Cela fait longtemps que Le Blog documentaire connaît le cinéma de Raphaële Benisty et avait envie de le mettre en valeur sur ce site. Rappelons qu’après un premier film tourné au Burkina-Fasso en 2002 sur les femmes accusées de sorcellerie, « Mangeuses d’âmes », elle a depuis réalisé de nombreux documentaires pour les festivals et pour la télévision. Citons les plus récents, comme « Cité paradis » (2012), « En milieu occupé » (2013), « L’écho de la révolte » (2014) et « Le Fantôme du roi » (2018).
Après des sélections au Festival Itinérances à Alès et au Festival International Jean Rouch à Paris, « Le mot Je t’aime n’existe pas », sa dernière réalisation, s’apprête à être régulièrement montrée dans le monde associatif et institutionnel lié à l’exil et aux migrations. Et on l’espère dans de nombreux festivals. Rencontre avec une cinéaste engagée, impliquée et pleine d’humour.
À l’ombre de la République, dans le vacarme des dialectes, des anonymes franchissent inlassablement les frontières de l’altérité. Nadesh, Chérif et Anamiga font partie de ces milliers d’interprètes qui, chaque jour, racontent à la première personne l’exil et la précarité. Leurs voix tissent un lien invisible entre l’ici et l’ailleurs, entre le monde des vivants et les ténèbres de la condition migratoire, qu’ils ont pour la plupart eux-mêmes traversés. Sans eux, le dialogue serait impossible.
Le Blog documentaire : Question quasi rituelle pour commencer cet entretien : pourquoi le cinéma documentaire ? Qu’est-ce qui vous a mise sur le chemin de ce genre cinématographique, à savoir le « cinéma du réel » ?
Raphaële Benisty – Je crois que ce sont les gens. Je ne suis pas du tout une cinéphile, et à la base, je n’ai pas du tout d’analyse filmique. Donc, c’est mon envie de témoigner de ma rencontre avec les gens qui m’a fait prendre une caméra. C’est venu quand je vivais au Burkina-Fasso : j’ai eu un désir de filmer les gens là-bas. C’est ce que m’a permis le documentaire : à la fois être avec les gens et avoir un regard sur eux. Les regarder à ma manière, à mon niveau. Ne surtout pas avoir un regard journalistique. C’est peu à peu que j’ai travaillé sur le cinéma, ce que je continue toujours de faire. Ma manière de filmer progresse et diffère. Mais c’est mon appétence pour les gens qui est à l’origine de mes réalisations.
D’où vient la nécessité dans ce cas de filmer, de garder une trace de nos rencontres ? Pourquoi un documentariste ne peut pas se contenter de simplement passer du temps avec les gens qu’il rencontre ?
Justement pour garder une trace [rires]. Et puis, il faut bien faire quelque chose de sa vie [rires, à nouveau]. Non, plus sérieusement, j’avais envie de témoigner. Cette question de l’invisibilité qu’il y a dans ce film-là et comme souvent dans mes films, et dans mon désir dès le départ de partager des choses avec les gens, donne un sens au témoignage. Dès mon premier film, c’était déjà un regard sur la marge. Sur ceux qui dans la société ne sont pas vus ou qui sont méprisés. Ce souci-là est vraiment intime, je crois, ça me vient de ma mère et de ma grand-mère, de leur parcours d’exil, avec ce sentiment que l’injustice du mépris des institutions ou des gens les plus forts, des méchants, des salauds, m’est insupportable. J’avais envie d’en témoigner, de raconter non pas l’histoire des gagnants mais celle des vaincus. Et c’est le cinéma documentaire qui m’a permis de le faire.
C’est vrai que la plupart de vos films abordent ces questions-là : l’exil, les vies entre plusieurs cultures, la cohabitation de personnes originaires de différents endroits du monde, donc oui, la marge. Qu’est-ce qui vous intéresse précisément dans ces univers-là ?
Oui, même mon film d’études en Master Pro (le DEMC à Paris 7 Denis Diderot en 2004/2005) a porté sur un homme à la marge. J’ai toujours eu ce regard pour les destins qui sont mis de côté, qui sont tus, qui sont méprisés. Même dans mon film En milieu occupé, qui porte sur des habitants d’une barre HLM et dont la vie a été modifiée, ce qui m’a intéressé c’était les détails, ce qui tremblait, comment ils étaient mis à mal. Les gens sur le fil. Comment tout à coup les choses les révèlent dans leur beauté, leur poésie, leur fragilité. Même dans Le fantôme du roi, qui est un film plus gai, j’avais envie de me mettre dans un endroit où l’on n’est pas et de faire des ponts entre la magnificence de Michaël Jackson et un petit village en Côte d’Ivoire ; comment eux qui sont dans l’ombre du « monstre », ils existent aussi et quel regard ils ont sur le monde. Et si la banlieue est un terrain où j’ai fait de nombreux films, des séries pour la télé aussi, des portraits de villes par exemple, c’est parce qu’il est justement le lieu des convergences. C’est là que je trouve une richesse et une diversité de vies qui m’intéressent. Et c’est le lieu de la marge par excellence, la « ville qui est mise au ban » par définition.
