Étonnant objet que ce film sur lequel s’arrête ici Le Blog documentaire… « Spectres », de l’artiste contemporain Sven Augustijnen, plonge dans le passé colonial belge, au Congo, sur les traces notamment de l’assassinat de Patrice Lumumba. Un peu plus de 50 ans après l’indépendance, ce documentaire suit un ancien haut fonctionnaire belge jadis en poste au Congo qui tente aujourd’hui de conjurer les fantômes du passé. Entre l’Europe et l’Afrique, cet essai documentaire interroge la responsabilité (et la culpabilité) de l’ancienne puissance coloniale. Audacieux sur la forme, troublant sur le fond…
Notez que ce film fera l’objet d’une projection exceptionnelle le 10 avril 2013 à Toulouse, en présence du réalisateur mais aussi de Jean-Piere Rehm et de Jean-Louis Dufour. Projection qui s’inscrit dans le cadre de deux journées d’études consacrées à « L’essai en cinéma ». L’occasion aussi de (re)voir « Jean-Luc Godard, le désordre exposé », de Céline Gailleurd et Olivier Bohler.
Le Blog documentaire : D’où vient ce désir de film ? Quelles étaient vos intentions en vous lançant dans la réalisation de Spectres ?
Sven Augustijnen : Ça vient de loin ! En 2005, j’ai réalisé un supplément pour un journal financier belge dans lequel j’analysais les raisons de l’installation du Parlement européen à Bruxelles. Officiellement, il est basé à Strasbourg, où se tient chaque mois une assemblée générale, mais la capitale de l’Europe reste essentiellement Bruxelles. Or, la majorité des institutions européennes se situent dans un quartier fortement marqué par l’histoire coloniale. En travaillant sur l’implantation des principales instances dirigeantes de l’Europe dans un tel espace, j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire coloniale belge en général.
Dans le journal en question, j’avais réalisé un entretien avec Etienne Davignon, membre de la Commission européenne qui travaillait au sein du cabinet du ministère des Affaires étrangères belge à l’époque de l’indépendance du Congo. Il était impliqué dans « l’affaire Lumumba ». C’est par ce biais que je me suis intéressé à ce sujet en 2005.
Mais mon intérêt est aussi lié au fait que Karl Marx a vécu à Bruxelles pendant deux ans au cours desquels il a écrit le Manifeste communiste. Et dans ce livre, on peut lire : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». La publication de cet ouvrage coïncidait d’ailleurs avec la Révolution de 1848. Leopold II, à l’époque, était jeune. Ses parents sont alors décédés dans une Europe en feu, et ces événements traumatisants l’ont inspiré pour chasser ces spectres du communisme et les diluer dans son rêve d’une colonie pour la Belgique (le Congo). Des années plus tard, à la fin de la décolonisation, c’est ce personnage, Patrice Lumumba, qui a été diabolisé comme communiste.
Le scénario que j’avais d’abord écrit était basé sur un personnage, Jacques Brassinne de La Buissière, et sur des recherches littéraires et historiques. J’avais aussi vu beaucoup de documentaires sur le sujet. Quatre ans plus tard, quand j’ai commencé à tourner le film, Jacques Brassinne de La Buissière s’est imposé comme le personnage principal du documentaire.
Le processus de réalisation a été très long, et j’ai pu travailler sur plusieurs œuvres pendant ce temps, pour des expositions ou des revues, toutes plus ou moins liées à cette histoire.
Votre projet a été à ce point compliqué à financer qu’il a nécessité plus de 4 ans pour se concrétiser ?
Oui. Le projet était ambitieux, et coûtait plus cher qu’une vidéo réalisée pour une installation. Nous avons donc essayé de trouver des fonds dans les circuits classiques, mais c’était difficile. Le fait de venir de l’art contemporain ne facilitait pas les choses. Et ce sont d’ailleurs les centres d’art contemporain qui m’ont d’abord soutenu.
Rentrons un peu dans le film. Ce qui est immédiatement frappant, c’es votre manière de filmer. Vous avez un geste très « exploratoire ». Pourquoi cette caméra qui se promène, qui semble chercher quelque chose de caché, à droite ou à gauche, sans jamais se focaliser réellement sur un objet ? Pourquoi ce mouvement perpétuel ?
Cela vient de ma propre pratique. J’ai fait des études d’art graphique et j’ai aussi fait de la sculpture. Or, quand on réalise une sculpture, on tourne en rond autour de son sujet. Je pense que ma manière de filmer est un peu basée sur cette tentative de capter tous les angles.
