Encore quelques cadeaux juste avant Noël sur Le Blog documentaire ! Avec un film important, repéré dans plusieurs festivals au cours de l’année et qui sort enfin en DVD. « Territoire de la liberté », d’Alexander Kouznetsov, nous emmène sur les hauteurs de Krasnoïarsk, en Sibérie, dans l’antre d’inconditionnels défenseurs de la liberté. Analyse signée Fanny Belvisi et DVD à gagner par tirage au sort en envoyant vos coordonnées à leblogdocumentaire@gmail.com.
« La liberté pour le peuple russe,
avec ses notions de bien et de mal déplacées
et sa morale chancelante,
est comme une lame de rasoir
dans les mains d’un enfant. »
Viktor Astafief
Qu’est-ce qu’être libre ? Comment est-on libre dans la Russie d’aujourd’hui ? De quelle manière cette liberté s’exprime t-elle ? Autant de questions qui affleurent et traversent l’ensemble du film réalisé par Alexander Kouznetsov. Tout en faisant éclore ces interrogations, le réalisateur parvient à ne jamais y donner de réponse dogmatique, ou même à sombrer dans un discours théorique. Au contraire, il emmène le spectateur sur un territoire physique autant que psychique, spatial autant que mental, dans lequel la liberté s’éprouve, se vit, s’apprend.
Dans la réserve naturelle des Stolbys, où Alexander Kouznetsov pose sa caméra, des hommes et des femmes se retrouvent pour vivre, cuisiner, chanter, faire la fête ensemble et escalader les montagnes environnantes. Et c’est précisément cet élan vital qui est capté dans ce film.
Postuler qu’il existe dans ce cadre un Territoire de la liberté, c’est poser implicitement qu’il existe en creux un territoire de la non-liberté, un espace où celle-ci n’existe pas, ou elle est en tout cas moindre. C’est donc déjà dessiner une frontière, imaginaire peut-être, mais une frontière quand même.
Dès les premiers plans du film, les images représentant la ville de Krasnoïarsk sont montées en contrepoint de celles figurant la nature, les étendues de forêt, et les sommets enneigés. Là, les attroupements de la foule, les manifestations pour suivre une procession religieuse ou encore célébrer le jour de l’Unité nationale, avec leurs fanfares et leurs habits d’apparat ; là-bas, l’isolement, le silence des espaces, la vie en communauté. A l’encadrement massif de la population, à la mise en scène du pouvoir et de la fête organisée, contrôlée, répondent la spontanéité, la profusion de joie, le souffle pour jouer et aimer. Ce documentaire vient nous rappeler que la liberté est un acte, une manière de vivre ensemble.
Le contraste entre ces deux territoires est d’autant plus saisissant qu’il n’existe bien souvent aucune transition, faisant passer abruptement le spectateur d’un plan à l’autre, de la ville à la réserve naturelle – et inversement. Lorsqu’un lien entre ces deux univers est établi, celui-ci exacerbe la frontière invisible entre ces deux mondes. Les deux scènes de baptême dans l’eau glacée qui se succèdent, la première se déroulant dans la communauté et la seconde en ville, renforcent sensiblement l’écart dans la représentation de la vie des « stolbystes » et celle des habitants de Krasnoïarsk.
Bien sûr, même dans ces petites maisons perdues dans les montagnes (les « isba »), la ville, la politique et le pouvoir ne sont jamais bien loin des pensées et des réflexions des personnages que filme le réalisateur. Même là-bas – ou peut-être surtout là-bas – on s’interroge sur le contexte politique de la Russie, on se questionne sur la corruption des fonctionnaires d’Etat. Le film prend d’ailleurs soin de ne jamais schématiser ses personnages (là-bas les méchants ; et ici les gentils), mais bien au contraire d’en montrer la complexité, les nuances, comme par exemple cette femme linguiste qui, tout en venant régulièrement dans les « isbas », travaille à ses heures perdues pour le parti. Même en défendant les valeurs de la liberté, il faut pourtant s’arranger avec le réel.
Pour autant, les moments où la caméra se pose pour suivre les interrogations des personnages sont très vite rattrapés par les moments d’ivresse où tout bouge, où tout semble se résoudre dans une bonne humeur juvénile : déguisement d’un des personnages du groupe en Cosaque rejouant avec ironie et dérision l’un des signes du pouvoir et de l‘autorité en Russie, chansons subversives, danses effrénées où la caméra se floute, suit les ondulations des corps, traduit l’abandon et le lâcher prise.
