C’est un rebondissement improbable pour un documentaire incroyable. Le Blog documentaire revient ici sur « The Staircase » (« Soupçons », en français), série de très haute tenue signée Jean-Xavier de Lestrade en 2003. 8 x 45 minutes pour raconter l’histoire de Michael Peterson, écrivain américain aisé accusé du meurtre de sa femme Kathleen, retrouvée sans vie au bas de son escalier. Chute accidentelle ou crime ? Au terme d’un procès – et d’un film – au suspens intenable, il était condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Mais en 2011, un rebondissement est perceptible. Duane Deaver, expert à charge lors du procès, est discrédité dans plusieurs affaires. Il aurait notamment falsifié des preuves dans plusieurs procès. L’accusation contre Michael Peterson reposant pour bonne partie sur cet homme, c’est tout le procès qui est remis en cause.
« Soupçons 2, La dernière chance » est un documentaire remarquable à voir ce mercredi sur Canal +, et à découvrir le même jour en DVD grâce aux éditions Montparnasse.
Entretien exceptionnel ici avec Jean-Xavier de Lestrade, qui revient sur la fabrication de ses films, et sur ses propres sentiments vis-à-vis de l’affaire. Jean-Xavier de Lestrade qui est par ailleurs président de la SCAM…
C. M.
Le Blog documentaire : Quand l’avocat de Michael Peterson vous apprend qu’il y a une possibilité de rebondissement judiciaire, j’imagine que vous accourrez aux Etats-Unis… Mais qu’allez-vous y chercher ? La suite d’une histoire ou la vérité qui échappe depuis 10 ans ?
Jean-Xavier de Lestrade : Les deux, mais je suis d’abord en quête de la suite d’une histoire. C’est ce qui fait la différence, je crois, entre un journaliste et un documentariste, ou un cinéaste. Je ne sais pas quel terme convient le mieux, mais je me définis d’abord comme un raconteur d’histoires. Je suis ce que les Américains appellent un « story teller ». Ce qui m’intéresse, c’est de trouver, de raconter des histoires, et de chercher ensuite la forme la mieux adaptée pour les transmettre. Il s’agit de les rendre pertinentes, passionnantes, émouvantes. La différence avec la fiction, c’est que nous sommes ici dans la vie réelle.
La première idée, et ma première démarche, c’est de donner une suite à Soupçons, et cela pour deux raisons. D’une part, cette histoire était assez extraordinaire pour ne pas la laisser là où nous l’avions quittée. D’autre part, et d’un point de vue plus personnel, cela faisait huit ans que nous attendions chacun, avec Michael Peterson et David Rudolf, de donner une suite à cette histoire. Chacun depuis l’endroit où nous nous situions. Il existe un lien particulier qui nous réunit. Il y a une aventure humaine qui dépasse le simple cadre du film.
Aviez-vous tout de même l’espoir de percer un mystère ? Au sortir de la série, vous disiez qu’on ne connaîtra jamais la vérité…
Nous avons tourné la série pendant 22 mois, soit 17 allers et retours entre Paris et Durham. On finit donc par connaître les personnes d’une manière assez singulière. Et j’avais alors l’ambition, la certitude d’acquérir à la fin du tournage une conviction sur la culpabilité ou la non culpabilité de Michael Peterson. Et finalement, non. La seule conviction qu’il restait, c’était que le procès n’aurait pas dû se terminer de cette manière. Je n’avais que très peu de conviction sur ce qu’il s’était déroulé cette nuit particulière du 9 décembre 2001.
A la fin de la série, il y avait donc l’idée qu’on ne saurait jamais la vérité, et qu’il faudrait vivre avec ce mystère… Apprendre à vivre avec, aussi. Mais dans les semaines, les mois ou les années qui ont suivi, je n’ai jamais cessé d’y penser, de retourner les éléments pour tenter de percer ce mystère. Pour moi même. Cette histoire n’a jamais cessé d’alimenter ma réflexion. J’interrogeais les experts et les avocats que je rencontrais. Et peu à peu est arrivée cette forme de sagesse : on peut vivre avec ce mystère, et ce n’est peut-être pas le plus important, au fond, de savoir ce qui s’est réellement passé.
Pendant le tournage comme dans l’écriture de Soupçons 2, comment fait-on pour ne pas se redire, ne pas se tromper, ne pas se faire piéger par les huit épisodes précédents ?
