C’était en juin 2012, et Romain Gaussens, étudiant à la Northern Film School de Leeds, y était. Il livre au Blog documentaire sa vision du Sheffield Doc/Fest, l’un des festivals emblématiques de documentaires au Royaume-Uni. L’occasion de se pencher ici sur la manière dont les britanniques envisagent le genre documentaire, notamment à la BBC, et d’évoquer le développement du documentaire en Afrique, notamment au Kenya.
Le Festival international de documentaires de Sheffield, le Sheffield Doc/Fest, s’est donc tenu du 13 au 17 juin 2012. Auto-proclamé « festival du documentaire et des médias numériques le plus divertissant au monde », le Doc/Fest met l’accent sur l’industrie du film documentaire, équivalent britannique du Sunny Side of the Doc. A côté des protagonistes de la production au Royaume Uni (BBC, Channel 4), les représentants des chaînes de télévision européennes, nord-américaines, et dans une moindre mesure asiatiques, étaient les principaux acteurs de cette manifestation. Cependant, on ne se rend pas à Sheffield comme l’on pénètre dans un département de chaîne : les rencontres s’y produisent souvent dans l’atmosphère informelle que permettent les festivals. Ainsi, le slogan de cette 18e édition, « More sex & docs & Rock’n Roll ! », démultiplié en lettres roses pimpantes sur les sacoches officielles des membres des délégations, rappelle l’ambiance festive qui, pendant cinq jours, se dégage des artères principales de la ville du Yorkshire.
Le Doc/Fest, ce sont en fait deux événements parallèles : d’une part, la projection de 120 films d’origines diverses, parmi lesquels de nombreuses co-productions internationales ; et d’autre part, l’organisation d’une centaine de sessions de discussions, de workshops et autres masterclasses. Quelques trente films sont en compétition dans cinq catégories différentes, auxquels correspondent des jurys distincts (Special Jury Award, Innovation Award, Youth Jury Award, Student Doc Award et Green Award), et un prix du public. La programmation des films projetés hors compétition semble, quant à elle, tenter le pont entre les propositions uniques propres à chaque film et les compartiments des agendas de diffusion : « Behind the Beats » (la musique et les musiciens pour sujet principal), « The Habit of Art », « This sporting life », « Resistance », « Global Encounters » se joignent à des catégories plus familières, « First Cut », « Cross-platform », « Best of British », « Euro/doc » et « China Now ». Une troisième branche du festival, le « Meet Market », propose aux représentants d’organismes de diffusion ou de financement de rencontrer les réalisateurs et producteurs des projets présélectionnés pour l’occasion (65 sur 571 soumis). Cette année, sept des films projetés ont bénéficié, à différentes étapes de leur développement, de financements contractés lors de précédents Meet Market. On retrouve donc à Sheffield les différentes parties de la chaîne de production documentaire, processus plus ou moins discontinu dans le temps depuis le projet initial d’un film jusqu’à sa diffusion.
Les expériences que l’on peut vivre au Doc/Fest sont donc multiples. C’était pour ma part la première fois que j’assistais à ce festival. Pour en rendre compte, il m’a semblé adéquat de convoquer d’abord les souvenirs des sessions auxquelles j’ai pu assister, avant de revenir sur quelques-uns des documentaires les plus marquants du festival, en toute subjectivité.
Il est impossible de tout voir et de tout entendre à Sheffield : le visiteur est toujours confronté à de multiples choix d’itinéraires, entre les salles de projections et les séances de discussion. Peu après mon arrivée, je décidais de me rendre dans une chapelle du centre-ville reconvertie en salle de conférence, pour assister à une première session intitulée « Who’s who, what’s new », une des séances d’introduction de cette partie du festival. Les représentants de chaînes de télévision britanniques (BBC et Channel 4), finlandaise (YLE), allemande (ARD/NDR), danoise (DR TV), norvégienne (VPRO), japonaise (NHK) et américaine (ITVS) se succédèrent pour une brève présentation de leurs approches tandis que, côté français, Madeleine Savage prit la parole pour France 5 et le groupe France Télévisions. Les productions indépendantes eurent aussi voix au chapitre, avec notamment Peter Wintonick (EyeSteelFilm), dont vous avez pu lire l’entretien réalisé par Cedric Mal en marge du Sunny Side of the Doc 2012. Pour ma part, je retenais surtout les interventions de Nick Fraser (BBC Storyville) et de Mette Hoffmann Meyer (DR TV, Danemark).
Cette dernière s’adressa notamment aux réalisateurs présents en soulignant l’importance des choix stratégiques dans la recherche d’aides à la production et à la diffusion. Cela passe selon elle par une bonne connaissance des différents directeurs de programmation/production et de leurs inclinaisons particulières en matière de documentaires, en leurs noms et en celui de leurs chaînes. Une évidence peut-être, mais aussi sans doute un rappel nécessaire dans un contexte de concurrence accrue pour accéder à la diffusion. En détournant un peu ce conseil, je décidais de choisir ma prochaine session en fonction des intervenants, et puisque nous sommes au Royaume-Uni, je me rendais à la conférence de Nick Fraser.
