Non, il n’y a pas que Joël Ronez à Radio France ! Christilla Huillard-Kann, directrice adjointe et responsable du pôle éditorial de la Direction des Nouveaux Médias, mène depuis un peu plus d’un an l’ambitieux projet d’enrichir les antennes du groupe Radio France avec des contenus numériques. Si ce nouvel acteur n’est pas véritablement comparable aux services web de France Télévisions ou d’ARTE, il n’en a pas moins fait une entrée fracassante parmi les principaux diffuseurs de programmes interactifs en France et ce, au-delà du simple webdocumentaire… Entretien pour Le Blog Documentaire.
Transversalité : le mot est certainement le plus approprié pour définir la Direction des Nouveaux Médias (DNM) de Radio France. Celle-ci a vu le jour il y a à peine deux ans et se pose déjà comme un acteur incontournable de la création web. Incontournable mais au fonctionnement bien spécifique. Tout producteur audiovisuel pense désormais à Radio France dans la difficile recherche d’un diffuseur, notamment (mais pas uniquement !) pour l’obtention d’une aide à la production du CNC. Mais il lui faut dans le même temps prendre en compte la particularité de cet interlocuteur. Particularité qui sonne comme une tautologie : le son, et non l’image, est la « vertu cardinale », selon les mots de Christilla Huillard-Kann, qui guide la politique de ce service. Et la transversalité de la DNM par rapport aux 7 chaînes du groupe Radio France (France Culture, France Inter, France Info, Le Mouv’, France Musiques, France Bleu et FIP) souligne cette ligne éditoriale : les projets web sont pensés de telle manière qu’ils correspondent aux besoins exprimés par chacune des chaînes et sont donc instruits collégialement par la DNM et la radio concernée.
Passée, comme Joël Ronez, par l’unité documentaire d’ARTE, Christilla Huillard-Kann gère l’aspect éditorial de ces projets aux côtés de Xavier Meunier, le rédacteur en chef. Car l’homme – Ronez, donc – à qui l’on doit d’une certaine façon l’émergence du webdocumentaire en France lorsqu’il pilotait le service web de la chaîne franco-allemande, tient à Radio France les rênes d’une direction aux objectifs bien plus larges. Les podcasts (une des grandes réussites de Radio France), la refonte des sites Internet des radios du groupe, le site NouvOson (dont nous reparlerons ) ou encore France Culture Plus : l’agenda du directeur ne s’arrête pas à l’éditorial, loin s’en faut !Un pôle éditorial qui est lui-même aussi diversifié que l’est la « Maison » dans son ensemble. Le billet poétique de Solange dans le bus pour France Inter côtoie Ma Madeleine de Proust, site de recettes de cuisine people pour France Bleu ou le site Antibuzz, émission de Thomas Baumgartner qui pendant l’été 2012 avait tenu chronique sur les ondes de France Inter. Christilla Huillard-Kann indique que la proportion des projets se rapportant strictement au webdocumentaire n’excède pas 25% dans la totalité de l’offre de la direction éditoriale. Parmi eux, on peut citer Webdog, produit par Narrative, Sout El Shebab, la voix des jeunes, porté par Hans Lucas, Pékin sans transition, développé par Doc en Stock ou, beaucoup plus récemment, Le jeu des 1.000 histoires, nouvelle collaboration d’Upian avec Radio France après les très réussis Clichés de campagne et Vote in USA réalisés en 2012 au moment des élections présidentielles française et américaine. Et à l’inverse par exemple du service de Boris Razon à France Télévisions pour lequel une simple adresse mail sert à centraliser les projets entrants (et ce, même si des ponts commencent à se mettre en place entre les Nouvelles Écritures et les antennes), la transversalité entre la DNM et les différentes chaines du groupe de Radio France est systématique.
Développer l’univers de la « radio visuelle », la radio n’étant plus uniquement seulement un format linéaire sonore… Tel est donc l’un des crédos de Christilla Huillard-Kann que nous avons rencontrée pour évoquer la genèse de la Direction des Nouveaux Médias ainsi que ses orientations éditoriales.
Le Blog documentaire : Pouvez-vous nous présenter brièvement l’équipe de la Direction des Nouveaux Médias…
Christilla Huillard-Kann : L’arrivée de Joël Ronez date de juillet 2011 et la mienne de mars 2012. L’équipe est aujourd’hui composée de 35 personnes, réparties en 6 pôles (studio de production, studio d’exploitation, pôles administratif, éditorial, marketing et projets). Le pôle éditorial est composé d’une rédaction, avec des journalistes, des chargés de programmes, d’un pôle musique pour le lancement du site musique de Radio France et d’un pôle vidéo.