C’était effectivement LA vraie angoisse. Il fallait y aller, il fallait réaliser cette suite, je ne voyais pas comment éviter cela. Et en même temps, fallait-il y aller ? Si l’on considère l’aventure humaine que représente Soupçons, il fallait y aller. Mais d’un point de vue strictement cinématographique, on se demande inévitablement si on ne va pas faire un tout petit peu moins bien que ce que l’on a réalisé huit ans auparavant. Cette crainte nous a effectivement accompagnés. Il y a des passionnés de la série qui attendait la suite, et il était assez facile de les décevoir.
Cette angoisse, croyez-le, est terrible. C’était une vraie lutte, qui rejoint un peu celle qu’exprime David Rudolf dans le film. Lui aussi sentait bien qu’il devait y aller, et qu’il devait revenir dans une salle d’audience aux côtés de Michael Peterson. Il ne pouvait pas laisser tomber, mais il redoutait dans le même temps de se confronter une nouvelle fois à cette affaire. C’est quasiment la dernière chose qu’il voulait faire !
Et c’est exactement le même sentiment pour nous. Il faut y aller, mais nous pourrions éviter de le faire… Les risques sont énormes pour que ce film ne soit pas si bon, et qu’il déteigne sur la série elle-même. Tout cela, oui, est très angoissant.
Mais comment jugule t-on cette angoisse ? Vous partez avec la même équipe de tournage, mais votre méthode de travail sur place change t-elle ?
Nous sommes effectivement repartis avec la même équipe. Même chef opérateur, même ingénieur du son, même productrice exécutive. Tourner cette suite avec les mêmes personnes a été une situation heureuse. L’expérience jouant, nous savions ce qui pouvait fonctionner, nous savions ce que nous devions obtenir, et nous avions un certain recul.
Cela dit, je n’avais plus tourné de documentaire depuis Soupçons. C’est un peu comme un cycliste qui reprend son vélo, ou un nageur qui replonge 10 ans après sa dernière brasse. Est-ce que je vais avoir les réflexes qu’il faut pour tourner un documentaire ? Est-ce que j’en suis encore capable ? Est-ce que j’ai encore les bonnes intuitions ? Est-ce que le fait d’avoir été dans une logique de fiction sur trois films ne va pas m’empêcher de penser comme il faut, et de tourner comme il faut ? Tout cela est loin d’être évident.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, si la fiction et le documentaire peuvent s’enrichir mutuellement, ce sont deux logiques opposées. On ne tourne pas du tout de la même manière pour les deux genres. C’est d’ailleurs pour cela que les films documentaires de cinéastes de fiction ne sont pas toujours réussis. Il ne suffit pas « d’être là », de laisser advenir le réel pour faire un film. Ce n’est pas si simple.
Nous avons donc travaillé avec la même équipe, après un important travail de recherche, mais nous nous mettons ensuite à la merci de ce qu’il va se passer. Et c’est bien la beauté de ce sport : on ne commande pas le réel. Si les personnages sont bons, on peut les rendre meilleurs, mais certains ont changé depuis la série. L’accusation, par exemple, n’est plus représentée par la même personne, et même avec tous les efforts du monde derrière la caméra, ce n’est pas la même chose…
Cela dit, les réflexes sont vite revenus. Comment tourner, comment obtenir certaines choses… Tout cela ne m’a finalement pas trop posé de difficultés. Il y a toutefois plusieurs deuils à faire. Le deuil de certains personnages, donc (certains seront moins bons). Le deuil aussi de cette audience de révision où il n’y a quasiment que des experts. Toute dimension humaine évacuée, nous savons que nous n’allons filmer que du « sec », de l’intellectuel, du cérébral… C’est un peu déprimant.
On se demande alors comment ramener de l’humain dans l’histoire… Et l’humain passe finalement par la famille : Michael, ses enfants, son frère, voire son avocat…
Qu’il s’agisse de Soupçons ou de Soupçons 2, rien n’est écrit en amont, finalement. Vous progressez à mesure que le tournage avance…
Oui, le film s’écrit pendant le tournage. Comment appréhender les personnages, comment les filmer ? Ce sont des questions que nous nous posons. La dramaturgie se construit ainsi, peu à peu, avec le réflexe de construire un film d’1h30 ou d’1h50. Soupçons n’est devenu une série que trois jours après le verdict parce que, une fois le tournage terminé, je savais que nous ne pouvions pas nous contenter de deux heures pour bien raconter cette histoire. J’ajoute que les différents rebondissements du procès se prêtaient bien à une logique de série.
