À l’heure où notre civilisation industrielle se confronte à l’épuisement de ses ressources énergétiques et à la réalité du changement climatique, « Une fois que tu sais » pose cette question : comment vivre l’effondrement le mieux possible, le plus humainement possible ? Dans son premier long métrage, le réalisateur Emmanuel Cappellin est parti à la recherche des réponses à cette interrogation auprès des spécialistes du climat et de l’énergie. Avant l’analyse du film par Benjamin Genissel, le réalisateur revient à notre demande sur quatre films – trois documentaires et une fiction – qui portent sur les thèmes qui jalonnent son documentaire qui permettent de mieux comprendre ce qui a irrigué son élaboration.
Emmanuel Cappellin nous a même confié que cet exercice lui faisait « très plaisir » et qu’il avait choisi des films documentaires très différents, qui avaient beaucoup compté pour lui et qui généralement, rassemblés ainsi tous trois ensembles, ne faisaient pas l’unanimité, « car souvent, quand on aime l’un de ces films, on n’aime pas trop les deux autres… Eh bien pour ma part, j’aime les trois ! ». La fiction n’est pas là par hasard, car elle rejoint aussi le cinéma documentaire…
Le Blog documentaire : Une première question plus générale pour commencer : êtes-vous traversé par une réflexion sur les rapports entre le cinéma documentaire et l’écologie ?
Emmanuel Cappellin : Moi, je suis un peu un autodidacte du documentaire. Je n’ai pas été formé par un cursus en cinéma « à la Française », où on apprend pas mal la théorie, où on regarde et analyse beaucoup de films classiques. Après une licence en Sciences de l’environnement, j’ai fait une année de formation dans une école technique américaine, plutôt sur les outils de tournage, et très tournée vers la fiction. J’avais immédiatement envie de travailler sur des réalisations portant sur les questions de société, sur les relations entre culture et nature, entre l’Homme et son monde. Et je vois cela comme une chance pour moi de ne pas avoir de « pré-supposés » sur la forme documentaire. Même si j’ai été amené par mes parents à la cinémathèque quand j’étais jeune, même si j’ai été nourri de films dès l’enfance, en grandissant je n’ai pas conscientisé, ou rationalisé, le cinéma documentaire en l’accompagnant de réflexions théoriques.
J’ai vraiment commencé dans le cinéma en tant que technicien pour les projets de Yann-Arthus Bertrand, plutôt grand public et précis dans la technique. Mais c’est avec Une fois que tu sais que j’ai vraiment abordé le cinéma documentaire d’auteur. J’ai presque tout appris sur le tas en le faisant. C’était à fois la difficulté et la beauté de la chose. Je me suis confronté à un sujet extrêmement peu photogénique : les changements climatiques sont loin de nous dans l’espace comme dans le temps, ils nous dépassent géographiquement mais aussi historiquement. C’est donc très difficile de bâtir une histoire qui parle à nos sens.
Le principal défi était de traiter un sujet qui ne se laisse pas facilement traiter. Ou alors qui a été traité ad nauseam avec les mêmes images, genre images satellites de l’ouragan Katrina et autres tornades et bourrasques, donc avec un langage qui ne me parlait pas du tout. Il fallait donc que je parvienne à trouver ma propre forme, le langage qui m’était propre – alors que je n’avais pas du tout les outils théoriques pour réfléchir sur ces questions-là. Le temps de réalisation du film a été une longue plage d’essais, de tâtonnements, d’erreurs, de tournages de séquences qui n’ont finalement pas été gardées, etc. Il m’a fallu une période de quatre ans pour filmer mes portraits de scientifiques avant de décider, encouragé par Anne-Marie Sangla, à me mettre également dans le film. Il a fallu la naissance de mon fils pour que je me mette à filmer des images de ma famille. J’ai accepté de me mettre aussi devant la caméra. La forme à laquelle nous avons abouti pour ce qui est un premier film est le fruit d’un très long cheminement, d’une longue recherche.
Oui, cela s’explique certainement par ce problème assez commun à tous les documentaires qui s’attaquent aux thèmes de l’écologie, des changements climatiques, de la perte de biodiversité ; à savoir : le problème de l’incarnation. Dans Une fois que tu sais, l’incarnation semble être de deux sortes : l’incarnation autobiographique et celle qui résulte du portrait des cinq scientifiques.
