Un peu de philosophie sur Le Blog documentaire !… A partir de mots prononcés par Michel Foucault en 1968, Emilie Houssa déploie ici une inspirante réflexion sur la pratique de l’écriture, et la subjectivité. Un texte très proche des questions documentaires qui nous intéressent ici.
« Que gardons-nous de nous ?
Archives immatérielles, Le Beau danger »
Conférence prononcée à Montréal le 14 septembre 2012,
Dans le cadre du colloque « Archives sonores et voix radio »
organisé par l’Université du Québec à Montréal
Imaginons. Imaginons deux hommes face à face, au milieu d’eux un micro et une boîte noire qu’on nomme magnétophone. Ces hommes parlent : l’un pose des questions, l’autre répond. L’image est simple mais nous ne l’avons pas. Nous n’avons que les mots, et au fond, qu’avons-nous de cette situation ? Qu’avons nous pu garder ? Une date plus ou moins précise : automne 1968. Le noms de ces deux hommes : Claude Bonnefoy (critique littéraire) et Michel Foucault (philosophe). Ils sont probablement chez ce dernier, peut-être dans son salon, peut-être dans son bureau rue du docteur Finlay, dans le 15e arrondissement de Paris. L’image est difficile à former malgré le portrait de Foucault sur la couverture d’un livre : Le Beau danger, paru en 2011 aux Éditions Seuil-EHESS, qui retrace les mots de cette conversation. Foucault en avait jusqu’àlors interdit la publication. Après sa mort en 1984 et la publication de Dits et Écrits en 1995 reprenant ses conférences, interventions radiophoniques ou publiques, après le lancement de la publication de ses cours au Collège de France à partir de 1997, Philippe Artière décide, avec l’autorisation de la famille de Foucault, de faire paraître la première partie de cet entretien. Sur la couverture de ce petit texte, un portrait de Foucault, donc, en noir et blanc. Titre en bleu, couverture noire sur laquelle se détache ce visage pensif et lisse, chemise fermée, regard lointain. Voilà tout ce que nous avons, voilà tout ce qui reste de cette parole tue. Car derrière cette couverture, derrière ces mots écrits, cet homme parle, a parlé.
Dans Le Beau danger, Foucault raconte, il raconte comment il écrit. Il dicte l’écrire et ce faisant il nous amène au plus profond de l’histoire. Foucault nous parle d’une action, il documente une action quotidienne mais en déroulant cette action il trace une question. Pourquoi écrit-on ? Qu’est-ce que transmettre ? Pourquoi passer ailleurs, plus loin ? Que gardons-nous de nous ? Dans Les Mots et les choses, qu’il publie juste avant cet entretien, Foucault aimait rappeler que « ce que l’on voit ne loge jamais dans ce que l’on dit », mais où loge ce que l’on dit ? Où situer ce vide creusé par la question du dire, de l’écrire, de l’imaginer ? Où sommes-nous quand nous écrivons et où mettons-nous ces mots et ces choses ainsi créés ? Le Beau danger représente le hors champ de la pensée de Foucault (tout du moins ce qu’il a voulu laisser hors champ) mais c’est aussi une pensée arrêtée à jamais et fragmentaire puisque nous n’avons que la première partie retranscrite de cet entretien sonore perdu. Qu’est-ce que ce texte nous dit de plus sur la pensée de Foucault que nous ne connaissons déjà ? Comment cette parole tue, enfouie, retrouvée et incomplète (et grâce précisément à toutes ces particularités) nous permet de déplier cette pensée en marche ? Plus précisément, qu’est-ce que ce déploiement ouvre dans la formation d’une trace, aussi immatérielle soit-elle ? Comment écrire l’histoire tue ? Mais surtout, comment l’histoire s’écrit dans tout ce qui ne passe pas ?