Nick Fraser est à la fois directeur de programmation de la série de documentaires internationaux « Storyville » (BBC 4), journaliste, notamment pour le Guardian, et essayiste. La conférence empruntait le titre de son dernier essai, « Why documentaries matters ? ».
Ce qui ressort de cette conférence, c’est une volonté de remettre la recherche de la vérité au centre de la création documentaire. Il s’agit là d’un terrain familier, mais Fraser rappelle que les mouvements qui parcourent le genre ne vont pas tous dans ce sens et que, parmi les films qu’il visionne, l’interprétation prend de plus en plus le pas sur la description. Ainsi commente-t-il : « I think [it] has become more and more precious… Describing thing is much more difficult than interpreting them and much more rewarding …”.
“Je pense que c’est devenu de plus en plus précieux… Décrire quelque chose est beaucoup plus difficile qu’en donner une interprétation, et bien plus gratifiant ».
Pour Nick Fraser, cette démarche précieuse semble aussi être la seule à même de surprendre, voire de réveiller le spectateur, contournant un peu le « Graal » de la nouveauté ou du sans précédent : « Documentaries have to be constantly surprising… Innovative is a wrong word, but I think when you start a documentary, you should not know where it’s going”.
“Les documentaires doivent constamment surprendre… Innovant n’est pas le bon mot, mais je pense que lorsque l’on commence un documentaire, on ne devrait pas savoir où il nous emmènera ».
C’est par la combinaison du processus de découverte de ce qui se passe réellement, ou de ce qui s’est réellement passé, et de la « présence de l’auteur » que le documentaire acquiert, selon Fraser, son importance. Précisant ce qu’est pour lui cette présence de l’auteur, il évoque la façon dont le réalisateur rapproche les faits, la façon dont il les ressent et les capture, avant de rappeler à nouveau la nécessité de passer chaque minute de son film en se posant cette question : « Est-ce que je montre la vérité ? ».
Cette intervention fut aussi l’occasion pour lui de réaffirmer l’importance de la télévision publique pour le documentaire. Selon Fraser, c’est une question de survie pour le genre : les films documentaires doivent y retrouver leur place.
Nick Fraser allait développer ces derniers propos dans une autre conférence, intitulé « Fund Your Doc, But at What Price ? ». Ici, l’accent était porté sur les limites des modes de financements privés pour les films documentaires. Outre Fraser, le panel était constitué de Mette Hofman-Meyer (DK TV), Jennifer Merin (journaliste spécialisé en documentaire, About.com, USA) et Alex Connock (Shine UK, à l’origine notamment de la série Masterchef). La conférence avait pour hôte Claire Fox (directrice de l’Institute of Ideas). Cette dernière rappela tout d’abord le contexte économique actuel – la baisse significative des capacités de financement des organismes traditionnellement acquis au documentaire – qui amène les réalisateurs à se tourner vers d’autres moyens de production. Si le crowdfunding fut rapidement évoqué, c’est surtout le recours aux sociétés commerciales (dont la principale activité n’est pas l’audiovisuel), des pétroliers aux ONG, dont il était question.
Le ton fut donné par Nick Fraser, insistant sur le fait que le seul aspect pertinent d’un schéma de financement réside dans la sauvegarde de l’indépendance du réalisateur. La liberté avec laquelle il s’exprime ne devrait dépendre ni des organismes de lobby (même avec les meilleures intentions du monde), ni d’un système de subventions, nationales ou régionales, qui produisent des « objets à exposer dans les salles d’art et d’essais ». La télévision publique, quand elle n’est pas gouvernementale, reste selon lui la plus sûre source d’indépendance. Mais c’est surtout l’intervention de Mette Hoffman-Meyer qui mit en valeur, à mon sens, la position presque unanime prise par les panélistes. Ainsi a-t-elle rappelé la multiplication récente de films aux fins prévisibles jusque dans leur forme, sans réel argument autre qu’une vision parfois manichéenne des sujets qu’ils abordent : « The world became black & white [with films] predifined by looks, not limited by facts or documentation : a specific view on how the world should be ».
« Le monde est devenu noir et blanc, avec des films prédéfinis par leur forme, qui ne sont pas limités par les faits ou la documentation : une vue spécifique sur ce que le monde devrait être ».
Selon Hoffman-Meyer, cette tendance est à rapprocher de la question de la préservation de l’intégrité du réalisateur au sein de ces nouvelles sources de financements. Jennifer Merin, quant à elle, fit part de la situation du documentaire aux États-Unis, où le déclin des médias indépendants et des voix dissonantes est de plus en plus préoccupant. Ce contexte justifie à ses yeux une mise en garde sur cette pente glissante que représente les financements par les sociétés dites « commerciales ».