Il y a en fait quatre portraits de scientifiques, construits sur une rencontre qui permet de les découvrir, plus une sorte de « guest star » qui est Pablo Servigne. Au départ, j’ai eu tendance à me cacher derrière eux, à les laisser parler à ma place des thèmes que je voulais aborder. Ils m’incarnaient entièrement d’une certaine manière. Mais cela ne pouvait finalement pas fonctionner ainsi. C’était une question de cohérence. Je devais jouer le jeu avec eux. Pousser ces hommes et cette femme à se dévoiler subjectivement, alors qu’ils ont été « entraînés » toute leur carrière à, au contraire, mettre l’objectivité en avant en tant que scientifiques ; leur demander de faire tomber la blouse blanche pour le bien de mon film ; les inviter à parler de comment eux vivaient la chose, alors que moi je restais « planqué » derrière la caméra, ça ne pouvait pas tenir pour les spectateurs. Il y aurait eu un décalage entre ces personnages qui se livrent et la désincarnation du réalisateur qui va pourtant à leur rencontre. Je devais donc moi aussi me rendre vulnérable, je devais raconter mon cheminement, et en quoi chacun d’entre eux me faisait avancer. Et en même temps à quelles limites je me confrontais, ou quelles nouvelles questions je découvrais sur mon parcours.
Le tournage et l’écriture du film ont été si longs qu’il y a eu, au final, d’incessants allers-retours entre ce film en train de se faire et ma propre vie en train d’être vécue. Le film m’a amené à des actions, à des choix de ma part que je n’avais pas forcément anticipés au départ, comme mon implication avec « Extinction rébellion » à partir de 2018. Un mouvement qui est constitué finalement de plein de gens qui ont fait le même cheminement que celui qui a été le mien en allant à la rencontre de mes personnages. Jamais je ne les aurais rejoints si je n’avais pas fait ce film, et c’est parce que je les ai rejoints que le film existe sous cette forme. C’était comme une juxtaposition assez intense et complexe de deux univers, le film et mon existence. Ce rapport s’est construit au fur et à mesure. La réalité nourrit la « fiction » qui nourrit en retour la réalité. Ces personnages que j’ai parfois été rencontrés loin de chez moi m’ont au résultat ramené à moi-même, à ma famille, à la ville où je vis, comme un va-et-vient très enrichissant.
A propos de quatre films…
Une vérité qui dérange de Davis Guggenheim et Al Gore (2006)
« Quand j’ai commencé mon film, j’avais envie de faire pour la question du réalisme climatique ce qu’a pu faire « Une vérité qui dérange » pour la conscientisation des changements climatiques. Le film est sorti au moment où je vivais aux Etats-Unis, la culture nord-américaine m’était proche, très familière, et ce film m’a semblé être LA façon dont il fallait faire un documentaire sur le sujet. La réalisation me paraissait « normale », « logique », alors que bien sûr, on est ici dans l’efficacité américaine. C’est une vedette qui l’incarne, ancien candidat, il y a dans la mise en scène du « boum boum », des images puissantes, un montage très dynamique. Mais il y a également cet élément essentiel à mes yeux, qui est d’avoir su raconter une histoire personnelle, tout simplement. On raconte l’histoire de cet homme, Al Gore, promis aux plus grandes fonctions, puis déchu. On a tous les ingrédients d’une dramaturgie parfaite avec ce personnage comme fil rouge. Il incarne la prise de conscience, alors qu’il vient d’un milieu de fermiers producteurs de tabac. Le film fait d’ailleurs le parallèle entre l’inconscience des ravages du tabagisme et ceux du réchauffement climatique. On le suit dans ses changements progressifs, ses espoirs, ses échecs, ses combats. Tout cela permet de mettre un visage sur cette lutte et que cette dernière soit transmise de manière plus efficace. Le fait que chaque sujet abordé l’était au départ par lui, à travers la conférence qu’il donne, comme un dispositif qui navigue entre sa parole et les thématiques mises en avant, était très malin, et très puissant. Je pense même qu’aujourd’hui, les gens ne comprendraient pas autant les soucis que cause le changement climatique sans ce film. Cela a été pour moi un modèle en terme d’impact. On aime bien en France critiquer cette « efficacité américaine », mais on est un peu envieux, il me semble… »
Les glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda (2000)