Cette tentative de sculpter la réalité qui s’offre à vous est-elle instinctive ou réfléchie ?
C’est plutôt instinctif. J’ai développé une manière de filmer à partir de ma propre expérience, mais cela reste très instinctif. Les séquences que je tourne sont très différentes, mais leurs rythmes proviennent des circonstances de la réalité qui m’est donnée. La première scène, par exemple, bouge dans tous les sens. Mais le rythme a été donné par le fait d’arriver sur place dans une voiture, sur un petit chemin, à une certaine vitesse. La rythmique a aussi été inspirée par ce chien qui court de gauche à droite et qui contamine finalement mon geste filmique. Il a été mon guide.
Rétrospectivement, j’ai vraiment l’impression d’une réaction de ma part sur la réalité. Dans la scène du cimetière par exemple, tout est calme, la caméra bouge toujours beaucoup, mais la dynamique est très différente. Et je pense que le film change de dimension à mesure qu’il avance. Il devient nettement plus pictural à la fin.
En Afrique, effectivement, ce n’est pas le même « toucher » de la réalité…
Oui, et rien n’avait été réfléchi ou écrit avant de commencer à tourner le film. Mais cette manière de filmer, de découper le sujet dans la continuité de la conversation est très comparable avec les vidéos que j’ai réalisées avant.
Je créé des situations, et ensuite je n’arrête pas de filmer. J’installe un moment, une réalité performative, et je filme. Je fais partie intégrante de ce que je filme. Je suis l’un des danseurs de la réalité que je tente de chorégraphier. C’est une sorte de danse qui s’établit avec les personnages principaux.
Votre geste filmique est aussi une manière d’explorer les spectres du passé. Quand vous êtes dans le château, vous vous arrêtez sur des détails comme si vous cherchiez à comprendre au-delà de ce que l’on vous dit ou de ce que l’on voit manifestement. Vous essayez presque de tout ramener dans le film sans l’artifice du montage… Vous liez tout, en vous interdisant tout plan de coupe…
Je pense que c’est aussi ma manière d’observer les choses. J’essaie de traduire cela au cinéma. J’essaie…
Le pacte entre vous, filmeur, et les filmés est très clairement établi dès le début du film. Or, on a l’impression que votre manière de filmer les déconcerte, qu’il ne comprenne pas ce que vous faites.
Je n’ai pas eu cette impression. Le personnage principal, Jacques Brassinne de La Buissière, est très à l’aise avec la caméra. Il considère que filmer, c’est mon travail, pas le sien. Il est peu regardant là-dessus, presque « je m’en foutiste ».
Si le comte semble mal à l’aise, c’est simplement parce qu’il est plus timide, et que cela représentait un effort pour lui de se laisser filmer.
Les personnages ont vu le film, j’imagine… Qu’en ont-ils dit ? Comment ont-ils réagi ?
Oui, ils l’ont vu lors de la Première, juste avant l’ouverture de l’exposition élaborée en parallèle du documentaire. C’était au théâtre royal flamand, avec toute l’aristocratie francophone, et des anticolonialistes. Le comte m’a écrit une lettre pour me remercier des belles images, et pour ne pas avoir découpé l’entretien avec lui, comme une chaîne de télé aurait pu le faire. Il n’y avait pas de mensonge à ce niveau là.
Un autre élément frappant de votre film concerne la musique. Qu’avez-vous voulu faire ? A certains moments, elle noie les propos des personnages ; à d’autres moments, elle est plus discrète… Qu’avez-vous voulu traduire ici, et comment avez-vous joué avec cette composante du film ?
J’ai hésité sur la musique. Au début, il y avait plus de personnages dans le film, dont un Congolais rentré à Bruxelles qui combinait les propos de Lumumba avec ceux de l’Evangile.
Dans le scénario initial, j’avais pensé à la Missa Luba, une messe dans une langue congolaise écrite par un père belge missionnaire au Congo dans les années 50. C’est une musique assez connue, par exemple utilisée par Pasolini dans L’Évangile selon saint Matthieu.
J’ai finalement choisi La Passion selon saint Jean de Bach, pour des raisons très conceptuelles. En fait, dans le dossier de Lumumba, il y a un télex envoyé de Léopoldville à Elisabethville entre deux agents belges de la sûreté, qui disait : « Demande accord du Juif de recevoir Satan ». Le « Juif », c’est bien évidemment Tshombé, le traite, et « Satan », c’était l’anti-christ Lumumba, diabolisé comme Satant parce que communiste.
