Longtemps négligé par les cinéphiles, le documentaire est aujourd’hui la part la plus vivante du cinéma. Dans ce monde saturé de spectacles et de publicités, de programmations marchandes et de fictions standardisées, livré aux langues de bois et aux voix des maîtres, l’aventure documentaire apparaît comme une forme de résistance. Nous filmons le plus souvent des hommes et des femmes de tous les jours, bien réels, et – pour le meilleur ou pour le pire – inscrits dans des situations elles aussi réellement vécues, dans des rapports de force, des souffrances et quelquefois des violences qui ne sont pas imaginaires. Ceux que nous filmons ne font pas partie des maîtres du monde. D’ailleurs, les seigneurs d’aujourd’hui ne se laissent plus filmer que par leurs domestiques. Les gens du peuple, eux, ont encore l’espoir que le cinéma puisse dire quelque chose de leur réalité. Ils y croient encore. Ils ne sont pas – pas encore – devenus ces « petits malins » façonnés par la publicité, qui croient qu’ils ne croient plus.
Travailler avec des gens réels, les prendre au sérieux, les respecter, manifester leur complexité, ne pas les réduire à une caricature, voilà le défi du cinéma documentaire, ce qu’il oppose aux artifices, aux exhibitions et aux corruptions des shows télévisés. N’ayons pas peur de dire que ce cinéma s’efforce de sauver quelque chose de la dignité des hommes et femmes de ce temps, et avant tout des faibles – eux qui sont à la fois déclarés « perdants » par les idéologues de la concurrence et ridiculisés par les animateurs de télévision. Face au triomphe du cynisme et de l’argent – en politique comme sur les petits écrans –, contre la marchandisation des rapports humains, contre la dictature du divertissement à tout prix, le cinéma documentaire se confronte à ce qu’on pourrait appeler l’hypothèse de la dimension humaine de l’homme, précisément parce qu’il travaille avec des femmes et des hommes réels, qui ont une histoire, luttent, qui ne sont pas soumis. Cela suffirait à expliquer que les télévisions commerciales aient banni le documentaire de leurs programmes.
Il est vrai que ce cinéma ne joue pas dans la cour des grands. Il naît le plus souvent en dehors des marchés, dans les marges, loin des centres de pouvoir, à l’écart des modèles médiatiques dominants. Je dirais que les cinéastes documentaristes ont le goût du risque et l’amour de l’imprévu. Par là, quelque chose se prolonge, aujourd’hui, du motif surréaliste de la « rencontre ». Filmer en documentaire, c’est aller au-devant du réel, s’exposer à son risque, accepter de ne discipliner ni le monde ni les hommes. Nous ne pouvons rien faire sans le désir de ceux que nous filmons. Qu’ils ne soient plus d’accord, le film s’arrête. Ils ne sont retenus par aucune obligation, aucun contrat. Beauté du cinéma documentaire, d’être suspendu au désir de l’autre.
On imagine à partir de là comment la dimension documentaire et la dimension fictionnelle peuvent se combiner : les gens que nous filmons sont tous porteurs d’une réserve de fiction – singularité des sujets et des vies – qui trouve à se développer au cours du tournage. N’étant pas comédiens de métier, ils vivent ce tournage comme une expérience réelle, qui les transforme, qui les trouble. Pris au jeu, ils franchissent la ligne et deviennent personnages. Leur parole, pour peu qu’elle soit laissée libre de ses associations, les porte à une affirmation d’eux-mêmes qu’ils ne pouvaient pas supposer, qui les étonne : l’histoire de chacun prend une signification plus universelle.
Et le spectateur de ces films est invité à entrer dans un jeu nouveau, où il apparaît que si le cinéma documentaire s’en prend au monde tel qu’il est, c’est plutôt pour le changer en un autre monde, décalé, mis en perspective, reformulé selon une autre temporalité, d’autres formes : en mieux ou moins bien, mais en plus sensible, en plus intelligible. En ce sens, rien n’est plus opposé à ce cinéma que le travail, éventuellement documenté, des journalistes. Le monde du cinéma et le monde de l’information sont aux antipodes l’un de l’autre. Au cinéma, on joue avec les transformations, on les retarde, on les dissimule : le cadre est un cache, disait André Bazin. Au cinéma, les faits passent toujours par des récits. Récits par définition subjectifs, dubitatifs, suspensifs. Tout le contraire de la prétendue « objectivité » qui sert de masque aux organes de propagande.
Jean-Louis Comolli.
Les précisions du Blog documentaire
1. Ce texte, reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur, a été initialement publié dans Les Lettres Françaises (supplément au journal L’Humanité), le 6 mai 2006.
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