« C’est le film documentaire qui m’a donné envie d’en réaliser. Je l’ai découvert au Canada avec un programme de projections dans les universités qui s’appelait Cinéma politica. Bon, moi, les partis écolos, Les Verts, Génération écologie, etc, ça ne me parle pas du tout. L’écologie est tellement intrinsèque à notre existence que je ne la considère pas comme un sujet à part. C’est l’économie élargie, l’écologie, puisque l’économie est aujourd’hui omniprésente. C’est simplement prendre en compte des externalités qu’on avait oubliées. Ce qui fait que tout sujet est écologique. Et évidemment « Les glaneurs et la glaneuse », c’est la question de l’économie des moyens : comment fait-on pour utiliser ce que l’on a et donc récupérer ce qui aurait été perdu ? C’est donc ce qu’elle va explorer, à savoir les marges qui vivent sur notre abondance. Moi, bien sûr, au niveau du fond, ça me parle énormément. Mais ce que j’ai trouvé inspirant chez elle, c’est cette capacité à rebondir sur le réel au fil du tournage. Il y a ce moment magique où elle tombe sur une brocante, elle va fouiller, et là elle tombe sur un tableau des Glaneuses. Il y a bien sûr un sens de la mise en scène, mais c’est en réalité sa longue expérience qui lui permet de conserver un naturel déconcertant. Elle est capable ici de raconter une histoire avec une grande sobriété de moyens et en même temps de la raconter avec une extrême puissance. Cette façon de rebondir dans le réel, d’aller chercher la poésie dans la réalité, moi ça m’a beaucoup touché. Ce film m’a donné de l’inspiration pour glaner des images. Pour « Une fois que tu sais », j’ai beaucoup beaucoup filmé. Je partais seul en tournage, je m’occupais du son en plus de l’image, de la production. J’ai longtemps tout fait moi-même sur ce film. Enfin, voilà, en tout cas, j’adore son cinéma documentaire, à cette grande dame. »
Le cauchemar de Darwin de Hubert Sauper (2003)
« Ce film aussi m’a donné envie de faire du cinéma. La petite lumière qui s’est allumée en moi en le voyant, c’est l’idée que le documentaire n’avait pas besoin de s’en tenir à dépeindre le réel. En somme, l’opposé de ce que faisait Agnès Varda dans « Les glaneurs… ». Il y a une dimension de fabrication très importante, et surtout une capacité incroyable à fabriquer des ambiances. Il y a ici des ambiances très très fortes. Les scènes qui montrent les zones où les carcasses de perches du Nil sont séchées ou les scènes nocturnes qui poissent, qui collent à la peau, avec les adolescents qui sniffent de la colle, ce n’est pas un film d’épouvante, mais on en n’est pas loin. En voyant ces moments-là, je me suis dit que là ça en valait la peine, que ce côté créatif était très puissant. Pour « Une fois que tu sais », j’avais l’idée au départ que chacun des scientifiques pouvait être lié à une émotion particulière ; la colère, la tristesse, l’impuissance, au fond ces différentes sensations qui peuvent nous-même nous traverser, que je raconte avoir traversées moi dans le film. L’idée était de parvenir à donner à ces rencontres une tonalité, une ambiance, en capacité de refléter ces émotions. Après, pour des questions de cohérence dans le montage, certaines ambiances ne sont pas restées, mais d’autres oui ; je pense à cette scène où je suis en balade avec Susie (Susanne Moser) dans les dunes, sur la plage, j’avais filmé un jour avant et un jour après cette journée de balade, pour capter des ambiances de tempête, de lâcher-prise, de force des éléments. Ces envies esthétiques viennent directement de l’influence du film d’Hubert Sauper. Je sais qu’il a été critiqué pour avoir raconté autre chose que le réel, mais ce n’est pas ça qui m’intéresse dans son œuvre. Ce qui m’intéresse moi, c’est jusqu’où on peut aller pour mieux dire la vérité. C’est pour moi un film sur l’écologie car c’est une parabole qui raconte par un exemple, grosso modo, l’inégalité des échanges Nord-Sud. Ce que, nous, on leur envoie, ce que, nous, on leur prend. C’est au fond de l’écologie relationnelle géopolitique. Une perche est introduite, qui finit par défoncer le reste de l’écosystème ; c’est une métaphore, même si elle est bien réelle. J’espère que ce sera la même chose avec « Une fois que tu sais », qui n’est pas un film écolo stricto sensu, mais qui raconte ce qu’est en train de vivre toute une génération. »
Les fils de l’homme d’Alfonso Cuaron (2006)