Dans l’avion du retour, j’ai passé la nuit à reprendre mon cahier de notes, et j’ai effectué un découpage des séquences pour ordonner les choses. J’ai ensuite expliqué à mon producteur qu’il nous fallait 8 épisodes. Lui pensait que j’étais fou, mais la logique du film était là, implacable. Quand je regarde aujourd’hui les épisodes, ils sont très proches de ce que j’avais écrit cette nuit-là dans l’avion. Jusque là, je n’avais jamais réfléchi à une forme de construction narrative – j’y pensais bien sûr, mais l’architecture globale s’est révélée à la fin du tournage.
De nombreux spectateurs de ont apprécié le film justement parce qu’il ressemblait aux séries américaines que vous fustigez vous-même en tant qu’elles tendraient à appauvrir les expressions documentaires (voir cet entretien accordé au Monde)… Soupçons s’inspire pourtant clairement de certaines techniques narratives des séries télévisées…
Oui, et je maintiens qu’il existe des séries de fiction américaines formidables dont le documentaire devrait s’inspirer. The Wire, par exemple, constitue une exceptionnelle illustration de documentation du réel, même si tout est fiction.
Il existe aussi un certain style de séries policières bouclées très vite en épisodes de 42 minutes et 25 secondes, qui ne laissent aucune place à la réflexion, aucun espace dans lequel le spectateur peut projeter une forme de réflexion ou d’émotion.
Ce qui est en revanche formidable avec les séries feuilletonnantes, c’est que les personnages peuvent vivre entre les épisodes. Nous sommes avec eux, nous avons l’impression de les connaître, et c’est ce que je cherchais avec Soupçons. Je voulais rendre cette histoire de famille très familière pour les spectateurs. Je voulais que l’on se sente proche de Michael Peterson.
Ça fonctionne parce que la série vit au-delà du visionnage des épisodes… Elle accompagne un peu le spectateur dans sa propre vie.
Oui, elle doit laisser une trace, elle doit marquer. Du fait aussi – et c’est une chance – que le mystère perdure, la série constitue un sujet de discussion, de confrontation, de partage. C’est très riche.
Pour revenir à Soupçons 2, vous dites qu’il faut faire le deuil de certains personnages, mais d’autres acquièrent une dimension notable, comme la fille de Michael Peterson. Ce qui est frappant dès le début de ce « bonus », c’est le travail du temps. Le visage de Michael Peterson, la barbe de l’avocat, l’affirmation de la fille… Il y a là une déclaration d’amour au documentaire. Vous montrez le travail du temps sur les corps, et d’autant plus chez Michael Peterson qui est enfermé depuis plusieurs années. C’est assez sidérant, et tout cela fonctionne très vite : point besoin d’explications pour sentir les choses ici. Les rides parlent d’elles mêmes… Les plans qui représentent Michael Peterson en prison, seul à l’image, servent à cela, non ?…
Ce travail du temps est saisissant, et formidable. Il y a effectivement ce plan, quasiment l’un des premiers que nous ayons tourné pour cet épisode. Michael marche vers nous. Isabelle, qui tient la caméra, recule lentement car le sol est assez inégal. Je tente de la guider, et Michaël marche lui aussi très lentement, avec un côté un peu fébrile et suspendu qui rajoute à la fragilité qu’il exprime.
Ce plan est effectivement assez dingue parce que non seulement on voit le passage du temps, mais on le ressent. C’est bien là la force et la beauté du documentaire. Aucune fiction ne peut rivaliser sur ce terrain. C’est impossible, le meilleur des maquilleurs n’y arriverait pas. Ici, c’est assez bouleversant avec Michaël. Quant aux enfants, ils ont effectivement grandi en l’espace de 10 ans. Celui qui a finalement le moins changé, c’est sans doute David, l’avocat.
C’est ici une très belle chose que peut offrir là le documentaire. C’est d’ailleurs très bien utilisé dans une série documentaire que j’adore : Seven up, réalisée par Michael Apted qui filme depuis 1963 et tous les 7 ans les mêmes personnages. C’est une incroyable leçon sur la vie.
Pour revenir sur la fragilité de Michaël Peterson, une image reste à la fin du film. Une image résiste et c’est une image que Michaël Peterson vous interdit, en quelques sortes. Il vous demande de ne pas le filmer en prison dans les escaliers (un comble !), mais vous conservez certaines de ces images au montage.
On montre un peu de cette descente d’escalier, sans aller jusqu’au bout.
