C’est un film dont le retentissement international a précédé la sortie dans les salles françaises ce 9 octobre. Primé à Cannes (Œil d’or de la SCAM), à Austin, Toronto, Sheffield, Munich ou encore Durban, pressenti pour l’Oscar, « For Sama » (« Pour Sama » en français) dépeint la guerre au quotidien à Alep, en Syrie. C’est aussi un message bouleversant adressé par la réalisatrice, Waad Al-Kateab, à sa fille, Sama. L’analyse est signée Rym Bouhedda.
Il est difficile de décrire la nature du film Pour Sama sans utiliser la rhétorique habituellement chérie des attaché-e-s de presse. Après visionnage, force est de reconnaître le « choc » et le caractère « époustouflant » de ce documentaire « en immersion ».
L’immersion est celle dans laquelle nous embarque une jeune journaliste syrienne à Alep, qui filme l’enfer des bombardements et le défilé de blessés transportés à l’hôpital de fortune créé par son mari Hamza, « médecin courage », dans l’est de la ville.
C’est en 2011, à partir des premières manifestations contre le régime, que la réalisatrice Waad Al-Kateab décide de sortir son smartphone puis sa caméra pour garder une trace de ce qui s’avérera être le début de plusieurs années tragiques. Son intention, comme beaucoup d’autres activistes à l’époque, était de dénoncer la violence politique que les Syriens subissaient sous le régime en place.
Le conflit s’intensifiant, on comprend que la caméra soit devenue pour elle un instrument de survie et non plus seulement un outil de communication. Elle filme son quotidien, ses amis, son entourage, tous les moments intimes de sa vie, de son mariage aux moments de deuil. Une vie qui, pense-t-elle, pourrait s’arrêter à tout moment. Documenter son existence sous les bombardements devient alors une urgence et un acte de résistance intime, pourrait-on se risquer à dire d’un point de vue extérieur.
A la manière de « cinéastes du quotidien », des citoyens activistes font de leurs images dites « amateur » le document d’un quotidien sous les bombes russes. La caméra représente un moyen de traverser les épreuves, en brandissant avec soi la perspective et le pouvoir de révéler ce vécu à d’autres.
C’est aussi plus prosaïquement un moyen politique : faire pression contre le régime en montrant que l’on peut recueillir des preuves et des témoignages de la violence perpétrée, avec des images récoltées par tout opposant muni d’un smartphone. On pense à un film syrien remarquable sorti en 2014, Eau argentée, Syrie autoportrait d’Oussama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, fait dans la même urgence, recueillant une multitude de vidéos YouTube filmées par des activistes, montrant encore une fois le besoin de filmer la violence pour mieux la dénoncer. On pense aussi, plus récemment, à Still Recording, réalisé par Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub, sorti en 2019.
Au delà du registre de la preuve, les images du conflit constituent un document historique précieux, qui dépasse la nature factuelle des événements décrits, car elles documentent aussi le hors-champ des smartphones, le contexte d’urgence dans lequel elles sont produites, ainsi que le risque pris par les filmeurs. Elles renseignent également sur la nécessité vitale et universelle de tout homme en situation d’oppression.
Les attentes envers une certaine empathie du reste du monde, en particulier des regards occidentaux, principaux spectateurs, rendent encore plus pressant l’impérial besoin de tout documenter. La réalisatrice le dit dans ses interviews : ses images, d’abord nécessaires pour elle, ont pris par la suite un sens plus large en se faisant l’étendard de la lutte contre le régime. Elles sont devenues preuves matérielles de ce combat. Montrer, rendre visible, le message est plutôt clair : que chaque spectateur puisse aussi voir de ses yeux les corps ensanglantés portés à bout de bras vers l’hôpital, les mères qui pleurent leurs enfants morts, les cadavres à découvert alignés les uns à coté des autres. Pour des publics occidentaux, dont les regards ne sont pas habitués à des scènes documentaires si crues, ces images peuvent paraître très violentes. Or, ce n’est pas le sang qui les rend crues, mais bien leur caractère documentaire. Aux yeux de la filmeuse, il s’agit de montrer ce que la décence voudrait qu’on ne montre pas, dans le geste premier de donner à voir au reste du monde ce que les Syriens voient au quotidien.
Edward Watts, co-réalisateur britannique du film, dit avoir voulu révéler « la vérité humaine » qui se dessinait à travers le parcours de la réalisatrice et de sa famille. La construction du film s’est faite dans l’idée de sensibiliser les spectateurs à l’échelle individuelle et émotionnelle en évoquant des thèmes universels : la violence et l’oppression, la famille et la filiation, la douleur de la perte, le dilemme entre rester pour résister et fuir pour survivre. Aussi, de grands sujets de cinéma. Le film a reçu une standing ovation au dernier festival de Cannes.
La raison fondamentale pour laquelle ce documentaire semble réussir à toucher, c’est parce qu’il est simplement l’adresse d’une mère, Waad, à sa fille, Sama, née pendant la guerre. Tout le film prend sa justification ici : filmer l’expérience de la guerre pour l’expliquer à son enfant. Sama, la petite fille née en 2016, représente le futur, l’avenir du pays, tous les enfants de Syrie et, in fine, la raison pour laquelle ils bataillent tous. Le témoignage en devient d’autant plus fort qu’il est celui d’une mère, figure symbolique de la bienveillance, à son enfant innocent dont la malchance est d’être née au milieu du chaos.
Mais ce qui rend le film particulièrement singulier, c’est qu’il est fait d’un point de vue féminin, fait rare méritant d’être souligné. Cette femme est une mère, mais elle est aussi une personne courageuse qui refuse de rester passive et se sent responsable face à ce que vit son pays.
Alors, comme écrit sur l’affiche du film, savoir si Pour Sama est « le meilleur documentaire du festival de Cannes » ou « un des films les plus importants que vous verrez dans votre vie » n’est peut-être pas la question, mais on ne peut nier la bravoure et la force de témoignage qui s’en dégage.
Rym Bouhedda