« Je ne suis pas tellement en mesure de dire si la fiction a davantage d’impact que le documentaire pour participer à la conscientisation des changements climatiques. Il y a tant d’influences pour expliquer l’attitude des gens à l’égard de l’environnement : la socialisation, l’école, le bombardement publicitaire. C’est très difficile de savoir d’où vient ce que les gens pensent et encore plus ce que les gens font. Ce que je sais, c’est que la fiction a des moyens certainement plus amples, plus copieux pour nourrir des imaginaires radicalement différents. La fiction crée aussi un décalage qui facilite la réflexion chez le spectateur car il n’est pas directement impliqué, dans le cas par exemple d’un film de science-fiction qui met en scène un futur lointain et qui traite de questions qui ne sont pas directement celles de la France de 2021. Ce recul est confortable pour le spectateur. Mais sinon, non, un documentaire peut avoir un impact aussi fort, mais il faut pour cela, pour qu’il y ait partage, qu’il raconte selon moi une histoire.
Le film de Alfonso Cuaron m’a beaucoup marqué, car au-delà de son côté « film hollywoodien avec de l’action et du suspense », il a l’intelligence de nous raconter un monde qui est très très proche du nôtre. Le décalage est très léger. Il ôte le confort du spectateur dont je parlais à l’instant, car on ne peut pas ne pas se sentir concerné. Ce qui est fort également, c’est qu’il a évacué du récit la source de l’Apocalypse, on ne sait pas d’où ça vient mais dans ce monde, on ne peut plus avoir d’enfant. C’est une idée géniale car qu’est-ce qui représente mieux l’espoir que notre descendance, nos enfants ? Cette impossibilité d’enfanter, qui est a priori sans raison, génère alors un certain nombre de réactions humaines très différentes. C’est une question que j’essaye de traiter avec « Une fois que tu sais » : qu’est-ce qui résulte de la perte de l’espoir ? Dans « Les fils de l’homme », on voit des phénomènes qui sont déjà en cours : le père du protagoniste qui vit reclus et passe son temps à fumer des pétards ; les éco-terroristes qui posent des bombes ; les fanatiques religieux qui cherchent la repentance ; les élites qui sont toujours là, toujours plus haut-perchées, toujours plus entourées de technologie ; les réfugiés qui vivent dans des zones de non-droit ; et au final le personnage principal qui est le cynique, qui a décidé de se détacher de cette situation pour mieux la supporter. Tout cela est très crédible. Il se trouve qu’Alfonso Cuaron a réalisé un documentaire qui s’appelle « Les possibilités de l’espoir« , qui était inclus dans le coffret DVD et qui aborde les thématiques qui se trouvent dans « Les fils de l’homme ». Il y interviewe des chercheurs, des sociologues sur ces différentes thématiques, Naomi Klein par exemple, comme un décryptage des phénomènes d’aujourd’hui pour montrer comment ils pourraient être précurseurs des scènes que l’on découvre dans le film. »
A propos de Une fois que tu sais
Écologie et documentaire. Ce tandem a certainement déjà fait l’objet d’un nombre foisonnant de dossiers, d’articles de fond, d’analyses dans la presse spécialisée ou de mémoires d’étudiants en Master de recherche tant la somme de « films du réel » sur le sujet est imposant. Et ce n’est nullement une opinion défavorable. C’est même extrêmement logique que le corpus documentaire sur la question soit pléthorique. Cette courte critique n’entend bien sûr pas se substituer à une saine étude comparative. Nonobstant cette humble réserve, il semblerait que se détachent deux grandes tendances, en schématisant et à vue de nez, dans la manière de traiter ce sujet : la première entendrait donner une forme « globale » à un problème qui l’est tout autant, ce qui aurait engendré de vastes et parfois spectaculaires documentaires pédagogiques tentant d’empoigner partout dans le monde les méfaits du réchauffement climatique, de la pollution, de l’effet de serre, de la déforestation ou de l’épuisement des ressources terrestres (citons les plus connus d’entre eux, Une vérité qui dérange, Avant le déluge, Home, Le syndrome du Titanic) ; la seconde prendrait au contraire le thème par le petit bout de la lorgnette (et ce n’est nullement une expression péjorative, on se répète différemment) et adopterait un angle « local » afin de mieux montrer, dans les faits, concrètement, toutes les innombrables conséquences provenant des mêmes causes, ainsi que les possibles solutions pratiques et inventives mises en œuvre pour s’en prémunir – ou s’y adapter bon gré mal gré (citons Demain, Solutions locales pour un désordre global, Qu’est-ce qu’on attend ?, Anaïs s’en va-t-en guerre, La vie est dans le pré).