Bien que cette phrase ne soit plus dans le film, elle était vraiment la synthèse de ce qu’il se passe dans le documentaire. Cette phrase légitime finalement celui qui donne l’ordre de tuer et celui qui se lave les mains de l’innocence. Je trouvais qu’il y avait un dialogue possible entre la réalité du film et la musique.
Bien entendu, il est plus difficile pour un francophone de suivre les correspondances entre les paroles et le documentaire, mais elles résonnent beaucoup avec l’histoire de Lumumba.
Souvent, le volume sonore est effectivement interprété comme une volonté d’étouffer les voix de ma part. Je pense plutôt à un dialogue : les voix des personnages dans le film font partie de cette musique. Tout dialogue, tout communique.
Est-ce de cette manière que vous avez travaillé au montage. Vous vous êtes appliqué à ce que les paroles de la musique résonnent avec ce qu’il se passait dans les différentes séquences du film ?
Oui. Il y a des choix dramaturgiques, et la musique doit rentrer physiquement en résonance avec les images. Les textes m’ont beaucoup guidé au montage, oui.
En parlant de texte, il y a aussi toutes ces informations que vous déroulez en surimpression aux images… Pourquoi cette technique, pour ne pas perdre l’image du réel ?
Oui, je voulais rester dans les images de la réalité, dans les situations que nous avons construites. Il était important pour moi ne pas quitter les personnages, cette tension, et de ne pas quitter cette réalité du début à la fin.
Quand on observe le dispositif à la lumière du titre du film, c’est aussi une manière de plaquer l’Histoire passée sur le présent du film…
Absolument.
Venons-en à cette scène finale, en Afrique, filmée dans les phares d’une voiture. Votre personnage principal revient sur le lieu de l’exécution de Lumumba, et mime ce qu’il a déjà accompli quelques instants plus tôt en journée. Pourquoi lui avez-vous demandé de rejouer cette scène ?
C’était une idée de départ. L’une des raisons pour lesquelles le tournage a mis trois ans à commencer, c’était de trouver une manière de faire une proposition dans laquelle Brassinne puisse se retrouver, se placer.
Il y a eu l’épisode chez le comte, qui s’est bien passée. Puis, nous avons listé ce que nous allions faire pour nourrir le documentaire, et l’un des éléments sur lequel nous sommes tout de suite tombé d’accord, c’était de trouver et de revenir sur le lieu de l’exécution de Lumumba. Ce film est d’ailleurs vraiment le fruit de nos deux imaginations associées.
Pourquoi alors avoir mis les deux scènes, de jour et de nuit, dans le montage final ?
Cette recherche était importante, et il était très touchant qu’il l’accomplisse d’abord avec son ami. Lors de cette séquence, nous rencontrons aussi une réalité africaine, avec ces individus qui coupent les arbres par exemple.
Quant à la scène finale, c’est presque de la fiction finalement. Et si nous n’avions pas rencontré le cycliste congolais dans la nuit noire, peut-être que le film n’existerait pas. Il aurait été moins fort, en tout cas. Cette discussion nous en dit beaucoup sur les relations entre la Belgique et le Congo. Ça donne une ouverture, au milieu de la nuit.
Pensez-vous que le film puisse parler à un public francophone, et français ?
Le film a déjà été projeté au FID Marseille, il y a presque deux ans. Nous nous posions effectivement beaucoup de questions sur sa réception. N’était-ce pas finalement un sujet belgo-belge ?
En fait, le film résonne partout très fortement. Et il est frappant qu’il soit vu de manière plus claire ailleurs qu’en Belgique. Les faits et la discussion présents dans le documentaire agitent toujours la Belgique aujourd’hui. A l’inverse, ceux qui ne sont pas familiers avec cette histoire ont une attitude plus abstraite face au film. Ils s’intéressent aux images, s’attachent aux personnages. Le documentaire est donc très bien accueilli en dehors de la Belgique. Je reçois de belles énergies après les projections en France, peut-être parce que votre histoire coloniale étant très riche, vous avez beaucoup de choses à projeter dans le film. Nous avons finalement tous un travail à accomplir vis-à-vis du passé.
Propos recueillis par Cédric Mal
Merci pour cette critique. Cela me donne bien envie de le voir !
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