C’est un autre contexte qu’allait aborder une troisième conférence, celui de la production documentaire en Afrique anglophone, et notamment au Kenya. Intitulé « Out of Africa », elle avait pour panélistes : Charles Asiba (Kenya international Film Festival), Ogava Ondego (Lola Kenya Screen), Keith Shiri (Festival Africa at the Pictures, Pays-Bas) et Mark Kaigwa (iHub, Kenya).
Shiri prit part à cette conférence dans une perspective continentale. Il rappela tout d’abord la longue influence des blocs hérités de la période coloniale dans la géographie de la production cinématographique africaine. Le cinéma africain a longtemps suivi les lignes de démarcation des empires : jusqu’à récemment, les images de ce cinéma étaient liées à l’Afrique francophone et, dans une moindre mesure, lusophone. Les cinéastes soviétiques, dans le contexte de la Guerre froide, ont fourni des images à la décolonisation. Mais comme le note Shiri, les peuples qui avaient lutté pour leurs indépendances ne participèrent pas à la production de ces films, et n’eurent donc pas leurs propres images pour la célébrer. Pendant longtemps, le problème fut l’absence d’institutions, d’écoles du film, d’organismes de financement spécifiques. Les espaces de formation étaient alors ailleurs, en France ou à Moscou… Aujourd’hui, l’Afrique du Sud joue un rôle moteur dans la mise en place de telles structures. Ainsi, la National Film and Video Fundation, parce qu’elle a permis l’établissement de coproductions avec l’Allemagne, l’Italie, le Canada et le Royaume-uni, bénéficie à d’autres pays africains, notamment à travers la SADC (Communauté de Développement de l’Afrique Australe). De fait, on assiste aujourd’hui à l’émergence d’une communauté de réalisateurs africains. Shiri rappelle à ce titre l’exemple des African Movie Academy Awards (AMAA), qui ont primé lors de leur dernière édition le documentaire « An African Election », de Jarreth J. Merz, réalisateur ghanéo-suisse.
(bande annonce de « An African Election »)
On retrouve à l’échelle du Kenya les grands traits de cette situation générale, comme l’expliqua Charles Asiba, à la fois président du Kényan Film Festival (KIFF) et consultant au sein de la Commission kényane du film, organisation rattachée au ministère de l’Information et de la Communication. Il évoqua en premier lieu la progression du KIFF. Lors de la première édition en 2006, six films avaient été reçus par les organisateurs ; en 2011, le festival en attirait 600, en provenance de 57 pays. Au cours de cette dernière édition, 360 projections eurent lieu en 10 jours, simultanément dans cinq villes kényanes. Cette approche, qu’Asiba qualifie – en souriant – de « suicidaire », répond à une volonté d’encourager une culture populaire du cinéma dans un contexte de salles de projection locales réaménagées en églises, et où les réalisateurs indépendants doivent payer les chaînes de télévision pour voir leurs films diffusés. Ce développement passe donc aussi par l’élaboration d’une réelle politique culturelle, la mise sous tutelle de la production cinématographique au sein du ministère de l’Information et de la Communication ayant longtemps été synonyme de propagande. De ce point de vue, une des avancées majeures est, là encore, la constitution en cours de traités encadrant la co-production internationale. Asiba donna deux autres exemples d’initiatives locales non gouvernementales : la Film Africa Initiative, qui produit un guide annuel de l’audiovisuel, et l’East Africa Doc Fest, rassemblant les différentes approches documentaires du Kenya (avec une part importante de production liée aux ONG), du Rwanda (avec un regard particulier sur les mécanismes de la réconciliation) et du Burundi (avec de nombreux films ayant pour sujet l’agriculture, la nourriture et la diversité culturelle), entre autres. Ogava Ondego représenta l’une de ces initiatives, « Lola Kenya Screen », visant à créer une plateforme de formation pour les étudiants-réalisateurs afin de susciter des vocations chez les plus jeunes.
Enfin, si les structures traditionnelles font encore défaut, Mark Kaigwa évoqua d’autres possibilités de diffusion et de promotion permises par l’utilisation massive des téléphones portables (un moyen privilégié d’accès à Internet). De nombreuses innovations développées par les compagnies africaines sur ces nouveaux médias pourraient ainsi bénéficier aux réalisateurs locaux. Kaigwa cite l’utilisation d’applications téléphoniques, Bozza par exemple, ou de sites de partage de vidéo (Buni.tv) parmi ces nouveaux outils de diffusion de court-métrage. Le portable pourrait même devenir un outil de financement, de type crowdfunding, en passant par les systèmes de plus en plus populaires d’échange d’argent par SMS…
Si cet échantillon n’a pas vocation à être représentatif de l’ensemble des conférences, il permet de se faire une idée de leurs diversités. Mon impression, toutefois, est celle d’une moindre place accordée aux réalisateurs, plus souvent présents dans le public que dans les panels. Mais il ne s’agit là que d’une partie du festival, qui ne saurait éclipser les films en et hors compétition.
A suivre…
Romain Gaussens
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