulièrement… Luc Decaster revient en salles avec « Qui a tué Ali Ziri ? », un documentaire politique, et engagé, dans lequel le réalisateur revient sur la mort d’un citoyen français après un contrôle de police musclé.
Le 7 octobre dernier, Qui a tué Ali Ziri ? est sorti au cinéma dans la plus grande confidentialité : sur l’ensemble du territoire, deux salles seulement se sont risquées à le programmer. C’est malheureux, tant est remarquable ce documentaire qui relate le combat d’hommes et de femmes pour que justice soit faite dans l’affaire Ali Ziri (en 2009, Ali Ziri, citoyen français d’une soixantaine d’année, décède des suites d’un contrôle de police excessivement violent, sans pour autant que les responsables avérés soient inquiétés par les tribunaux).
De nouveau donc, après On est là (2012) ou Rêve d’usine (2001), Luc Decaster s’attaque au thème de la lutte. De nouveau, dans ce documentaire, il s’en va filmer des situations et des gens qui sont communément l’objet des caméras journalistiques, et donc du formatage médiatique. De nouveau, il réalise une œuvre lumineuse, qui renouvelle la représentation d’un monde qu’il connaît bien pour y vivre depuis des années : celui de la périphérie urbaine, dont Argenteuil est ici fait étendard. Le cinéaste affirme lui-même qu’il « filme le quotidien des oubliés de l’histoire, ceux à qui la presse ne s’intéresse qu’à la suite d’un évènement qui peut faire spectacle, attirer des clients spectateurs ». Incontestablement, le film leur rend un bel hommage.
D’ailleurs, dans cette bataille, Luc Decaster n’hésite pas à prendre place à leurs cotés, à choisir son camp. Et en face, les autorités policières et judiciaires sont dépeintes comme autant d’entités inaccessibles, froides, dont on parle constamment, dont on aperçoit parfois les bâtiments et les voitures, mais qu’on ne rencontre jamais (l’unique scène du film faisant exister des policiers en service insiste sur leur inflexibilité machinale).
Qui a tué Ali Ziri ? s’apparente donc au film d’un cinéaste-citoyen, à propos d’une mobilisation citoyenne. A quelques exceptions près, le montage fait se succéder des séquences qui se déroulent sur l’espace public, et qui relèvent de l’action militante collective. On y voit ainsi des Argenteuillais (et des Argenteuillaises) tracter, manifester, assister aux réunions du collectif de lutte, se déplacer au tribunal et, surtout, donner de la voix. C’est du reste là que réside la force la plus évidente de ce documentaire, tant il est rare d’entendre cette parole ainsi restituée. De débats en discours se dévoilent en effet l’éloquence et l’érudition politique de citoyens dont ce n’est pourtant pas le métier (ils sont professeurs, retraités, responsables associatifs, etc.).
Une esthétique engagée, à hauteur d’homme
Luc Decaster parvient à mettre en place une mise en scène qui préserve et transmet cette parole. Avec, au cœur de son système, une durée de plan toute singulière qui laisse du temps à l’élocution pour se développer, pour évoluer, pour parfois achopper, pour parfois arriver à son terme, pour parfois passer d’interlocuteur en interlocuteur. Le cinéaste multiplie ainsi les panoramiques à l’épaule pour suivre les échanges, et il ne découpe les séquences qu’avec une grande modération.
Et si parfois il s’autorise un gros plan ou un contre-champ, ce n’est jamais pour compresser la situation dont il rend compte. Aussi, lorsqu’au cours d’un meeting de quartier se suivent à la tribune quatre personnes, toutes souhaitant exprimer leur sentiment sur l’affaire Ali Ziri, Luc Decaster n’en élimine aucune : il les filme toutes puis, au montage, restitue leurs interventions dans leur intégralité. La séquence, qui s’étend alors sur une dizaine de minutes et comporte de nombreux moments d’hésitation de la part des orateurs, est captivante de bout en bout.