Comme dans la série, j’ai voulu laisser au montage les moments où Michaël Peterson et David Rudolf s’adressent à nous, en nous faisant ainsi rentrer dans le jeu à l’intérieur l’image. Nous ne cachons pas cette situation : dès que vous filmez quelqu’un avec une telle proximité, il faut montrer le lien réel qui existe effectivement. Imaginer que vous filmez un réel qui serait identique si vous n’étiez pas là est une illusion absolue, même avec une équipe réduite. Notre présence transforme le réel que nous filmons, c’est une forme d’évidence, et c’est bien de le marquer de temps en temps dans le corps du film.
Tout comme il est bon de signifier les limites qu’un personnage comme Michaël pose, ou pas, dans sa représentation. Dans Soupçons 2, nous le montrons à deux reprises, même si la monteuse n’était pas d’accord avec moi sur l’une de ces deux scènes. Un tournage, ça se passe comme cela. Les personnes filmées posent des limites ; soit on les respecte, soit on ne le respecte pas, ou alors on les contourne. Ce qui est intéressant ici avec l’escalier, c’est que nous ne l’aurions pas filmé de la même manière si Michael Peterson n’avait rien dit. Nous en avons gardé une petite scène. Le simple fait qu’il le dise est une indication quant à son état physique. C’est même une forme de coquetterie intéressante.
Il y a donc plusieurs adresses à la caméra, comme dans la première série, mais il y a aussi quelque chose de nouveau que vous vous autorisez. Il y a un moment où vous franchissez la ligne jaune. Vous apparaissez vous-même à l’image. Pourquoi avoir conservé cette scène au montage ? J’imagine que cela vous a posé question…
Oui, et ça continue de me poser question. Il y a deux versions du film ; l’une avec, l’autre sans. Je me suis beaucoup interrogé sur ce plan. J’ai commencé à penser qu’il devait rester au montage final : cette scène peut exister, elle existe et peut-être qu’il faut aller jusque-là avec le spectateur. Dire que l’on peut se réjouir d’un événement avec quelqu’un sans perdre sa lucidité sur l’histoire dans sa globalité.
Le film a été projeté à l’IDFA d’Amsterdam en novembre dernier. A l’issue des quatre projections prévues pour ce festival, il y a toujours eu des questions sur ce plan. J’ai donc décidé de monter une version sans ce plan. Il reste sur le DVD car il y a une interview en bonus dans laquelle je m’en explique un peu, d’une certaine manière. Mais ce plan n’existe pas dans la version diffusée par Canal+. Une version amputée donc de 53 secondes.
Pourquoi ces deux versions ? Les questions étaient si dérangeantes que cela à Amsterdam ?
Elles étaient interpellantes. De nombreux spectateurs ont pris ce plan comme une prise de parti publique qui modifiaient tout ce qu’ils avaient vu avant. Même s’ils peuvent se douter que ma relation à Michaël Peterson est de cet ordre là, ils voyaient trop d’engagement dans ce plan, et cela affaiblissait le film.
Il faut aussi se dire qu’à Amsterdam, les publics sont surtout anglo-saxons, et ils ont une approche, une rigueur un peu différente de la nôtre. Certains réalisateurs m’ont même expliqué qu’on ne les aurait jamais autorisé de laisser ce type de plan dans un film.
Je me suis donc dit que ce plan pouvait être dangereux. Il peut susciter une forme d’ambivalence, et masquer la force et l’honnêteté du film. C’était effectivement une vraie question, et je suis finalement heureux qu’existe une version du film qui intègre ce plan.
J’imagine que ce film s’est écrit davantage au montage que la série. Il a fallu gérer le « résumé des épisodes précédents », si je puis dire…
Exactement. L’équation du montage était très complexe (et elle nous donnait des migraines terribles !). Je ne voulais évidemment pas débuter la nouvelle narration après 20 minutes de résumé. Nous avons donc essayé, avec Sophie Brunet qui avait déjà monté une grande partie de la série, d’injecter au fur et à mesure les séquences passées, que nous avons toutes remontées. Les séquences de la série initiale ont été raccourcies, nous avons tenté de changer un peu de point de vue. Cela étant, il n’existe pas mille manières de monter une séquence documentaire. Nous ne sommes pas en fiction. Nous avons quand même essayé d’éclairer certaines séquences de manière différente.
La construction était difficile, complexe, d’autant qu’il fallait trouver un mode narratif qui permette aux spectateurs qui n’ont pas vu la série de tout comprendre et de saisir l’intérêt de cette histoire particulière. Et dans le même temps, il ne fallait pas ennuyer ceux qui connaissaient déjà la série. Je pense que nous sommes parvenus à donner suffisamment à ceux qui ne connaissaient pas et juste la limite à ceux qui connaissaient bien. L’équation, je le répète, est subtile.