Il y a, dans la manière dont Alexander Kouznetsov filme ses personnages et les fêtes auxquelles ils s’adonnent, une dimension carnavalesque, très proche de celle qu’a analysée Mikhaïl Bakhtine dans son livre L’œuvre de François Rabelais. Mikhaïl Bakhtine écrit ainsi :
« La fête officielle, parfois même à l’encontre de son intention, validait la stabilité, l’immuabilité et la pérennité des règles régissant le monde : hiérarchie, valeurs, normes et tabous religieux, politiques et moraux en usage. La fête était le triomphe de la vérité toute faite, victorieuse, dominante, qui prenait les apparences d’une vérité éternelle, immuable et péremptoire. […] A l’opposé de la fête officielle, le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous » qui créait « un type particulier de communication à la fois idéale et réelle entre les gens, impossible en temps ordinaire. C’est un contact familier et sans contrainte entre des individus qu’aucune distance ne sépare plus. »[1]
La ville n’est donc jamais loin dans Territoire de la liberté. Elle s’immisce entre les plans de vie des « stolbystes », comme pour rappeler la toile de fond des personnes filmées et la réalité depuis laquelle celles-ci nous parlent.
Pourtant, au-delà des dualités « « ville/montagne » et « fête officielle/carnaval », le regard d’Alexander Kouznetsov se porte autant sur la relation qu’entretiennent ces Hommes entre eux, dans leur vie en communauté, que sur leur rapport singulier avec la nature et les montagnes qui les entourent et qu’ils ne cessent d’escalader, souvent seuls. Le film explore cette tension qui les fait osciller entre la vie en groupe, où pour survivre à la rigueur des hivers l’entraide dans la gestion du quotidien est indispensable, et leur solitude existentielle lorsqu’ils entreprennent l’ascension d’un mont. D’ailleurs, dans Territoire de la liberté, la pratique de l’escalade devient la parabole même d’une pratique de la liberté. L’homme n’est jamais aussi libre que lorsqu’il choisit de se mesurer à la Nature et que lorsqu’il prend le risque de mettre sa vie en danger en affrontant ses peurs.
A lui de se frayer un chemin pour atteindre la cime ; à lui de choisir quelle paroi escalader pour parvenir à son but. En étant le seul à pouvoir décider de la voie à emprunter, il fait du même coup l’exercice de sa propre solitude, et donc de sa propre liberté…
Alexander Kouznetsov filme à deux reprises les hommes en train de grimper sur une montagne. Dans la première de ces deux scènes, la caméra suit la montée d’un alpiniste chevronnée avec sa petite-fille. Elle hésite, elle tâtonne et se met à avoir peur, jusqu’à ce que le réalisateur lui-même l’aide à trouver la solution et qu’elle parvienne à se hisser au sommet. La liberté est ainsi posée comme une expérience qui s’acquiert dès le plus jeune âge et qui mérite de l’exercice.
Par ailleurs, la présence du réalisateur rendue particulièrement sensible dans cette scène, est palpable dans l’ensemble du film. La mobilité dont faite preuve la caméra, sa souplesse trahit bien souvent à quel point le réalisateur lui-même fait corps avec cette communauté. Ainsi, le spectateur perçoit nettement l’absence de distance dans les images entre le filmeur et les filmés, ce qui contribue à l’immerger plus sûrement encore au cœur du groupe. Du point de vue du réalisateur, cette proximité avec les « stolbystes » induit que le processus même de la réalisation de son film participe également de cette expérimentation de la liberté : escalader, manger, danser et filmer forment un tout insécable.
Le film Territoire de la liberté aborde ainsi la fragilité intrinsèque au principe de liberté, sans cesse menacé de disparition. A l’image de ce plan qui représente un alpiniste passer d’un versant de la montagne à l’autre en équilibre sur un fil, la liberté repose elle aussi sur un accord ténu, toujours susceptible de se dérober, en Russie comme ailleurs. Il est d’ailleurs mentionné dans le film que ces « isbas » ont souvent été détruites par les pouvoirs en place, et ce tout au long de l’histoire russe. Leur puissance subversive, critique, l’esprit de liberté qu’y a toujours régné n’était pas sans inquiéter les régimes politiques qui se sont succédés…
D’où la nécessité de réaffirmer sans cesse ce principe, de l’écrire, de la chanter. Dès le début du film, le spectateur apprend que le mot « Liberté » a été peint à l’entrée de la réserve des « stolbystes », marquant ainsi une frontière et l’arrivée du visiteur dans une nouvelle aire géographique, bien délimitée de celle de la ville située à la lisière des chaînes de montagne. Pourtant, au fil du temps, la lisibilité du mot s’est dégradée. Les dernières images du film montrent les stolbystes partis dans la nuit pour rejoindre le mot perché sur la montagne et, à la lueur des flambeaux, repasser ses lettres à la peinture blanche. Preuve que dans cette communauté la liberté s’entretient, qu’elle est source de soins, et que parce qu’elle peut se faire rare, elle n’en est que plus précieuse.
[1] Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, p 24