Chaque année depuis 2010, des auteurs, des producteurs et des diffuseurs du monde entier se retrouvent pendant 3 jours au Forum Blanc dans la station de ski du Grand-Bornand, en France, pour parler de transmédia et de cross-média. René Broca a été le créateur et le responsable éditorial de ce rendez-vous incontournable de la création transmédia. Cette année, pour la première fois, il n’a pas participé à l’organisation du Forum. L’occasion de revenir avec lui sur près d’une décennie de création transmédia et de dresser un état des lieux réaliste sur la situation actuelle de ce secteur. Un regard critique qui pointe l’absence de marché pour ce type de contenus et un manque d’engouement de la part du public. Propos recueillis par Alexandre Pierrin.
Le Blog documentaire : Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer le Forum Blanc ?
René Broca : Il y a 8 ans, on commençait à peine à parler de « cross-média » en France. En tant que spécialiste du secteur de l’animation, je me suis tout de suite demandé ce que cette manière de faire pouvait apporter au niveau économique. Les liens me semblaient évidents : dans l’animation, on fait déjà des ponts entre télévision et cinéma ; donc je me suis dit : « pourquoi pas internet, les tablettes et le reste ? ». Je pensais aussi que ça pouvait donner de nouvelles opportunités d’écriture et d’expression pour les auteurs.
J’en ai parlé à Patrick Eveno, directeur de CITIA (la Cité de l’image en mouvement) qui organise le Festival International du Film d’Animation d’Annecy. Ça l’a intéressé, et pendant 8 ans nous avons développé le projet ensemble. On a vite fait le constat que, si on se limitait aux professionnels de l’animation, il n’y aurait pas beaucoup de personnes intéressées par notre événement ; donc on a décidé d’ouvrir le Forum à des professionnels d’autres secteurs : cinéma, jeu vidéo, documentaire, etc. C’est comme ça que j’ai découvert un tout nouveau milieu professionnel.
Comment est-ce que vous présenteriez le Forum Blanc ?
L’idée de base était de créer un espace-temps de discussions professionnelles sans pression commerciale. Je ne voulais pas faire un marché. Évidemment, il y a toujours du business, car les gens sont là pour leur travail, mais ça se fait directement entre les participants, dans les couloirs, de manière informelle.
Je ne voulais pas non plus que ce soit un espace promotionnel où les intervenants viennent dire : « Regardez-moi, je suis le meilleur ». J’ai essayé d’y introduire la dimension du débat, de la confrontation, faire en sorte que ce soit un endroit où on se pose des questions plutôt qu’apporter des réponses toutes faites. D’où le nom de « Forum ». On essayait à chaque édition de se demander : où en sommes nous avec les publics, avec l’économie, avec le droit, avec les nouveaux usages ? On présentait aussi des études de cas concrètes pour essayer de comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Le Forum Blanc a commencé au moment où les mots « cross-media » et « transmédia » arrivaient en France. Est-ce que vous avez eu l’impression d’assister au fil des années à la structuration d’un secteur à part entière ?
Les gens qui m’ont réellement semblé avoir quelque chose à dire dans ce secteur, ce sont les documentaristes. Ils étaient intéressés par cette forme d’écriture chorale. Dans l’animation, globalement, les projets que nous avons présentés utilisaient le transmédia ou le cross-média pour vendre des produits dérivés ou faire de la com’. A la base, l’animation coûte déjà très cher, donc les producteurs ne voyaient pas trop l’intérêt d’investir dans des plateformes supplémentaires car s’ils voyaient très bien ce que ça allait leur couter, ils ne comprenaient pas ce que ça allait leur rapporter.
Très rapidement, on a aussi vu les professionnels du marketing s’intéresser au transmédia car ils voyaient bien comment l’utiliser pour vendre des savonnettes. Personnellement, la vente de savonnettes ça ne m’intéressait pas, donc après les avoir invités lors des premières éditions, j’ai fait le choix de ne convier plus que les représentants de ce que j’appelle un peu pompeusement le « transmédia de création ». C’est-à-dire des projets innovants portés pas des auteurs qui cherchent à innover sur le fond comme sur la forme.
