L’édition 2020 du festival Visions du Réel de Nyon a lieu en ce moment, et en ligne, c’est jusqu’au 2 mai prochain… Nous n’avons donc pas eu le plaisir d’une virée en Suisse cette année, mais les différentes sélections de films sont visibles sur internet, dont deux documentaires de Claire Denis, invitée spéciale de la manifestation. Elle succède en cela à Werner Herzog, dont nous avions pu suivre la « classe de maître » lors de la précédente édition. Jules Berg y était.

 

Herzog après-coup

On a beaucoup écrit sur Herzog, toujours très passionnément, pour en dire le pire comme le meilleur. Quand le succès de Grizzly Man (2005) a fait ressurgir une œuvre d’une soixantaine de films lancée avec Signes de Vie (1968) et un peu mise au placard après Fitzcarraldo (1982), ce soudain retour à la mode arrivait sans doute un peu tard pour l’amour propre du cinéaste.

En bon cabochard, et avec l’aide de son demi-frère et producteur (Lucki), Herzog a emprunté tous les chemins qu’il pouvait pour survivre à des temps où on s’intéressait moins à ses films, produisant de plus en plus  avec les Etats-Unis au milieu des années 90 avant de s’y installer. Aujourd’hui, il est presque divinisé, et il est même devenu acteur dans quelques immenses productions américaines (dont une série dérivée de Star Wars sortie ce mois-ci). Une chose est sûre, c’est un bon exemple de longévité et de recyclage dans un milieu où la durée de survie est aussi courte que la carrière de certains sportifs.

Wodaabe les bergers du soleil (1989)

Ecrire aujourd’hui sur Herzog c’est écrire après-coup, et c’est peut-être le meilleur moment pour voir les films et en parler. Exilé volontaire aux Etats-Unis, Werner Herzog semble avoir perdu un peu de lui-même en partant dans le pays où Lang était parti, soixante ans plus tôt, par nécessité (refusant par là même de devenir le cinéaste officiel du Reich).

L’exil en Amérique n’a jamais laissé quiconque indemne. Herzog le premier. Quels films aurait-il fait s’il avait su rester ce franc-tireur montagnard bavarois ? De leur génération, Fassbinder, seul, aura porté dans tous ses films le fardeau de réalisateur des deux Allemagnes.

Le syndrome Duras

Pourquoi continuer d’aller voir des films de Werner Herzog, « plus-herzogien-tu-meurs », parfois devenu la caricature de lui-même ? Si on décide de continuer de regarder ses longs-métrages, c’est par un plaisir obligé envers celui qui a déjà réussi à vous ravir (tout en craignant que les films soient sans doute moins bons qu’avant). On pourrait appeler ça le « syndrome Duras » : faire les plus beaux films du monde, puis les contrefaire. Chez Herzog, cela se traduit essentiellement par une diminution de la prise de risque. Il lui reste encore quelques hasards préparés, une façon de pousser à bout ses plus petites intuitions, et son audace de faire des films souvent inattendus.

Avec son nouveau documentaire Rencontre avec Gorbatchev, trente ans après la chute du mur, il fait un pas surprenant vers cet esprit « Allemagne de l’Est » qu’il semblait avoir abandonné avec la mort de Klaus Kinski. Herzog n’a jamais fait que s’approcher par touches indirectes de l’Histoire de l’Allemagne, sujet quasi tabou dans sa filmographie.

Meeting Gorbatchev (2019).

Il faut se souvenir que, dans les années 1980, on le traitait de cinéaste « réactionnaire », voire de cinéaste « nazi », à cause d’une lecture d’Aguirre qui faisait du film un éloge des tyrans fous. Le colon espagnol (qui parle en allemand dans le film !) a en effet tout d’un dictateur miniature ; mais ce qui fascine Herzog, c’est la puissante et folle solitude des hommes. Cinquante ans plus tard, c’est une même solitude de chef qui intéresse Herzog, celle du fossoyeur de l’Union soviétique.

Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, curiosité de l’Histoire

Rencontre avec Gorbatchev répond au syndrome. Il irrite autant qu’il ravive la passion pour son auteur. Reprenant la tradition des « rencontres avec », où un seul personnage connu porte un film, le documentaire prend pour « star » Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, catapulté personnage de cinéma pour avoir fait basculer le destin des blocs. Il faut dire que Mikhaïl Sergueïevitch avait déjà commencé sa carrière d’acteur en jouant son propre rôle dans Si loin, si proche de Wim Wenders (1993).

Une rencontre supposant d’être deux, voilà que Meeting Gorbatchev raconte autant Werner Herzog que « Gorbi ». On découvre le cinéaste allemand comme un enfant qui réalise un vieux rêve – rencontrer le « monstre », fossoyeur de l’Union soviétique. Il s’en va donc à sa rencontre comme si c’était une idole pop.