Cette attention considérable apportée à ce que l’autre dit s’accompagne du choix de ne pas recourir à la voix-off. Pour autant, Luc Decaster n’est pas absent de son film. A vrai dire, il est même omniprésent. Simplement, s’abstenant de toute position de surplomb, il est avec nous, aussi bien qu’avec ceux qu’il filme, à hauteur d’homme donc. Ainsi, on le sent au travers des quelques erreurs techniques qui existent dans le film (cadres hésitants, travail de point approximatif). Celles-ci n’ont rien de rédhibitoire : elles ne font que signaler sa présence, nous informer qu’il est là, derrière sa caméra, et qu’il s’adresse à nous à la première personne.
Une fenêtre sur un monde
A aucun moment Luc Decaster ne cède à la contextualisation gratuite, si bien que la sensation nous est parfois donnée d’une rétention d’information délibérée. Procédant par assemblage, comme pour la construction d’une mosaïque, il choisit de ne jamais trop en dire. Il faut par exemple être patient avant de pouvoir véritablement identifier les différents personnages (et encore ne savons-nous quasiment rien d’eux au delà de leur activité militante). Pour le spectateur, ce brouillard permanent peut avoir quelque chose de troublant. Néanmoins, c’est aussi ce qui l’implique si fortement dans le présent du plan et de la situation qu’il regarde. Tout se passe comme s’il n’avait pas besoin d’en savoir plus que ce qui se déroule sous ses yeux, ici et maintenant.
Cette sensation d’immédiateté, de proximité très forte avec l’action montrée, convoque un hors-champ d’une richesse fabuleuse. Le spectateur est tellement « ici et maintenant » que le cadre devient trop étroit, et que tout ce qui se passe à sa lisière – et au delà – est mis en tension, se met à exister. Ainsi, chaque plan ouvre-t-il sur une réalité plus large, de la même manière que le sujet du film n’est qu’une fenêtre sur des questions qui le transcendent. Après tout, ce combat pour Ali Ziri ne serait-il pas le combat de toute une France laborieuse, excentrée, en majorité issue de l’immigration, et qui subit au quotidien l’indifférence et le mépris de l’État central ?
Du reste, les quelques « images-tableau » montrant Argenteuil et ses alentours – entre ville et campagne, loisir et travail, passé et futur – ne disent pas autre chose. A l’instar de Monet, Caillebotte, ou Pissaro avant lui, Luc Decaster croque ici l’atmosphère des berges de Seine avec une puissance impressionniste peu banale. Et en effet, bien que distillés avec parcimonie, ces plans imprègnent le documentaire dans son ensemble, décuplant la portée de l’histoire qu’il raconte.
D’ailleurs le film ne se termine ni sur un ultime discours, ni sur une dernière manifestation, mais bien sur une image de la quotidienneté sous la grisaille, du temps qui passe, de la Seine qui continue de couler entre les rives industrieuses du Val d’Oise.
Benjamin Chevallier
Lire aussi…
– « On est là ! », entretien avec Luc Decaster
Les rencontres autour du film en présence de Luc Decaster :
– Mercredi 28 octobre à Grenoble, cinéma le Club
– Mardi 3 novembre à Gaillac
– Mercredi 4 novembre à Graulhet
– Jeudi 5 novembre à Toulouse, cinéma Utopia
– Vendredi 6 novembre à Saint Ouen l’Aumône, cinéma Utopia
– Lundi 9 novembre à Mamers
– Jeudi 12 novembre à Belley
– Samedi 14 novembre à Montreuil, le Méliès
– Lundi 16 novembre à Romainville, le Trianon
– Mardi 17 novembre à Caen, le Lux
– Dimanche 22 novembre à Lille, cinéma l’Univers
– Mardi 24 novembre à Villeneuve d’Asq, au Kino
– Jeudi 26 novembre à Montpellier, cinéma Utopia
– Vendredi 27 novembre à Achères, cinéma Pandora
– Samedi 28 novembre à Clermont-Ferrand
– Dimanche 29 novembre à Saint Julien
– Lundi 30 novembre à Ivry cinéma Lux
– Mercredi 9 décembre à Saint Nazaire, le Concorde
– Jeudi 10 décembre à Nantes, le Concorde
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