Le film est sorti en France le 19 juin 2013, et il est encore visible dans plusieurs salles. Le Blog documentaire s’arrête ici sur « Room 237 », une exploration esthétique d’un chef d’oeuvre du 7ème Art signée Rodney Ascher. Benjamin Genissel nous livre ses impressions.
Comme beaucoup de gens, j’ai vu Shining. Je l’ai même visionné plusieurs fois au cours de ma vie (surtout à l’adolescence, toujours en vidéo et toujours en version française). Comme beaucoup, j’aime ce film car il est plus intéressant et original qu’un simple « horror movie ». Néanmoins, je ne l’ai jamais perçu autrement que comme une sorte d’exercice de style pour son réalisateur. L’occasion pour lui de s’approprier les codes du genre pour mieux les détourner à travers cette histoire d’hôtel isolé et hanté, d’écrivain devenant fou et de jeune garçon entendant des voix. Mais je me trompais. En voyant Room 237, j’ai compris que l’oeuvre de Kubrick était bien plus que ça.
Ce ne sont que des voix. Jamais on n’a connaissance de leur visage. Cinq voix au total. Seuls leurs patronymes nous sont donnés au début. On apprend donc leur nom mais on ne connaît jamais leur fonction, ni leur statut social, ni leur activité principale, ni leur identité officielle. Et surtout ce que pourrait être leur rapport à Shining, à Stanley Kubrick, ou bien au cinéma en général. Cinq personnes nous parlent, se font entendre, s’expriment, mais sans jamais que nous soient dévoilées leurs apparences physiques, sans jamais qu’elles nous soient présentées formellement. Seuls leurs propos nous donnent quelques indices. L’un dit avoir été reporter, qu’il a couvert par exemple la guerre du Liban ou les voyages du pape Jean-Paul II ; un autre parle de son enfance à Chicago ; un troisième nous informe qu’il a un enfant ; la seule femme du groupe évoque également son fils ; et le dernier nous apprend qu’il a travaillé dans les archives audiovisuelles. Mais tout cela ressemble à des évocations exprimées en passant, distillées dans le flot des entretiens. On a affaire durant tout le film à des interviewés qui restent mystérieux à nos yeux. Juste des voix, des voix-off plus précisément. Que ce soit un choix volontaire ou un choix par défaut (car on peut très bien imaginer en effet que ces intervenants aient refusés d’apparaître à l’image ou qu’en concertation avec le réalisateur ils aient tous dû prendre la décision de ne pas être visibles à l’écran), ce dispositif permet de faire planer un grand mystère sur toute l’œuvre. Sans information, sans données précises sur ces individus, on demeure du début à la fin dans une sorte de flottement énigmatique, d’incertitude voilée quant à leur position et à leur place. D’où nous parlent t-ils? Par quelle posture sociologique ont-ils acquis leur crédibilité pour être interviewés dans ce documentaire ? D’où provient leur légitimité ? Mais qui sont-ils vraiment ?
Ce dispositif fonctionne très bien selon moi. Qu’il ait été voulu ou non, c’est l’une des grandes idées de ce film. Il est la première origine de ce mystère dont je parlais à l’instant, qui nous accompagne dès le début et qui ne nous lâchera en aucune façon, jusqu’au générique de fin.
Ces cinq personnes nous parlent donc de Shining. Non comme des spécialistes bon teint, non comme des universitaires à la pointe dans leur domaine, non comme des professeurs employés pour leur seul savoir sur la question, mais comme des passionnés. Des fous de ce film, comme il y a des fous de Dieu. Des fanatiques. Des adeptes, des fervents, des mordus de l’œuvre en question. Des enthousiastes amoureux et obsessionnels. Ils expliquent d’ailleurs dès le début comment ils en sont devenus les dévots, les spectateurs compulsifs, comment ils n’ont cessé d’être accompagnés par cette réalisation jusqu’à constater des correspondances entre leur propre vie et le scénario, jusqu’à en être hantés au creux de leur sommeil. Ils l’expliquent de façon lucide, sans chercher à en nier la portée. On pourrait même les qualifier aussi de clandestins. Des franc-tireurs, presque des parias. Car avant même que le documentaire ne commence, on nous informe qu’aucun de ceux qui ont participé à la création et à l’élaboration de Shining n’ont donné leur assentiment concernant les propos de nos accompagnateurs sonores. Alors oui, ces derniers sont comme des croyants sans chapelle, des fétichistes évoluant hors de la sphère des proches officiels du grand génie.
Leur but ici n’est pas de donner un cours superficiel aux spectateurs sur les grandes thématiques de Shining. Ils ne se contentent pas d’effleurer le sens que Kubrick a voulu donner à son film. On n’est pas dans de la pédagogie télévisuelle et vulgarisée. Leur objectif est de dévoiler ce que l’on ne voit pas la première fois (ni les quelques fois suivantes d’ailleurs) en tant que simple amateur de cinéma ou même en tant que critique professionnel. Leur entreprise est de mettre en avant ce qui est sous-jacent, ce qui existe entre les lignes, ce qui est situé derrière les apparences, derrière les évidences. De déshabiller l’œuvre entièrement afin d’en montrer l’ossature et le cœur. D’en révéler l’essence-même. S’exprimant les uns après les autres, alternativement, ils nous exposent leurs théories. Leurs thèses, différentes selon chacun, seraient d’affirmer que le cinéaste, en réalité, a fait une allégorie sur l’Holocauste ; ou bien sur le massacre des indiens d’Amérique du Nord ; ou bien encore de sa propre culpabilité (suite à sa mise en scène supposée pour la NASA des premiers pas sur la Lune de l’équipage d’Appolo 11 en 1969). Leurs affirmations tendent vers l’idée que cette adaptation de Stephen King n’est qu’un prétexte pour Kubrick afin d’évoquer de bien plus profonds et vastes sujets. Qu’il ne s’agit pas seulement d’un film d’horreur montrant la solitude, la folie, la violence ou la dislocation d’une famille comme on peut le concevoir sans trop de difficulté en le voyant, mais bien d’un moyen d’atteindre la nature même de l’Être humain, de l’Histoire humaine ou de la condition humaine.