Ce qui est très réussi dans la série comme dans Soupçons 2, c’est qu’il n’y a pas de voix off, mais on a l’impression qu’il y en a une. Je m’explique : il y a une polyphonie de paroles (de l’accusation, de la défense, des experts… etc.) qui créé l’illusion que le film se raconte tout seul. On a presque la sensation qu’il n’y a qu’une seule personne qui parle. Ce n’est bien sûr pas le cas. On se demande donc si c’est là le secret de votre manière de travailler au montage. Est-ce que vous vous appuyez sur les discours des uns et des autres pour réfléchir votre montage.
Non. J’aime bien monter selon la procédure que l’on utilise habituellement sur un long métrage de fiction. On prend les séquences, on les travaille en cherchant ce qu’elles racontent, on essaie de faire surgir ce qu’elles contiennent de meilleur. Je travaille ainsi de suite séquence par séquence, et je cherche ensuite ce qui peut faire sens dans leur rapprochement.
J’aime bien aussi disposer d’un semainier dans lequel j’intègre des fiches de couleurs différentes qui correspondent aux séquences. Cela permet de visualiser le montage, et le film en train de se faire.
Je sais qu’il existe des réalisateurs qui travaillent beaucoup à partir de l’audio, et qui ont même parfois des transcriptions des interviews… Je ne fonctionne jamais comme cela. Je travaille à partir des séquences.
En ce qui concerne la narration proprement dite, je considère qu’un bon film – documentaire ou fiction – doit laisser de la place au spectateur. C’est une qualité qui tend à disparaître, mais il faut laisser des espaces, des vides, des choses en suspension. Il faut que le spectateur puisse projeter des éléments de réflexion ou d’émotion, conscients ou inconscients, sur le film. C’est une question de rythme extrêmement importante. Il faut toujours avoir en tête cette place du spectateur. Souvent aujourd’hui, surtout dans les documentaires coproduits avec la télévision, cet espace n’existe plus.
Oui, on n’entend rarement de silences à la télévision…
C’est certain, mais cela ne passe pas uniquement pas les moments de silence. Ce sont plus généralement des moments sans voix, et c’est de plus en plus rare. Cela me semble pourtant vital dans un film. Nous avons besoin que le spectateur s’investisse, qu’il rentre dans le documentaire et qu’il y vive.
Même si j’ai un point de vue fort, je pense que je ne dirige pas trop le regard ou l’attention du spectateur. A lui aussi de se fabriquer l’histoire. Je raconte quelque chose à ma manière, mais je laisse l’espace nécessaire pour que le spectateur puisse se raconter lui aussi sa propre histoire dans le film. Il n’y a pas de recette miracle, c’est intuitif, mais c’est de cette manière que cela doit interagir, je pense.
On pense à ce plan de Michael Peterson, assis, où il n’y a pas de paroles. Il porte sur son visage huit années de détention, un visage mystérieux, ridé, sur lequel on peut lire de l’innocence comme de la culpabilité. Et l’environnement sonore rend ce plan saisissant…
Oui, c’est exactement le type d’images qui peut être investi, travaillé par l’imaginaire du spectateur, remué par des sentiments contradictoires ou ambivalents vis-à-vis de cet homme et son histoire. Ces plans silencieux, dans lesquels il est debout puis assis, avec une simple rumeur sonore, servent à cette « prise de conscience » des publics.
Le montage de Soupçons n’est-il pas plus partisan que celui de la série ? Vous êtes plus proche de la défense, qui utilise d’ailleurs vos propres images pour étayer ses arguments ?
Nous étions aussi très proches de la défense dans la série, mais cette proximité était motivée par la volonté de dévoiler les arcanes de cette défense, de montrer comme cela se passait, de décoder comment un telle entreprise fonctionnait , sans parti pris – même s’il transparaissait une certaine forme de sympathie à la fois pour Michael Peterson et David Rudolff.
Le rapport est plus partisan dans Soupçons 2 puisque le film ne pose plus la question de la culpabilité mais celle d’un procès truqué, ou pas. C’est le point central du film. Je n’ai aucune certitude quant à la culpabilité de Michael Peterson, mais j’ai des certitudes sur la nature de ce procès. Il est clair que des preuves ont été fabriquées pour le condamner. Cela ne signifie pas qu’il est innocent, mais dans une démocratie la justice ne peut pas condamner en fabriquant des preuves.