Et alors, comment est né ce dernier film documentaire, Le mot Je t’aime n’existe pas ? Quel a été son point de départ ?
Eh bien, en fait, j’étais partie au départ pour faire un autre film ! [rires] Avec ma productrice Julie (Julie Perris, de Zadig production), on voulait faire un film sur l’Aide au retour. Une aide de 2.000 euros qui est proposée aux migrants exilés pour rentrer gentiment chez eux dans le cadre d’un faux accompagnement. On était en repérage, et j’ai été dans un CADA, un centre d’accueil. Ce jour-là, il y avait une Syrienne avec qui j’ai parlé, et qui m’a raconté comment elle courait partout, dans plein de lieux différents, afin de faire office de traductrice. Et dans cette scène, c’est sur elle que j’ai posé mes yeux en me disant que cette nana avait un regard transversal sur toute la société de l’exil. Elle était dans le psy, dans le médico-social, dans l’administratif, etc. Elle avait un regard de biais. Et physiquement, elle se mettait vraiment sur le côté, hors-champ, à la marge – pour reprendre ce terme. Elle était dans les mots des autres, mais en fait, je n’ai cessé de me demander : « Mais qu’est-ce qu’elle pense de tout cela ? Et qu’est-ce qu’elle voit ? ». En plus, elle avait le même parcours d’exil que les gens pour qui elle servait d’interprète. Généralement, les interprètes sont virés de tous les films, les cinéastes montent souvent les scènes de dialogue entre les représentants des institutions ou des assos et les exilés en effaçant la présence des médiateurs. Et alors voilà, j’ai eu le désir de m’intéresser à elle, et pour revenir à mes obsessions, de faire un focus sur tous ces gens qui sont à la « marge de la marge ». Qui sont oubliés. Et puis, ça me permettait de savoir comment ils étaient eux-mêmes traversés par les mots des exilés dont ils traduisaient les propos, comment ça faisait écho. Et aussi ça nous permettait d’être dans des lieux complément différents, de ne pas enfermer le film sur le psy, la PMI ou la demande d’asile seulement, mais de montrer que toutes les langues résonnent entre elles, dans tous ces lieux qui sont dans la dureté de l’exil mais qui sont aussi des endroits où tout simplement on vit, on mange, on se soigne, on dialogue, etc.
Néanmoins, il n’y a pas d’interprète syrienne dans le film. Cela veut dire qu’à partir de ce point de départ, vous avez abouti à trois autres personnages. Comment pourrez-vous les décrire : qu’est-ce qu’ils ont de singulier mais aussi qu’est-ce qu’ils ont en commun ?
Déjà, ça n’a failli ne pas être eux ! J’en ai rencontré beaucoup, des interprètes. Je savais que je ne voulais pas d’un seul portrait, ni qu’il y ait deux personnes qui se parlent entre eux en miroir ; donc je me suis dit que trois, c’était un nombre parfait pour que chacun ait sa place. L’idée, c’était de donner l’impression d’un métier et que ça résonne de partout. La difficulté, c’était que je souhaitais que les trois aient des origines différentes et aillent dans des lieux différents afin que ça soit transversal. Et qu’ils travaillent comme interprètes pour des raisons différentes. J’ai essayé plusieurs combinaisons, qui ne marchaient pas forcément. Et puis il est arrivé que des personnages me « lâchent » pour des raisons multiples, généralement parce que ça pouvait être trop dangereux pour eux d’être filmés. En tout cas, je suis parvenue à un trio qui convenait très bien à mes intentions. Il y a tout d’abord Chérif, d’origine guinéenne, qui travaillait à Médecins Sans Frontières afin de traduire des mineurs non-accompagnés. Lui, c’est quelqu’un qui savait qu’il allait abandonner ce métier quand je l’ai filmé. Il n’aimait pas particulièrement ce travail, c’était dur pour lui car il avait emprunté exactement le même trajet que ceux dont il traduisait les mots. En plus, il allait avoir un enfant. C’était ça l’enjeu pour lui : un interprète qui allait arrêter. Je l’ai suivi pendant deux mois et demi, et ensuite les deux autres personnages se sont trouvés en fonction de celui-ci, sorte d’ancrage en fonction duquel s’est ensuite développé le puzzle. On a donc Nadesh, qui est d’origine camerounaise et qui elle traduit surtout le Pidgin nigérian pour les anglophones du Nigéria, principalement à la CNDA et à l’OFPRA. Elle, c’est une besogneuse, qui fait du 8h/20h, mais pas de médico-social. Elle a une pugnacité, une dignité, un rapport très volontariste au travail, ça c’était intéressant. C’est une reine locale dans son pays, elle passe beaucoup de temps au Cameroun et quand elle est en France, elle a toujours l’esprit là-bas. Enfin, on a Anamiga, jeune femme d’origine tamoul. La seule à être née ici. C’est elle qui va le plus loin dans sa quête et dans sa réflexion sur son métier. Pour elle, l’interprétariat, c’est comme une quête identitaire. Elle souhaite d’ailleurs se détacher peu à peu de l’interprétariat pour devenir médiatrice car dans le travail de médiateur, le « je » prend plus de place, elle pourra s’impliquer plus encore. L’idée était de trouver pour ces trois personnages un récit spécifique, qui leur appartienne à côté de leur fonction d’interprètes, le tout toujours accompagné d’archives personnelles.