Ils décortiquent donc tout, détails après détails, souvent plan par plan, afin d’illustrer leurs analyses : les éléments du décor, la manière dont des objets se mêlent entre eux lors de fondus enchaînés, les différents schémas de l’hôtel, les répétitions d’images, la signification des personnages secondaires, les affiches collées sur les murs derrière les protagonistes, les récurrences apparaissant à certains moments ou disparaissant à d’autres, la couleur des voitures, les mouvements de caméra, le motif des moquettes ou encore le nom des boîtes de conserve visibles au second plan. Soit tout ce que l’on ne voit pas immédiatement, tout ce qui semble même sans grand intérêt mais qui en réalité est primordial pour faire apparaître ce qu’est l’âme de l’ensemble. Et la réalisation du documentaire se met au diapason de l’attention particulière apportée à tous ces éléments que l’on croyait anodins ou hasardeux. Elle nous montre les plans en relief des schémas conçus par les interviewés-mystère. Elle use de ralentis ou d’accélérés. Elle insère des flèches ou des ronds dans l’image afin de désigner les accessoires (qui prennent alors la dimension d’indices ou de preuves, comme on le voit dans les enquêtes de police). On a même droit à des passages visuels de ce que donne la projection simultanée et superposée du film à l’endroit et à l’envers (chronologiquement parlant). La forme accompagne parfaitement le fond dans Room 237. Son style cinématographique utilise tout ce qui est visuellement possible pour représenter les diverses interprétations qui fourmillent au sujet de Shining.
Mais le travail du documentariste ne s’arrête pas à la seule illustration de voix-off. Il va plus loin que ça. J’imagine que la principale question que Rodney Ascher a dû se poser en faisant son film a été : comment me mesurer à la force formelle de l’objet de mon documentaire, à savoir Shining ? Comment atteindre l’intensité de sa réalisation ? L’effet que procure son rythme ? Ou encore l’impact de sa richesse philosophique ? Comment en être à la hauteur ? Pour y répondre, pour y parvenir, il a décidé d’hypnotiser son public. De nous captiver, de nous ensorceler, de nous envoûter. En nous gardant entièrement mystérieuses les personnes qui nous parlent bien sûr, mais aussi en utilisant de nombreux extraits d’autres films, d’autres fictions, d’autres œuvres audiovisuelles. Celles signées par Stanley Kukrick lui-même évidemment, mais aussi celles réalisées par différents réalisateurs, connus ou non, mises en scène à différentes époques, selon différents styles, provenant d’univers esthétiques variés. Des extraits très disparates se succèdent donc sous nos yeux et nous offrent par conséquent des surprises permanentes, des étrangetés visuelles, des rapprochements incongrus. Ce principe nous met dans une position qui n’est ni confortable ni stable et qui participe grandement à notre hypnotisation. La musique utilisée, quasiment en continu, est elle aussi une des causes de notre envoûtement : très proche de la symphonie qu’a composé Philip Glass pour Koyaanisqatsi (1983), elle distille par son tempo psychédélique et aérien un effet magnétique qui charme complètement. Qui charme mais qui fait peur aussi. Car Rodney Ascher veut lui aussi, comme Shining , soulever en nous des sensations de vertige, d’inquiétude, de trouble. On se retrouve submergé par tant de réflexions, de spéculations, de suppositions de la part des interviewés-sans-visage, transcendé par la bande originale pleine d’intensité, que ça en devient vraiment vertigineux. Comprendre que le film de Kubrick renferme une multitude de signifiants, d’innombrables détails et un tel foisonnement de signes et de messages, nous précipite rapidement comme au bord d’une falaise, fouettés par un vent puissant, frissonnants, étourdis, grisés devant la révélation de tant de contenus cachés et de valeurs dévoilées.
Room 237 n’est donc pas seulement un documentaire sur un grand film de l’histoire du cinéma. C’est aussi un grand documentaire, tout simplement. En arrivant à retransmettre de manière visuelle et sensorielle les multiples théories élaborées autour de la véritable signification de Shining et en offrant la parole à cinq mystérieuses personnes obsédées à son propos, Rodney Ascher s’est hissé au niveau de Kubrick. Il est parvenu, je le crois, à donner entièrement satisfaction aux questions qui n’ont sûrement jamais cessé de le poursuivre durant tout le temps qu’a duré son travail – Mais comment donc vais-je réussir à égaler mon maître ?
Benjamin Genissel
Plus loin…
1. Benjamin Genissel est photographe et vidéaste. Quelques-uns de ses travaux sont visibles sur Flickr ou Youtube. Sa prochaine exposition, Dakar Street, se tiendra au centre musical Barbara de Paris en Septembre 2013. Benjamin Genissel est aussi l’auteur des Correspondances québécoises.