Radio France représente 50 ans d’expertise en radio et 14 millions d’auditeurs chaque jour avec plus de 780 podcasts disponibles. La Direction des Nouveaux Médias, elle, constitue un département transverse qui travaille en lien et en support des sites de chaque station, au nombre de sept, plus la Direction de la Musique
La vocation du pôle éditorial de la DNM n’est pas de faire expressément ce qui est communément appelé « webdoc », mais du contenu au sens large avec la fourniture de services et de contenus complémentaires à la version radio autour du flux (notamment données visuelles, textes, et opportunités d’interactivité), mais aussi en développement et anticipation, dans un autre rythme que l’antenne. Le pôle apporte son savoir-faire, son expertise et sa culture de la production au sens audiovisuel du terme. Il coordonne donc la production destinée aux nouveaux supports, en relation avec les équipes éditoriales des chaînes (équipes web, producteurs, rédaction). Les 5 chantiers lancés sur le numérique concernant le son, l’image, l’information, la musique et le mobile.
Comment se positionne Radio France parmi ces nouveaux diffuseurs de contenus web ?
Il faut prendre conscience de l’idée que l’image à la radio est vraiment très nouvelle. Pour Radio France, il s’agit d’inventer la « radio visuelle » et ainsi de répondre à la question : « que proposer comme images autour de nos contenus audio, alors que les récepteurs de demain sont tous équipés d’un écran ? ». L’objectif est de progressivement mettre en place des modes de production adaptés, incluant la fourniture de données datacasting (avec des informations sur les invités des émissions par exemple), des enrichissements prévus ad hoc par les équipes de production des émissions. Et nous travaillons aussi à rendre la diffusion possible sur mobile et tablette et à faire valoir le son – je pense notamment aux contenus web sur lesquels nous travaillons pour le site NouvOson, dédié au son binaural et 5.1.
Quels sont les critères éditoriaux primordiaux pour la DNM ?
Il y a bien sûr une dimension grand public et de proximité à retrouver dans nos programmes. Nous cherchons à privilégier l’interactivité, qui est l’essence même de la radio et la relation aux auditeurs. Nous souhaitons aussi valoriser les archives de Radio France. Et sur les projets que nous pilotons, nous sommes évidemment attentifs au point de vue de l’auteur, aux nouvelles écritures de fictions et de documentaires, aux contenus originaux web ou mobile.
En dehors des contenus liés à l’actualité, nous travaillons autour des thèmes de la musique, de l’Histoire, de la science, de la société (notamment de la jeunesse et de la pop culture).
Pour les porteurs de projets qui nous lisent : quels sont les critères d’un bon dossier de webdocumentaire selon vous ?
Cette phrase sonne comme un leitmotiv : « Ce qu’il nous faut, c’est l’artillerie légère de l’esprit. Nous avons besoin du raccourci, du condensé, du pénétrant, de ce qu’on peut facilement diffuser, au lieu du verbeux, du détaillé, du volumineux, de l’inaccessible (à condition de ne pas dégénérer en tir de pistolets à bouchon) ». C’est dans Marginalia d’Edgar Allan Poe.
De mon point de vue, les questions préalables avant d’écrire un projet sont : est-ce que mon projet a un point de vue ? Où est l’interactivité ? Pour quelle audience ? Quelles sont les possibilités narratives ? Comment le distribuer ? Quelle diffusion ?
Nos critères, nous l’avons un peu évoqué plus haut, c’est de produire des contenus engagés, diversifiés, multiformes évoluant au gré des attentes et des modes de consommation. Bref, de l’universel mais avec une approche intime.
Il faut aussi faire montre d’une grande liberté narrative, pour ne pas se cloisonner à des genres et des formats, mais essayer de surprendre. Autre élément essentiel : savoir raconter une histoire qui repose sur des personnages forts et des situations qui doivent susciter un questionnement, un intérêt, une curiosité et être en adéquation avec la marque « Radio France ». Le traitement visuel et sonore doit être inventif et riche, ludique et singulier, il doit donner à entendre et à regarder le monde autrement.
Il faut donc des intuitions et, j’insiste sur ce point, des points de vue singuliers, des pas de côté. L’idée est de faire des puzzles d’éléments qui disent quelque chose une fois réunis. Le fait de valoriser les archives de Radio France, pour ceux qui connaissent le groupe, peut être l’un des critères.
Enfin, une recommandation : pas de cartes interactives qui sont souvent des cache-misère de contenus, pas de diaporamas sonores illustratifs de ses vacances ou de projets « dans la peau de… » !