Où se situe le documentaire d’Emmanuel Cappellin entre ces deux manières de s’emparer de l’écologie ? Sans doute, comme souvent, un peu entre les deux. C’est à la fois un témoignage personnel, à la première personne, narrant une trajectoire intellectuelle et émotionnelle vers la prise de conscience écologique – et son corollaire réactif : l’action – et un discours filmé de dimension « mondialisée », en compagnie de plusieurs spécialistes, qui entend faire comprendre et enseigner et convaincre et amener à faire bouger les lignes. Ce qui fait de Une fois que tu sais une œuvre hybride, à la croisée des chemins. Une œuvre qui malheureusement (et c’est le risque majeur dans ce cas de figure) peine à nous emporter avec elle, faute justement d’avoir effectué des choix narratifs ou esthétiques forts et délimités.
Le commentaire dit en off est donc notre fil rouge du début à la fin, celui du réalisateur, qui se fait notre narrateur principal, notre guide. Il a pour vocation de décrire quelles peuvent être toutes les conséquences, évolutives, serpentines, sur lui, sur sa personne, sur son existence même, de cette prise de conscience écologique : en somme, de dévoiler les méandres angoissants mais aussi actifs, réactifs, qui s’agitent en lui au fur et à mesure qu’il considère comme acquise l’issue fatale, cauchemardesque, vers laquelle se dirige l’avenir. Il se filme chez lui, dans ses balades, en famille, dans la vie de son village, mais aussi pendant ses voyages. L’introduction du documentaire relate son parcours universitaire et professionnel, avant de parvenir à son présent, tout entier absorbé par ce projet de film documentaire, qui se trouve être Une fois que tu sais. La sincérité de sa démarche est évidente, il a l’audace de mettre en avant ses contradictions, ses doutes, cet inévitable décalage entre la manière dont on vit et la manière dont on pense. Il le fait par le biais d’une langue simple, accessible, mais parfois émaillée de poncifs littéraires, non dénuée de lieux communs d’écriture. Oui, il faut l’avouer, des scènes centrées sur lui, des scènes purement « autobiographiques » pourrait-on dire, émane un parfum d’artificialité, un arôme superficiel, d’un point de vue cinématographique, comme s’il avait fallu faire l’effort de les monter après coup, comme s’il avait fallu cogiter afin de trouver les plans qui viendraient illustrer, simplement illustrer, ce que la voix-off dans ces passages tient à nous dire.