Avec Le mot je t’aime n’existe pas, les effets que vous souhaitez engendrer chez les spectateurs par rapport à ce métier de l’interprétariat, quels seraient-ils ? Rendre visibles ces gens de l’ombre, ce serait cela le but du film ?
Oui, aussi. De manière générale, j’ai préféré montrer les interprètes plutôt que, par exemple, les gens des institutions, généralement plus visibles. C’est un parti pris, c’est vrai. C’est aussi un film sur la langue. Le film est traversé de différentes thématiques qui me sont chères : l’identité, la langue maternelle, le malentendu culturel ou bien à l’inverse la compréhension culturelle. Tout cela interroge l’altérité, au-delà de l’exil. Ce que résume le titre en l’occurrence : le mot « Je t’aime » n’existe peut-être pas, mais il se dit différemment. L’amour est le summum de l’expression des sentiments mais c’est la même chose dans plein d’autres domaines. J’avais envie de dire que, parfois, on regarde mal, on juge mal, mais derrière ça il y a tout un vécu. Ce que l’on ne veut parfois pas voir ni entendre, eh bien je voulais le mettre en avant, donner des codes au spectateur.
Et comment vous situez-vous par rapport aux personnes que vous avez suivies ? C’est de l’observation à distance sans intervention ? Est-ce qu’au contraire vous cherchez à les « mettre en scène » ? Est-ce que vous leur donnez éventuellement de la place dans l’écriture-même du tournage?
C’est un mélange de tout cela, en fait. Moi je suis plutôt issu du cinéma du réel, j’aime bien voir ce qui va se passer et essayer d’être au bon endroit. C’est d’ailleurs cela l’enjeu pour moi : être au bon endroit au tournage. C’est ce que j’ai appris lors d’une série documentaire qui relevait de la commande (Sex in the world en 2009 pour Paris Première), où je devais enchaîner les scènes très rapidement et trouver d’emblée où positionner ma caméra, et donc comprendre où était leur enjeu. Donc oui, je préférerais observer ce qui se déroule, seulement au bout d’un certain temps passé avec les gens filmés, quand je commence à mieux connaître leur vie, il arrive que je les dirige un peu, en ayant en tête ce dont j’ai besoin pour le film. Pour Le mot je t’aime n’existe pas, je ne pouvais de toute façon pas intervenir lorsque mes personnages faisaient leur travail. Dans certaines institutions, c’était même moi qui été observée afin de s’assurer de ce que je faisais! [rires] Sinon, j’expliquais toujours mes intentions à mes interprètes, on discutait et je leur demandais s’ils avaient des idées de lieux, de gens, qui pouvaient avoir du sens pour eux. Pour ne pas être à côté de la plaque et pour qu’ils s’emparent du film. Mais à part ça, je reste à distance, je tourne avec une équipe réduite au minimum, je suis à la caméra, et face à ce qui m’est donné, je cherche le meilleur angle et la manière la plus juste de le transcrire.
Et le choix du noir et blanc pour ce film, comment l’expliquer ?