Le beau danger de l’écriture, c’est évidemment de croire en sa simplicité, penser que « l’écriture est érigée à partir d’elle même, non pas tellement pour dire, pour montrer ou pour enseigner quelque chose, mais pour être là » (Foucault, 2011, p.28). Or ce que montre Foucault et précisément dans Le Beau danger, c’est que l’écriture n’est pas, nous la faisons être, et nous la faisons être contre elle-même puisqu’à travers elle nous affrontons sans cesse la finitude du discours et l’infini du langage. Pour Foucault : « ce n’est pas l’écriture qui est heureuse, c’est le bonheur d’exister qui est suspendu à l’écriture » (Foucault, 2011, p.56). L’écriture fait peur. Elle représente la contingence absolue. Chaque mot écrit annule les milliers d’autres mots possibles, c’est effrayant. Pourquoi celui là plutôt qu’un autre ? Ce qu’on écrit aujourd’hui n’est valable que maintenant, il sera autre demain, il s’est perdu hier. L’écriture nous engage nécessairement parce qu’elle nous expose, nous impose au présent. Cette pensée est précieuse, elle entre dans une dynamique : celle de créer un discours. Parce qu’il s’inscrit comme un manque nécessaire de tout ce qui pourrait être et ne sera pas par sa matérialisation même, le discours, un discours, tout discours se vit comme un brèche dans l’actualisation de notre pensée, une pensée investie, performée, engagée dans chaque mot, ainsi offerte en partage. Le discours constitue le propre d’une parole « actante » qui agit le temps et la pensée. Regarder la fabrique de l’histoire à travers l’action des mots révèle la force politique du soi. L’expression et la visibilité de ce soi mettent en avant l’acte documentaire non comme un absolu mais comme une expérience, comme une réponse documentée à une situation donnée.
Écrire, parler, rendre réel : réaliser un imaginaire, une pensée, tout discours, toute forme d’écriture (quelle soit sonore, visuelle, textuelle) est un acte de création. Gilles Deleuze disait dans sa conférence à la Fémis en 1987 que penser c’était créer, et bien écrire c’est matérialiser cette création mais cette matière elle-même est création. Les mots sont et font être. L’écriture est, plus précisément le discours devient. Le discours, c’est-à-dire ce qui se forme par la langue. Ce qui se construit dans son travers, dans son montage dans toute la finitude de cette éternité de possibilités. Le discours est. Il est contre tout. Il est dans sa redoutable matérialisation de tout ce qui ne sera pas par son existence même. Quel beau danger. Quel doux vertige. Écrire c’est se situer, dire où l’on parle et pourquoi l’on parle, ce qui nous pousse à parler. Bien souvent les discours dits objectifs évacuent ce lieu là : le lieu de celui qui dit. Un discours ne roule pas tout seul, un discours naît d’envies, de peurs, d’idées, de nécessités qui poussent à écrire là, sur cette chose là, dans ces mots là. L’écriture, c’est la distance exacte entre la chose et soi, c’est un rapport au monde, un rapport à l’autre. Il n’y a pas d’instant décisif, pas de moment de saisissement, il y a des mouvements qui impriment le papier et qui tissent nos regards. Walker Evans disait que la seule question de la photographie est de savoir où se situer par rapport à l’objet, la personne ou la situation saisie. Ce que montre Foucault dans Le Beau danger, c’est précisément que l’écriture participe à cette question. L’écriture, comme toute forme de création, est une question de distance. L’écriture se situe dans la distance, une distance juste, juste une distance, celle qui reste encore et toujours à trouver derrière les mots, derrière les choses ou justement entre les deux. Tracer des lignes, des cercles sur des pages ce n’est pas écrire, c’est transcrire peut-être. Mais comment écrire ? Comment sentir qu’on arrive à passer de la chair aux mots, du mouvement au papier ? Finalement Foucault pose ici la seule question de l’écrire : jusqu’où peut-on écrire ? Si l’écriture est une nécessité, comme le répète Foucault, jusqu’où prenons-nous la parole? Marcel Proust écrit dans La Recherche du temps perdu : « Noter ne signifie rien, ce qu’il faut c’est traduire ».