Cela étant, ce documentaire est aussi un film choral. Emmanuel Cappellin n’est pas seul à décrire toute une vie bouleversée par le fait de « savoir » (le titre résume bien l’enjeu), c’est toute l’idée fondatrice de ce film : faire intervenir d’autres personnages, ici cinq spécialistes du climat, cinq acteurs importants de l’étude de l’énergie, afin de montrer les différentes façons de réagir aux effets néfastes du changement climatique. Deux Français, Jean-Marc Jancovici et Pablo Servigne, un Américain, Richard Heinberg, un Bengali, Saleemul Huq, et une Allemande, Susanne Moser, ponctuent de leur présence et de leurs paroles le récit. Chacun d’entre eux, lors de conférences publiques ou directement face à la caméra du réalisateur, est montré en train d’expliquer les conclusions de ses travaux, conclusions qui sont logiquement les mêmes : notre mode mondialisé de production et de consommation d’énergie, s’il se poursuit avec la même intensité et sur le même rythme, peut conduire l’Humanité et la planète à l’effondrement. Et chacun d’entre eux, même s’ils portent une parole similaire, représente une émotion ou une réaction particulière : la lucidité scientifique avec Jean-Marc Jancovici, l’action politique avec Pablo Servigne, la tristesse avec Richard Heinberg, l’injustice et l’adaptation avec Saleemul Huq et la résilience avec Susanne Moser.
Certaines scènes, certaines discussions entre Emmanuel Cappellin et ces spécialistes sont cinématographiquement très belles, très réussies. On pense à cet instant d’émotion absolument authentique où, chez lui, dans sa maison américaine, Richard Heinberg, après avoir posément décrit ce qu’il a certainement déjà énoncé des milliers de fois, à savoir que, vraiment, il est probable que le monde tel que nous l’avons connu s’effondre dans la violence et le désordre, cet homme-là, ce chercheur rompu aux colloques et aux présentations publiques donc, s’arrête soudainement, incapable de poursuivre, la gorge serrée, les larmes prêtes à jaillir. On pense également à la visite effectuée par le cinéaste chez des habitants d’un petit village du Bengladesh, habitants qui sont passés en plusieurs années, ou qui ont du passer, de la riziculture à la pisciculture suite à la montée inexorable des eaux dans leur territoire agricole. Une telle séquence, où la caméra paraît capter mieux qu’ailleurs la vie, la vie réelle, relève véritablement de ce qu’on attend d’un film de cinéma.
Néanmoins, pour que ce documentaire choral soit absolument réussi, il aurait fallu un parfait équilibre de traitement entre ces cinq intervenants. Ce n’est pas le cas, les deux Français n’ont pas autant ouvert leur porte au réalisateur que les trois autres. C’est là le risque inhérent au genre quand on y inclut plusieurs personnages ; le metteur en scène n’a pas toujours toutes les cartes en main pour reconstruire, à partir du réel, une narration harmonieuse. Oui, dans ce film, il y a des « rencontres » plus belles que d’autres.
Mais finalement, ce traitement inégal en patchwork déséquilibré est-il si problématique ? Car, quittons définitivement nos rives confortables de la critique cinéma pour nous focaliser sur le fond. Pourquoi ne pas mettre un peu de côté notre caractère de cinéphile passionné, notre attention à l’écriture cinématographique, face à un film sur cette thématique ? Pourquoi chercher des poux sur la forme à Emmanuel Cappellin et à tous les autres réalisateurs de documentaires sur l’écologie qui cherchent à mobiliser les « consciences » et à engendrer des actes ? A ces écologistes qui considèrent le cinéma documentaire comme un levier parmi tant d’autres pour éviter, ce serait l’objectif, une catastrophe annoncée ? Oui, le résultat à l’écran peut avoir l’air maladroit, doucement naïf, mais qu’importe, il n’est plus temps de chipoter, de renâcler, de jouer les difficiles, quand le projet est aussi honnête que nécessaire, vital, et que le but est plus que louable : primordial.
Il se trouve que le cœur, le centre, le diamant brut de Une fois que tu sais est synthétisé, concentré, dans un simple schéma. Ce schéma revient à plusieurs reprises à l’écran. Il représente visuellement le nœud du grand problème. Il se suffit presque à lui-même. Il fournit en quelques courbes tout ce que l’on a besoin de savoir pour être convaincu. Il figure d’une part l’arc descendant des ressources de la planète (descendant car ces ressources continuent d’être extraites alors qu’elles sont limitées) et de l’autre les lignes ascendantes de la nourriture, de la population, de l’industrie et de la pollution (ascendantes car continuellement en croissance, en expansion). Voilà, un unique dessin et tout est dit, tout est compris. Rien que pour ce schéma, le documentaire de Emmanuel Cappelin doit être vu.
Benjamin Genissel