Le Blog documentaire revient ici sur la controverse suscitée par la série Apocalypse de Daniel Costelle et Isabelle Clarke. La diffusion des deux épisodes consacrés à Hitler a connu un vif succès d’audience, avec plus de 6 millions de téléspectateurs le 25 octobre 2011, et la majorité des commentaires médiatiques a été plutôt agréable…

Ici ou là, on a en effet loué un « travail acharné », une « entreprise pédagogique » ou encore une « œuvre salutaire » même si, parfois, on a regreté à demi-mot le ton du commentaire dit par Matthieu Kassowitz. Quelques voix dissonantes se sont tout de même faites entendre. Celles d’historiens surtout : Matthias Steinle et Julie Maeck dans Télérama, ou encore André Gunthert sur Médiapart (cf. Les précisions du Blog documentaire).

Nous proposons ici, à la suite du premier texte de Hugues Le Paige déjà publié par Le Blog documentaire, une analyse sur la forme du document proposé par France Télévisions ; l’éclairage indispensable de Jean-Louis Comolli qui s’exprime ici sous la forme d’une amicale « lettre de lecteur ».

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Retour sur « Apocalypse Hitler » :
Les faux-monnayeurs

Fausse monnaie historique : non sur les faits, non sur les événements (reste à voir, je ne suis pas historien de cette période), mais sur les formes elles-mêmes.

Quand bien même la fameuse « vérité historique » serait « respectée », l’histoire du cinéma ne l’est pas, elle est faussée, elle devient trompeuse : tous les films d’actualité ou amateurs étaient muets, et seuls les films amateurs pouvaient être en couleurs, dans l’Allemagne des années 30 : familles aisées, seules elles pouvaient tourner ces films de famille incluant Hitler ; en colorisant les autres archives, actualités diverses, archives officielles de divers sources, on efface la frontière entre images officielles et images marginales, ce qui a pour effet de masquer les implications idéologiques, les points de vue adoptés.

Hitler est partout, tout le temps : normal, il est filmé par ses amis ou par ses séides. Brouillage donc. Ne pas signaler l’origine des archives a pour résultat de les mettre toutes sur le même plan donc de mentir sur leurs déterminations. Et ne pas prendre en compte la spécificité historique de ces archives, qui portent la marque de leur époque et des capacités du cinéma en leur époque, revient encore à mentir sur les limites de ces images, et donc la relativité de leur point de vue ; ici, les images sont absolutisées : il n’y a plus le format d’origine (presque carré, 4/3 en télé), donc plus de cadre d’origine, donc plus de hors champ historique, donc plus de marqueur ou de limite claire entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas, et cette dissolution du hors champ dans un cadre fallacieux et non réglé aboutit à nous faire prendre ces images dilatées pour une image totale.

D’ailleurs, le cercle se referme (figure totalitaire) : ces images d’amateur en couleur privilégient, en tout cas le montage de ces bandes d’amateur privilégie la figure de Hitler, devenue le centre de gravité du film, son point de fascination. Le téléspectateur est alors subrepticement invité à partager la fascination du peuple allemand pour le Führer : Hitler + Hitler + Hitler, à l’infini, sans qu’il nous soit donné le moindre hors-champ : normal, les amateurs fortunés qui tournent ces images ne filment pas le KPD. Il suffit de voir le film de Bertold Brecht et Slatan Dudow Ventres glacées (1932) pour constater que la mobilisation communiste était au moins aussi massive et visible que celle des SA hitlériens.