Par quel biais les projets de webdocumentaires arrivent-ils sur votre bureau ? D’auteurs seuls, de producteurs ? Des professionnels venant de l’audiovisuel ou d’autres secteurs ? Et comment s’opère la sélection ?
Il existe autant de guichets qu’il y a de chaînes, si toutefois les projets sont en lien avec l’ADN de la chaîne en question ! Donc, les pôles de France Inter, de France Culture, du Mouv’, de France Bleu ou de France Musique, mais aussi la direction de la Musique, sont pourvoyeurs de projets. Ils viennent ensuite vers nous pour une discussion commune et une analyse des moyens nécessaires. Des réunions éditoriales sont mises en place, à raison d’une par chaîne, soit 7 réunions par mois de ce type. Il faut bien comprendre que Radio France a toujours été producteur et diffuseur de ses contenus. Avant 2012, Radio France n’a jamais travaillé avec des sociétés de production audiovisuelle, exception faite de la captation d’orchestres en vidéo pour Arte Live Web. C’est dire si le fonctionnement est différent des chaînes de télévisions.
Les projets nous parviennent soit par les producteurs délégués « radio » (ceux qui animent une émission), soit par des journalistes, des techniciens ou des chargés de réalisation. Les sociétés de production qui soutiennent un producteur délégué radio pour un documentaire sonore (pour Sur les docks ou Ville monde sur France Culture par exemple) viennent aussi nous voir quand ils ont une approche cross média.
Les projets natifs web (comme les webdocumentaires), qui demandent une narration particulière, une navigation spécifique et des implications techniques, sont instruits chez nous. Nous les soumettons ensuite aux chaînes. Autrement dit, nous restons producteurs et il nous faut trouver un site d’une des chaînes du groupe où diffuser le projet.
Parlez-nous des projets éditoriaux spécifiques récents de Radio France…
Nous avons diffusé du 20 mars au 5 juin CO3, la science dans ton chez toi pour Le Mouv’. Il s’agit d’une fiction sonore qui se déroule dans un appartement en colocation où vivent trois jeunes gens curieux des mystères de la science. L’objectif : aborder la science sous une forme décomplexée en la plaçant au cœur de la vie quotidienne. Le projet est réalisé par l’Agence Ultra noir, mais produit par la DNM et le Mouv’, tout comme une autre production web autour de Joy Division.
Nous venons également de sortir Le jeu des 1000 histoires pour France Inter : un road-movie multimédia à mi-chemin entre le livre, le son, le film et l’album de photos de famille réalisé par le photographe Philipe Brault avec la société Upian. C’est une sorte de « cut up » au sens littéraire, avec plusieurs objets linéaires adossés les uns aux autres racontant des histoires différentes. C’est une forme aléatoire mais maîtrisée.
Antibuzz est de retour cette année sur le web (avec un programme pensé comme un espace communautaire dédiée à l’univers numérique. Le site est conçu par Thomas Baumgartner et Laure Delmoly (production DNM).
Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
Nous développons une application géolocalisée pour Marseille Provence 2013. Le but est de pouvoir visiter la région en rencontrant, sous forme de parcours, des personnages d’hier et d’aujourd’hui (production DNM).
Le Tour en tête pour France Bleu à l’été 2013 a pour intention de fabriquer la mythologie du Tour de France du point de vue des spectateurs et de raconter un siècle de vacances d’été en France en utilisant de l’image et du son mêlés aux archives de Radio France. La production est assurée par Camera Lucida.
Zero G – un vol sans gravité est une expérience réalisée avec ARTE. L’écrivain Vincent Ravalec est parti faire un vol en apesanteur. Il s’agit de confronter l’artiste face à la science.
Nous travaillons sur d’autres productions web : l’une autour de la musique, avec une aventure musicale et visuelle de Pierre et le Loup, réalisée pour tous les écrans avec l’Orchestre National de Radio France et la société Camera Lucida (qui avait déjà réalisé Le carnaval des animaux). Nous développons aussi une série Histoire autour des grands débats de l’Assemblée Nationale en version 5.1 et en illustration avec l’équipe d’Emmanuel Laurentin sur France culture et sa Fabrique de l’Histoire. Un autre projet lié à l’Histoire et à la Grande Guerre verra le jour sur France Info. Enfin, nous travaillons sur un projet qui aborde le parler amoureux au 18è siècle, ce en version 5.1 et illustrée.
Propos recueillis par Nicolas Bole
Plus loin…
– « Webdog », le webdocumentaire qui a du chien
– « Le Jeu des 1.000 histoires » : présentation du webdoc
– Webdoc au « passé/présent » : les narrations par l’ellipse
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