Comment transmettre un souvenir ? Jusqu’où écrire un moment ? Avec Le Beau danger, nous lisons une parole. On passe du dit aux mots. Mais que lisons-nous ici ? Jusqu’à quel point la parole inscrit des parcours de pensée que l’écriture ne peut pas reprendre comme l’intonation, les blancs, les soupirs ? Les mots effacent également, aussi étrange que cela puisse paraître, l’effacement de la parole. Les mots nous font croire qu’on a. Mais qu’en est-il de cette parole perdue, censurée, ravalée parce que les mots dits peuvent aller plus vite ou trop loin. Le temps de l’écrire n’est pas celui du dire. Que gardons-nous de nous à travers les traces que nous constituons ? Chaque trace laissée enferme, transforme, organise l’instant en souvenir. Le souvenir, littéralement, c’est ce qui vient derrière, juste en dessous de la chose vécue, ressentie. Mais où se trouve cette « chose » une fois le souvenir saisi ? À travers la remise en cause de l’évidence de l’écrire, Foucault questionne ici la matière de la mémoire. La mémoire n’est pas un discours sur ce qu’il s’est passé, c’est un discours propre, un forme en soi de langage qui lie peut-être le plus ouvertement l’intime et le public et ce liant, c’est le corps qui le concentre. Comme l’écrit Paul Valéry dans ses Cahiers : « La mémoire est d’essence corporelle (en tant que corps et organisation) car elle est liée à la forme » (Valéry, 2009, p.145). Dans un mouvement inverse, il semble important de voir que le corps imprime la mémoire. Le corps est marqué, transformé par la mémoire, mais tout le paradoxe, selon Henri Bergson, notamment dans Matière et mémoire, c’est qu’il ne s’en souvient pas. Il n’est pas facteur de mémoire, il est réceptacle à jamais vide. Le mythe des Danaïdes prend ici tout son sens, le corps devient un puits sans fond où s’enfoncent des traces de mémoire toujours en réminiscence. Le corps serait l’écran mais aussi l’appareil de projection « en action », en mouvement constant. De ce mouvement, de cet immatériel, va naître une forme active plus ou moins consciente, intemporelle et sans espace déterminé qui va chercher sans relâche entre passé et futur pour constituer au présent une trace en formation.
Il n’y a pas de lieu de mémoire, il y a ce qu’on en fait : ce qui s’obstine à prendre place dans ce corps qu’on voudrait léger. Il n’y a pas de bibliothèque de souvenirs dans laquelle nous irions puiser. Il y a une action permanente qui consiste à tendre vers. Nous marchons sur un fil à tâtons comme des funambules débutants. On débute toujours dans la mémoire parce qu’elle dépend d’une chose unique, une chose vivante, pensante certes, mais surtout en ébullition permanente : réagissant, intégrant, étant au monde. Cette chose c’est le corps. Un corps qui crée et que je crée, qui s’arrête, qui s’envole et qu’on ne retient qu’une fois mort. Corps trace volatile, trace indéchiffrable parce qu’en constante transformation. Un corps qu’on oublie, aussi, très souvent, parce qu’il reste insaisissable, parce qu’on ne peut sentir que par bribes qu’il est et que nous sommes par lui. Il n’y a pas de lieu de mémoire mais un présent perpétuellement investit par un corps qui dit qu’on est parce que nous avons été.
Comme le révélait déjà l’art de la mémoire de l’Antiquité, penser la mémoire par le corps permet de regarder la mémoire comme un espace propre. Le corps de la mémoire ouvre à la conscience du monde dans son impossible captation, il confronte, organise, souligne la fragilité de notre rapport au monde, de notre rapport à l’autre. Foucault, dans Le Beau danger, rend réel l’importance de regarder le fonctionnement public, officiel, extérieur de la mémoire via la dynamique intime qui nourrit nos souvenirs. Et si Foucault s’est si longtemps efforcé de différencier mémoire et histoire, archives publiques et archives privées, c’est aussi pour dessiner en creux l’importance du corps qui rend impossible ce cloisonnement. Car les archives personnelles sont comme les archives d’État : une construction permanente. Ce que nous montrait déjà Maurice Halbwachs avec ses concepts de mémoire culturelle et de mémoire collective puisque, à travers eux, Halbwachs nous dit que le seul support de mémoire, c’est un groupe d’individus déterminé dans un espace-temps donné. Avec Halbwachs, il n’y a pas de mémoire universelle. La mémoire n’est pas une donnée, la mémoire est action, et tout l’enjeu du texte de Foucault est de révéler que l’écriture ne participe à la mémoire qu’en prenant part à cette action, à ce mouvement, c’est-à-dire que l’écriture entre dans la mémoire à partir du moment où nous acceptons de nier la stabilité que nous lui conférons.
À travers ces archives en bribes se révèlent, se rendent réels les mécanismes de l’historiographie. Nous suivons Foucault dans ses doutes, dans ses non-dits, dans ce qu’il veut cacher, dans ce qu’il espère oublier. Cette pensée est fragile, elle se perd au détour d’une question, d’une censure, d’un oubli, d’une réinterprétation de ce dit évanoui. Mais dans ce creux laissé, dans l’écoulement d’une parole figée par les redoutables traits, cercles et autres formes géométriques qui forment l’écriture, nous avons la possibilité de documenter une action la plus précieuse du monde : non pas seulement comment cette pensée se forme mais comment cette pensée se perd.