Donc, oui, nous avons un parti pris sur ce point. D’où ce fameux plan, cette accolade que j’ai avec Michael Peterson. Je me réjouis que justice soit faite, et je me réjouis pour lui aussi : il n’aurait jamais dû être privé de liberté. C’est un beau jour, finalement, pour la démocratie.
Il est donc possible qu’il y ait un nouveau procès. Y aura t-il alors une suite à la suite ?
Il y aura fatalement une suite à la suite. Je ne sais pas encore sous quelle forme, quelle durée, mais on ne va pas laisser les personnages comme on vient de le faire, au bord de la route, au cimetière, ressassant la douleur des dix années passées. Nous n’en resterons pas là.
Quelles échéances, alors ? Parce qu’il n’est pas certain qu’il se déroule un nouveau procès…
Oui, il pourrait y avoir un arrangement passé avec le procureur, mais ce serait tout de même passionnant d’un point de vue dramaturgique… C’est un dilemme incroyable : plaider coupable pour un crime qu’on nie avoir commis. C’est passionnant à filmer.
Vous n’en n’avez donc pas fini avec la représentation de la justice au cinéma ?
Oui, ce n’est pas terminé, mais la justice n’est qu’un vecteur, un outil qui permet de voir les hommes. Dans toutes ces histoires, il est question de passions. Et ces histoires nous interrogent inévitablement sur la condition humaine. La justice est un bel outil pour raconter de telles aventures.
En parlant de relations humaines, il y a une relation particulière entre la monteuse du film et Michael Peterson. Est-ce que cela n’a pas compliqué le travail sur Soupçons 2 ?
Il y a effectivement un échange de 800 lettres, et des visites tous les deux mois depuis 7 ans… C’est une relation amoureuse, mais qui n’empêche pas de monter. Mieux, cela rend les choses encore plus passionnantes. Ce n’est pas un regard anodin qui se pose sur les images dans la salle de montage. Sophie Brunet a aussi cette qualité exceptionnelle : elle est parfaitement capable de mettre sa relation avec le personnage principal du film de côté. Elle est d’une grande lucidité professionnelle. Nous sommes là pour réaliser le meilleur film possible.
Par ailleurs, et c’est un autre sujet : comment fait-on pour réaliser des films tout en présidant la SCAM de manière très active ?
On arrête de rêver ! Je n’ai plus le temps pour ne rien faire, pour imaginer des films que j’aimerais faire. Paradoxalement, je vois moins de films, et je me nourris un peu moins pour mon propre travail. Je me rends compte aussi que les journées ont plus d’heures et de minutes que je ne le pensait jusque-là.
Cela dit, c’est une expérience à durée limitée qui prendra fin le 23 juin prochain. Et elle ne sera pas renouvelée. Cela fait huit ans que je suis administrateur à la SCAM et, statutairement, je ne peux pas poursuivre, même si je le voulais. Je dois m’arrêter pendant deux ans.
Le grand rendez-vous de ce début d’année pour la SCAM, c’était le FIPA. Quelle voix faites-vous entendre, en tant que président de la SCAM, dans ce type d’événement ?
On veut nous faire croire que le monde du documentaire est formidable parce que le volume horaire de production est élevé, tout comme l’engagement financier des chaînes publiques, mais la vraie question à poser est : que fait-on de cet argent, et où va t-il ?
Si on demande au CSA quels sont les deux ou les trois documentaires qui ont récolté le plus d’audience en 2012, on nous répond : Voyage en terre inconnue et L’amour est dans le pré. Ces programmes sont, pour moi, tout sauf du documentaire.
Il faut vraiment interroger la destination des engagements financiers. Et le vrai problème, c’est que les chaînes de télévision ont de plus en plus tendance à tirer le documentaire vers une forme de magazine ou de reportage, voire de divertissement.
Un exemple récent a été diffusé il y a peu dans la case « Infrarouge » sur France 2. « L’emmerdeuse », qui s’en prenait à Coca Cola et à sa recette magique. Sujet mille fois réalisé auparavant avec, au final, aucune révélation en termes d’investigation. Il s’agit simplement d’un prétexte pour mettre une journaliste – certes charmante – à l’écran, et nous divertir. Nous sommes dans ce que les Anglo-saxons appellent le « doc entertainement ». On glisse de plus en plus vers ce genre de programmes, malheureusement.
Quelle est la solution ? Redéfinir le documentaire, imposer au CNC de nouveaux critères pour les aides accordées au genre ?