Les nains aussi ont commencé petit (1970).

Dans la boue du kraï de Stavoprol, et dans la vie de celui qui a dénoué le destin des deux Allemagnes, on redécouvre une fois de plus que toutes les vies sont minuscules. Même celle des hommes illustres. « Quand ma femme, Raissa, est morte, j’ai perdu la vie », regrette l’homme à la tâche rouge, qui apparaît dans ces séquences intimes comme un « Monsieur tout le monde ».

C’est facile, mais comme on n’avait pas vu Gorbatchev depuis des années, il devient une curiosité, un peu comme si on avait pu filmer Louis XVI juste avant sa décapitation. Il y aurait une filmographie à faire de ces personnages propulsés presque malgré eux dans la lumière de l’Histoire. Ces figures incomprises et tangibles amenuisent la distance entre les « grands hommes » et le peuple, à qui l’Histoire vole souvent les pages des livres, alors qu’en général c’est lui qui en paie les frais en premier.

La grande extase (1973).

Champions et parias

Pour ce film, Herzog n’a pu rencontrer l’ancien président que deux fois une heure, Gorbi ayant été immédiatement ramené à l’hôpital après les entretiens. « Je ne peux que te dire de quoi je ne souffre pas », s’exclame l’ancien dirigeant politique diminué mais bien assis comme un vieux sénateur romain en costume cravate.

Cette urgence de la rencontre est le moteur du film. Comme dans la série Dans les couloirs de la mort, dans laquelle Herzog s’entretenait avec les condamnés américains pendant trente minutes avant leur exécution, il tâche ici de rester dans le vif, dans l’instant magique. Conscient de l’occasion, Gorbatchev demande un troisième rendez-vous. C’est là qu’Herzog lui dit « Je t’aime » face caméra. C’est bavard mais Herzog a besoin de rappeler dans un film combien il apprécie ces figures boiteuses comme Gorbatchev.

Car les héros du cinéma d’Herzog sont des champions (Walter Steiner, Juliane Koepcke, Reinhold Messner) ou des parias (Hias, Stroszek, Woyzeck, Treadwell, Terence) ; souvent les deux à la fois (Aguirre, Fitzcarraldo, Gorbatchev). Les modèles du cinéaste, ce sont toujours ce genre de marginaux, qu’ils clament une folie créatrice d’exploits, ou qu’ils subissent une condition écrasante. Surpuissants nés ou fatalement impuissants, ses héros racontent en creux le monde qui les entoure. Tout ce que sont ses héros, ce monde ne l’est pas. C’est ce décentrement qui doit être le point de départ de tous ses films. Un pas de côté, une négativité toujours adaptée à ce qu’est le cinéma, art d’orphelins qui ne demandent qu’à être vus.

Dans les couloirs de la mort (2012).

L’ami américain

Les voix-off légendaires d’Herzog, toujours plus exploitées, et son goût soudain pour l’inouï font parfois regretter l’élan spontané de ses films d’hier. Mais il continue dans sa voie, grave et drolatique, film après film.

A un étudiant dans la salle comble du festival de Nyon qui demandait si son cinéma respectait l’environnement, Herzog a rappelé que la première écologie des films consiste à ne filmer « que ce dont vous avez réellement besoin sur l’écran », de ne pas « laisser la caméra tourner, au risque de n’attraper que le médiocre pendant des heures ». « Sachez coupez la caméra, ou le téléphone qui permet de tout filmer ». « On n’est pas là pour faire collection de déchets ».

Revenu le temps du festival de Nyon à proximité des hauteurs alpines de son enfance, et après avoir déployé tous les volets de sa pensée, Herzog avait tout l’air d’un vieil ami revenu d’un long voyage dans l’Ouest américain, le temps d’une conversation au coin du cinéma.

 

 Jules Berg
L’auteur tient à remercier Chloé Desplechin

Films de Werner Herzog cités :

1968 – Signes de vie
1969 – Les docteurs volants de l’Afrique de l’Est
1972 – Aguirre, ou la colère de Dieu 
1973 – La grande extase du sculpteur sur bois Steiner
1976 – Cœur de verre
1977 – La soufrière
1977 – La ballade de Bruno
1979 – Woyzeck
1984 – Gasherbrum, la montagne lumineuse
1990 – Echos d’un sombre empire
2000 – Les ailes de l’espoir
2005 – Grizzly Man
2012 – Dans les couloirs de la mort
2019 – Meeting Gorbatchev

Toutes les photographies sont tirées du fonds de la cinémathèque de Berlin qui a rassemblé cette année toutes les archives données par Herzog et qui sont disponibles en ligne ici.

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