Avec Le Beau danger, avec le texte même dans sa matérialité, dans son histoire, dans ses lacunes, Foucault nous pose une question bien plus importante que la démarche de l’écriture. Il nous demande : que gardons-nous de nous ? À travers des mots dits, des mots écrits, Foucault cherche à comprendre jusqu’où nous pouvons accepter un présent nécessairement voué à disparaître. Que gardons-nous de nous quand nos seuls outils pour endiguer l’oubli sont des outils impropres qui nous saisissent plus qu’ils nous permettent de saisir le monde ? Que gardons-nous de nous quand l’écriture, la parole, l’image esquissent des contours d’un présent à jamais flou. Que gardons-nous de nous ? À partir de cette question l’archive se fait fiction, trauma, souvenir et mouvement. Et à travers elle l’histoire peut enfin se montrer en construction, s’offrir comme un mode permanent de perturbation face à l’immatérialité de l’archive assumée. Comme l’écrit Walter Benjamin dans Sur le concept d’histoire : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger ». (Benjamin, 2000, p.431)
Dans L’Empire des signes, à la fin de cet ouvrage, Roland Barthes publie une image double : deux portraits en pieds du général Nogi et de sa femme.
A la page suivante Barthes explique :
« Regardez cette photographie du 13 septembre 1912 : le général Nogi, vainqueur des Russes à Port-Arthur, se fait photographier avec sa femme ; leur empereur venant de mourir, ils ont décidé de se suicider le lendemain ; donc, ils savent ; lui, perdu dans sa barbe, son képi, ses chamarrures, n’a presque pas de visage ; mais elle, elle garde son visage entier : impassible ? bête ? paysan ? digne ? Comme pour l’acteur travesti, aucun adjectif n’est possible, le prédicat est congédié, non par solennité de la mort prochaine, mais à l’inverse par exemption du sens de la Mort, de la Mort comme sens. La femme du général Nogi a décidé que la Mort était le sens, que l’une et l’autre se congédiaient en même temps et que donc, fût-ce par le visage, il ne fallait pas « en parler ». » (Barthes, 2005, p.130)
Nous avons l’image, le texte, la date, le contexte. Nous n’avons rien. Au bas des images Barthes a ajouté à la main : « Il vont mourir, ils le savent et cela ne se voit pas » (Barthes, 2005, pp.128-129). Que voyons-nous, que gardons-nous de cette situation ? Ni les mots, ni les images ici ne sont capables de prendre trace. C’est dans l’entre-deux que l’archive naît, dans l’espace d’interprétation laissé, dans la vacance du voir et du dire quand le regard se fait vague pour sentir qu’on ne comprend pas. L’archive n’est pas, elle devient par le saisissement de son immatérialité. L’archive est immatérielle par principe, parce qu’elle est action.
Emilie Houssa
Bibliographie
Roland Barthes (2005). L’Empire des signes. Paris : Seuil.
Walter Benjamin, (2000). « Sur le concept d’histoire ». Œuvre III. Paris : Gallimard.
Henri Bergson (1969). Matière et mémoire, essai sur la relation du corps à l’esprit. Paris : PUF.
Michel Foucault (2011). Le Beau danger. Paris : Seuil-EHESS.
Michel Foucault (2009). Corps utopique. Hétérotopies. Paris : Ligne.
Michel Foucault (2003). Les Mots et les choses. Paris : Gallimard.
Michel Foucault (1971). L’Ordre du discours. Paris : Gallimard.
Paul Valéry (2009). Les Cahiers. Paris : Gallimard.
Ces questions des premiers paragraphes sont vraiment simplistes même si plus ou moins annoncé « Ces hommes parlent : l’un pose des questions, l’autre répond. L’image est simple » le problème est que les paragraphes qui suivent sont tout aussi simples, quel genre de public visez vous ? des enfants ? dans cet article de conférence, ça fait un peu Foucault pour les Nulles et ça donne surtout envie de se replonger dans l’essentiel qui sera toujours le philosophe et ses oeuvres plutôt que les écrits des philosopheurs en herbe. Pour préparer le BAC, ça peut être un bon niveau de réflexion, si on ne cherche pas à niveler par en haut. mais bien tenté quand même! je préfère vos articles sur le cinéma documentaire et les webdocumentaires !