J’avais bizarrement en tête, en commençant à le penser, que pour ce film-là le noir et blanc pouvait convenir. Je n’avais pas à l’esprit que je ferais un jour un film en noir et blanc, mais pour ce film-là, je le sentais. Cela dit, on a bien sûr tourné en couleurs et c’est en couleurs qu’on a commencé le montage. Mais j’ai peu à peu eu le sentiment que quelque chose ne se produisait pas entre les différents univers. Entre les administrations, mais aussi entre les personnages et entre les archives. La sauce ne prenait pas, quoi. J’ai demandé à ma monteuse de tout passer en noir et blanc et en continuant à monter ainsi, plein de scènes qui auparavant ne fonctionnaient pas et qu’on avait laissées de côté ont acquises à nouveau une valeur incroyable. Les bouches se détachaient, les voix étaient mieux perçues, les éléments de décors ou les lumières qui avant distrayaient le regard du spectateur n’avaient plus la même importance, on se concentrait mieux sur les récits. Et puis ça a permis de créer un univers commun aux trois personnages, une unité. C’est un mélange « d’esthétique et de signifiant », pour parler comme dans les livres [rires]. Et puis, c’est joli, non?
Vous venez d’évoquer l’unité qu’il fallait trouver entre les personnages. Comment avez-vous travaillé sur les jonctions, les coutures, pour passer de l’un à l’autre?
Cela n’a pas été simple à trouver. Il y avait une telle profusion de paroles qu’il fallait trouver un fil. Cela ne pouvait pas être une succession de blocs de récits sur les souffrances engendrées par l’exil, la migration. On s’est rendu compte assez vite que chaque scène, quelle que soit sa valeur intrinsèque, annulait la précédente. Le moteur principal devait être les personnages et leur évolution. Plusieurs arcs ont été déployés mais les personnages devaient être les plus denses. Comment avance-t-on dans la compréhension de ce métier et comment distiller des informations ou des éléments ou des révélations sur chacun d’entre eux ? Comment parvenir à ce que le spectateur puisse faire un lien entre ce qui se disaient dans les scènes d’interprétariat et ce qu’il commençait à comprendre des interprètes ? Il fallait donc avancer sur plusieurs fronts. Et c’est arrivé qu’il faille se séparer de scènes très fortes de récits d’exilés au profit de scènes plus anecdotiques car ces dernières révélaient plus de choses sur les personnages. Et puis c’est un film, pour moi son propre récit doit évoluer alors que finalement dans le réel de cet univers-là, rien n’avance vraiment, les histoires sont souvent les mêmes, il y a des problèmes de partout, c’est comme une compilation de problèmes à l’infini si on ne concentre que là-dessus.
Vous avez également installé, dans ces moments de jonction ou de couture entre les trois personnages, une ambiance un peu onirique : à quoi servaient ce genre d’atmosphères ?
Oui, on a créé des instants déconnectés du réel, où on se situe un peu à part. Cela permettait au spectateur de décrocher, de respirer. On ouvrait un peu le champ car généralement tout se passait dans des bureaux, des couloirs, des salles d’attente, en intérieur. Il fallait faire comprendre que derrière tout ce monde clos, il y avait des vies, des paysages, des sensations, des souvenirs. Cela accompagne bien mieux, plus intimement, les moments où les personnages se racontent, racontent leur parcours, leurs origines. Pour Chérif, on a recréé son parcours à travers des images évocatrices, des marches dans des paysages, des travellings à la main sur des chemins. Pour Anamiga, on s’est servi de ses archives familiales car son enjeu c’est le monde de la famille : elle travaille dans le médico-social et sa préoccupation concerne la transmission des traumas, génération après génération. Pour Nadesh, ce sont les archives de son couronnement au Cameroun qu’on a utilisées pour dévoiler au spectateur que derrière sa discrétion d’interprète en France, elle était quand même une reine ailleurs. Voilà, je voulais à chacun leur redonner une histoire, une présence, voire une prestance.
Pour finir, pouvez-vous nous parler de votre nouveau projet ?
Oui, bien sûr. Il se trouve que mon nouveau film va commencer là où celui-ci s’est terminé. Ce sera presque la suite mais en allant plus loin. J’ai montré dans Le mot Je t’aime n’existe pas des bouts de la vie de ces personnes qui restent toujours dans l’ombre, mais ce n’étaient que des bribes. J’ai envie d’approfondir l’histoire d’Anamiga à travers ses archives. Son père et ses frères ont filmé sa vie entière et je suis tombé en amour devant ses rushs qui racontent 30 ans du trajet d’un individu venant d’une culture que l’on connaît peu ici. En plus, les caméras ont évolué au fil des ans, ça donne des images différentes. Et même la manière de filmer et ce qui se racontait du mythe familial ont connu une évolution avec le temps. C’est passionnant.
Entretien mené par Benjamin Genissel
Le mot Je t’aime n’existe pas
Image : Raphaële Benisty
Son : Antoine Rodet, Frédéric Heinrich, Adrien Stauch
Montage : Gilda Fine
Production/distribution : Zadig Productions