Il y avait donc d’autres images, pouvant rendre le film plus complexe et son commentaire plus subtil. L’écrasement du format d’origine des images, comme leur colorisation et leur sonorisation, signifient falsification de l’histoire, celle du cinéma, qui n’est pas moins historique que l’histoire politique. Les auteurs de cette apocalypse peuvent être dits des faussaires. Ils trompent les téléspectateurs sur la « marchandise ». Le cinéma dans les années 30 était moins puissant qu’aujourd’hui. D’ailleurs, Hitler s’est surtout manifesté par la radio. Le piège tendu perversement par les auteurs est de feindre de dénoncer le Führer, de le critiquer dans leur commentaire, alors que les images proposées sans hors-champ, sans déconstruction, au téléspectateur, reconduisent la fascination supposée du peuple allemand pour la figure du Führer. Pour dénoncer une adhésion, on la maintient, on la perpétue. On fait comme si les mots du commentaire étaient à même d’atténuer ou de limiter la puissance des images d’Hitler que l’on multiplie, alors même qu’on raconte comment ces images ont fasciné les masses allemandes. L’entreprise filmique se boucle sur elle-même.

Un dehors eut été la description de la longue lutte qui a opposé le KPD et les nazis. Il n’en reste presque rien. Un autre dehors, plus essentiel encore, eut été d’expliquer comment l’Allemagne est passée d’une intégration des Juifs à un antisémitisme d’Etat. Rappelons, ce qui n’est pas dit dans la série, que les Juifs allemands, parfaitement intégrés, avaient combattu sur les fronts de 14-18, avaient été décorés autant sinon plus que Hitler, et que cela ne leur a pas évité d’être déportés et gazés, fût-ce avec des gants (Theresienstadt).

Justement, le commentaire. Incessant, obsédant, une parole maîtrise tout, et ce n’est pas seulement celle d’Hitler, c’est celle des auteurs du film, parole qui fait comme si elle connaissait tout de tout, sans points d’interrogation, sans marges d’erreur, sans dehors. Comment qualifier un commentaire qui contrôle tout ? Autoritaire, totalitaire ? Une fois de plus la télévision publique nous balance un commentaire insatiable qui nous dit en clair que, téléspectateur, nous sommes des moutons que l’on mène où l’on veut les mener.

Une démarche à la fois falsificatrice, perverse, puisqu’elle sait bien qu’elle falsifie, tout en affirmant le contraire, et pour finir dictatoriale.

Voilà qui nous en dit long moins sur l’avenir télévisuel que l’on nous prépare, que sur la pensée du monde qui en est la racine : un public voué à se faire faire la leçon, à être trompé, à être manipulé. Comme le disait Oscar Wilde, « l’ignorance est inexcusable ».

Or, le succès public n’excuse pas tout. Les spectateurs ont droit à la vérité des images et des sons. D’autant plus qu’ils sont plus nombreux. Et nul ne devrait s’autoriser à leur mentir publiquement. Les auteurs d’Apocalypse-Hitler sont malhonnêtes.

Jean-Louis Comolli

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Les précisions du Blog documentaire

1. Jean-Louis Comolli est auteur, réalisateur, scénariste et écrivain. Il a écrit de nombreux articles et des ouvrages théoriques de référence sur le cinéma documentaire, notamment Voir et pourvoir (ed. Verdier, 2004 – lauréat du prix de la revue Film Crititica en 2005) et Cinéma contre spectacle (ed. Verdier, 2009). Sa filmographie, dense, regroupe des œuvres de fiction (La Cécilia, L’ombre rouge) et de nombreux documentaires. Il est ainsi l’auteur, avec Michel Samson, d’une impressionnante série, Marseille contre Marseille, sur 12 ans de batailles électorales dans la cité phocéenne.

Jean-Louis Comolli fut par ailleurs rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma de 1966 à 1971, et son dernier film, A voir absolument (si possible), revient sur cette expérience.

Les éditions Montparnasse viennent également de sortir un DVD de 4 films issus du Cinéma de Jean-Louis Comolli. On y retrouve Naissance d’un hôpital, La Vraie vie (dans les bureaux), Le Concerto de Mozart et L’Affaire Sofri.