Nous y travaillons, notamment sur une réforme du COSIP pour mieux soutenir le documentaire de création, et moins bien les autres programmes qui n’en sont pas. Reste à définir le documentaire de création, ce qui est une affaire extrêmement complexe. Mais petit à petit, nous allons trouver des critères qui permettent au moins de valoriser le travail sur le long terme.
Les choses sont tout de même très complexes. Si je prends l’exemple de « L’emmerdeuse », c’est que ce programme a réalisé l’une des meilleures audiences de la case « Infrarouge ». Certes, le sujet concernait Coca Cola, mais cela renforce le camp de ceux qui estiment que le salut du documentaire doit passer par ce type de dispositif incarné.
C’est aussi la raison pour laquelle de plus en plus de films documentaires sont désormais (mal) distribués dans les salles de cinéma. Il y a souvent peu de copies, dans des cercles de diffusion restreints. Le documentaire d’auteur est en train d’être expulsé de la télévision pour trouver refuge, grâce aux technologies numériques, dans les salles ou sur Internet qui est aussi une voie d’exploration.
Selon vous, il n’y a plus rien à espérer de la télévision ?
Il existe de petites niches à protéger. Des endroits très ciblés. Mais la production de documentaires, en général, glisse vers des objets de plus en plus divertissants pour la télévision. Je ne dis pas que Soupçons n’est pas divertissant, au sens où l’on peut prendre du plaisir à le regarder, et où l’on ressent des émotions devant ce film, mais le divertissement n’est pas mon but premier. Nous devons emmener le spectateur vers des endroits qu’il ne connaît pas, où il n’a pas envie de s’aventurer. Il faut déranger le public. Le téléspectateur, globalement, a de moins en moins envie d’être bousculé, même si très certainement une minorité demande et espère être malmenée. Et le constat est triste : si on regarde les audiences, il y a aujourd’hui deux ou trois chaînes de la TNT qui devancent Arte. La situation n’est pas simple. L’avenir du documentaire à la télévision est fragile. Mais la SCAM est aussi là pour veiller au grain.
Propos recueillis par Cédric Mal
Entretien très riche et intéressant. Magnifique suite à la série, merci Monsieur Lestrade!
Travail exceptionnel réalisé par un « cinéaste » hors du commun autour d’un évènement extraordinaire avec des « acteurs » hors normes.
Ces documentaires me font penser à ce que Daliel Karlin et Tony lainé avaient réalisé en 73 ou 74 sur l’autisme, dans un tout autre genre.
Bravo à Jean-Xavier et à son équipe pour ce boulot impressionnant, vraiment ; 8 ans que j’attendais ça !
Je tenais Staircase (soupçon) pour le plus grand des documentaires qu’il m’ait été donné de voir. Bien monté, musique qui colle au thème, véracité du moent, objectivité et surtout HONNÊTETÉ. Soupçon 2, inespéré vient redonner de l’espoir à une cause perdue. J’attends avec impatience soupçon 3 qui verra la liberté pour Peterson. En attendant, s’il est sorti de sa prison (matérielle) c’est grave à vous jean xavien de lestrade et pour cela vous méritez notre estime. ATTENTION le DVD présente un défaut : en raison d’un systeme anticopie baclé et mal ficelé, il est illisible sur les lecteur CD/DVD de type iMac ou PC, pourtant estampillé lecteur CD/DVD et donc lisible uniquement sur les anciens lecteurs de salon bientôt obsolètes 🙁
Quoi reprocher à Sophie Brunet ? rien ! savoir aujourd’hui qu’elle est amoureuse de Michael n’enlève rien à son travail remarquable ; le montage est un des maillons de la chaine, celui qui donne le rythme, le souffle, qui pointe l’émotion au bon moment. Après tout, le personage, son parcours ecléctique, la vision qu’il a de lui même et des êtres qu’il a aimé, de ceux qu’il aime toujours a de quoi sucité l’intérêt, le désir puis l’amour.
Concernant l’apparition de Jean-Xavier je la trouve…inévitable ; après un tel travail, un plongeon aussi vertigineux, arrive un moment ou on ne peut plus s’empêcher de partager un bonheur qui vient après 7 ans d’enfer…c’est humain, en tout cas c’est cette humainté là qui transpire dans tout le documentaire, pas seulement à ce moment précis.
Il y a quelque chose de spontané dans l’écriture qui se fait au fil de l’eau nous dit Jean-Xavier, voulez-vous me dire pourquoi cette spontanéité interdirait et l’amour et l’émotion ?