Il y a sept ans quand on se rendait à des événements comme le vôtre, on avait l’impression que le transmédia allait être le nouveau paradigme de création culturelle. Depuis, l’enthousiasme est clairement retombé, quel impact est-ce que cela a eu sur l’organisation d’un événement comme le Forum Blanc ?
Personnellement j’ai eu l’impression qu’on commençait vraiment à se répéter. A force, je ne voyais plus le sens d’organiser un tel événement. Je ne regrette absolument pas ces années à organiser le Forum Blanc car j’ai eu l’occasion de rencontrer des gens passionnants, de découvrir des œuvres surprenantes, mais au bout de toutes ces années, on constate qu’il n’y a toujours pas de marché qui s’est constitué ; ce qui veut dire concrètement que les auteurs et producteurs ne peuvent pas en vivre.
En France, ces œuvres reposaient sur un modèle d’assistanat. Je ne dis pas ça de manière péjorative, mais sorti des deux chaînes de service public (ARTE et France Télévisions) et du soutien du CNC, personne ne finançait ces projets. Les gens travaillaient avec très peu de moyens, or aucun secteur ne peut se développer s’il ne permet pas à ses professionnels de gagner convenablement leurs vies.
En outre, on ne voyait pas venir une demande expresse de la part du public pour ce genre de projets. La narration transmédia, c’est une idée très intéressante mais c’est un peu une idée de « happy few » pour des « happy few ».
Au final, je me suis dit que, puisque le transmédia avait échoué – jusqu’à présent au moins – à se constituer en milieu professionnel, il n’y avait pas forcément de raison de maintenir un événement professionnel dédié uniquement à cette pratique. Je me disais qu’il fallait peut-être mieux intégrer des sections transmédia dans des festivals d’animation, de cinéma, de documentaire, plutôt que de maintenir à tout prix un événement dédié.
Oui, d’ailleurs on voit que de nombreux événements qui étaient dédiés exclusivement au transmédia comme les Cross Video Days ou I Love Transmedia se repositionnent de plus en plus sur la réalité virtuelle (VR). On a l’impression que la VR a pris le relais des espoirs déçus du transmédia, non ?
C’est tout à fait ça, et d’ailleurs le résultat sera peut-être le même… J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’annonce par Sony de la fermeture de son studio de VR. En plus, les casques de VR ont quand même été l’échec commercial de 2016… Donc on peut légitimement se demander si la VR n’est pas en train de devenir la nouvelle bulle qui va éclater. Dans nos secteurs, on n’est jamais à l’abri d’un certain enthousiasme technophile, avec des industries qui ont envie de vendre du nouveau matériel et de nous dire que la prochaine étape, c’est celle-ci ou celle-là.
Ce qu’on aurait pu attendre à mon sens, c’est que les personnes issues du jeu vidéo s’emparent du transmédia avec plus de… talent. Les gens du jeu vidéo avaient l’expérience de l’interactivité, ils avaient les compétences techniques et une culture d’innovation, mais malgré ça, je trouve que les documentaristes ont apporté plus de nouveauté, à travers notamment les webdocumentaires ou autre.
Mais alors pourquoi ça n’a « pas pris » le transmédia ?
En tant que créateur d’un événement transmédia que j’ai animé pendant des années, je pense que dans notre culture occidentale, ce qu’on recherche avant tout, c’est une histoire qui commence, qui se développe et qui se termine. La pluralité des points de vue peut être intéressante sur certains sujets, mais c’est plutôt rare. En général, le public préfère une histoire linéaire.
Une autre illusion était qu’on pensait que les gens voulaient interagir. En fait, ce n’est pas le cas. Si les gens veulent interagir, ils se tournent vers les jeux vidéo. Mais il y avait cet espoir que le transmédia soit la synthèse hégélienne de tout ce qui le précédait : le cinéma, les jeux vidéos, l’animation… Au final, tout le monde en est revenu. Encore une fois, je ne regrette pas du tout ces années passées à organiser le Forum Blanc, mais en tant que responsable éditorial, je n’ai pas voulu faire l’édition de trop.
Peut-être faut-il faire revenir les vendeurs de savonnettes autour de la table?
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