Vous pourrez enfin retrouver Jean-Louis Comolli lors de deux projections-débats consacrées à la représentation du politique au cinéma dans le cadre du Mois du film documentaire avec l’ACRIF. Le Mercredi 23 novembre à l’Espace Marcel Carné de Saint-Michel-sur-Orge et le Samedi 26 novembre au cinéma « Le Roxane » de Versailles (avec Sylvain George).

2. Vous pouvez retrouver par ici l’article d’Hugues Le Paige sur la « mystification » que représente, selon lui, la série Apocalypse.

3. Apocalypse Hitler a été diffusé par France 2 le 25 octobre 2011 à 20h40. Vous pouvez en retrouver quelques prolongements sur le site de France Télévisions. Les films sont également disponibles en VOD et en DVD (39,99€ le coffret). Quelques extraits sont également disponibles sur Youtube.

Pour « passer de l’éphémère à l’étagère » (dixit Daniel Costelle), un livre a été édité par les éditions de l’Acropole. On y retrouve quelques 800 photos « que personne n’a jamais prises ».

4. Daniel Costelle et Louis Vaudeville, producteur et gérant de la société CC&C (Clarke Costelle & Cie), ont annoncé au Buzz Média Orange Le Figaro que d’autres films de la série étaient prévus, et ce dès 2014. Au total, ce sont 18 épisodes (900.000 euros l’unité) qui devraient voir le jour pour couvrir la période 1889-1989.

5. Parmi les nombreux articles parus sur Apocalypse Hitler, on notera par exemple celui de Philippe Bilger qui explique notamment sur son blog repris par Marianne 2 : « Le tour de force a été de présenter, à la télévision qui impose simplification et réduction, une vision fouillée et complexe ».

6. Avis nettement plus négatif sur Télérama où les historiens Matthias Steinle et Julie Maeck récusent la dimension pédagogique du projet, et interrogent la finalité de cette « logique de la compilation » au terme de laquelle, selon eux, le nombre d’images, d’heures de rushs ou de spécialistes ayant travaillé sur le sujet est érigé en gage de sérieux.

7. Son de cloche similaire pour André Gunthert, historien et enseignant-chercheur à l’EHESS, qui dénonce sur Médiapart « l’anhistoricité d’Apocalypse ». Il critique notamment « la dissimulation des options narratives derrière l’autorité du document, ou encore la manipulation de l’archive ». « Montrer Hitler ne suffit pas à faire comprendre. Ou plutôt : montrer Hitler, c’est être sûr de ne pas donner les moyens de comprendre », écrit-il en ajoutant un peu plus loin : « le matériau documentaire se trouve sérieusement malmené par sa réutilisation: coupé, remonté, décontextualisé, commenté, recadré, colorié, sonorisé, etc…, il n’est plus qu’un lointain reflet de l’archive dont il a été extrait ». André Gunthert parle enfin de « trouille de l’histoire » et de « peur du noir et blanc ».

8. Sur Libération, la journaliste Isabelle Hanne se livre à une analyse formelle plus fouillée, expliquant que « appliqué à la trajectoire d’un seul homme, Adolf Hitler, le procédé se parodie et aboutit à une caricature ». Elle note par exemple, dans le sillage de Georges Didi-Huberman : « Le problème posé par ce passage à la palette, c’est qu’il unifie tous les documents, leur donne une continuité artificielle alors qu’ils sont de sources différentes ». « Le montage d’archives qui se répondent artificiellement, comme des champs-contrechamps de cinéma », l’exploration « dynamique » des photographies ou l’utilisation d’un commentaire « bavard » ne fondent pas non plus, selon elle, les bases d’un documentaire historique.

9. Fiche technique de «Apocalypse – Hitler» :
Réalisation : Isabelle Clarke, Daniel Costelle.
Voix off : Mathieu Kassovitz.
Musique originale : Kenji Kawai.
Production : CC&C Clarke Costelle et Cie.
Producteur délégué : Louis Vaudeville.
Conseiller historique : Jean-Paul Bled.

4 Comments

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