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Je suis vraiment stupéfaite de la réalisation de ce documentaire, c’est riche surtout en science. Pour l’émotion, vous m’excuserez mais elle ne transparaît pas. Ce qui me sidère ce sont les enfants de Michael Peterson et de Kateline, a aucun moment, ils pleurent la disparition de cette femme qui leurs a donné son amour et qui les a accueilli. Notamment quand les deux filles lisent le journal sur l’affaire, elles rient aux éclats. La panique de Michael lors de l’exhumation de la maman biologique des deux filles, et lorsque comme par hasard le fils de Michael trouve le pic feu. Le détective qui oriente les réponses des enfants quand il les interroge. Et le médecin qui parle de bio-mécanique, la façon dont il présente la chute de Kateline est quasi impossible quand on voit où elle a atterrit. Vu le poids et la grandeur de cette jeune femme, elle aurait dû avoir des fractures si cette chute avait été aussi importante, et là rien. Si elle est vraiment morte dans ses bras comme il le dit au début du reportage, où sont les tâches de sang sur son pull ? Et les traces de pas qui auraient du y avoir près du corps.
Oui Monsieur LESTRADE, ce soir là, il y a bien eu un accident, mais pas celui que vous avez essayé de relater.
Ce qui m’écœure, c’est le comportement des enfants vis à vis de la fille légitime de Kateline. Ils oublient que c’est sa maison et que c’est sa maman qui est morte.
Le comportement, la gestuelle de Michael PETERSON, l’accable. Même son avocat a des doutes, déjà rien que dans certains propos. La première femme de Michael,Patty, n’était pas du tout crédible dans ses propos. Lorsqu’elle relate sa vie avec Michael, notamment quand elle dit qu’il n’aurait pas pu avoir de liaison avec Elisabeth, elle nous montre le contraire. Quand elle dit que ses fils étaient à la maison et que son mari était entrain de border et de raconter des histoires aux deux filles de la voisine. Alors qu’ils a deux fils à la maison qui attendent leurs papa.
Par contre, je suis entièrement d’accord avec David Rudolf quant à l’autopsie de Elisabeth RATLIF. J’aurai fait intervenir un autre médecin légiste.
Lorsque Michael est relâché au bout de 8 ans, lors de l’audience, oui effectivement DEAVER n’a pas fait son travail, il mérite la prison pour ce qu’il a fait au pauvre monsieur qui a fait 17 ans de prison. L’affaire Peterson ne se pas base uniquement sur les faux de Deaver, mais sur le fait que deux femmes ont atterrit en bas d’un escalier. On voit l’inexpérience de la procureur à la fin lorsque Rudolf fonde toute sa plaidoirie sur Deaver elle n’a pas objecté ce n’était pas le procès de Deaver, mais celui de Peterson dans le dernier chapitre.
Le rapport d’autopsie vaut plus que tous les Deaver de la planète. Les photos de cette pauvre femme… Toute cette famille n’est pas claire. Marta la plus jeune son attitude montre qu’elle a de forts doutes sur la culpabilité de Michael, elle a peur de sa sœur. L’amie de Marta montre dans ce reportage qu’il y a quelque chose qui n’est pas clair, notamment tout le sang.
Quant à la bisexualité de Michael, moi personnellement j’en ai rien à faire qu’il le soit, ce qui démontre sa culpabilité c’est son comportement. Sa gestuelle montre qu’il ment lorsque Tom lui demande si sa femme était au courant. Sa femme n’était pas du tout au courant de ça, surtout quand on sait que c’était une personnalité très en vue. Elle aurait mieux acceptée si c’était avec des femmes.
Et aux jours d’aujourd’hui, on sait que plus aucun de leurs amis lui parle, donc, je suis désolée, mais s’il était si innocent, pourquoi son avocat lui a dit de plaider coupable.
Dans toute cette affaire, je plains une seule personne, KATELINE.
Gigantesque et passionnant travail M de Lestrade. J’en rêve même la nuit et un de ces flashs nocturne me fait apparaître presque l’évidence que Kateline a été agressée par un animal ,grosse chauve -souris, oiseau , chouette…sinon un chat affolé voire enragé qui aurait sauté depuis le haut des marches. Aucune analyse de cette hypothèse bien sûr sur les coupures du crâne n’a été faite !
Autrement incompréhensible qu’à la découverte du pique-feu la famille n’ait pas immédiatement fait venir et constater la police ..
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