Nous l’avions remarqué lors du dernier FID, à Marseille, où il avait notamment décroché le Grand prix de la compétition française… Le documentaire de Hassen Ferhani « Dans ma tête un rond-point » sort cette semaine dans les salles françaises. L’occasion de revenir sur ce travail précis dans son esthétique et généreux avec ces personnages. Analyse signée Rym Bouhedda.
Un rond point à mille chemins et des extrêmes rêvés au lointain. Pourtant c’est au plus proche que tout se dessine, dans un huis-clos, dont Hassen Ferhani saisit le coeur avec brio. Le huis-clos des abattoirs d’Alger, cette bâtisse coloniale massive aux toits rouges, où le mouvement est constant, où les flux de ces hommes qui s’affairent se tracent dans un temps désordonné. Un temps cruel qui oscille entre désoeuvrement désespéré, travail rude ponctué de partages amicaux, joyeux ou sanguins.
Du sang, celui des bêtes, ce n’est finalement qu’un détail là-bas, un décor. Le rouge jaillit et tâche les dalles. Dans un coin, les peaux gluantes, en lourds tas informes attendent des bras pour les soulever. Déjà manipulées cent fois par des mains accoutumées dans des gestes assimilés. Les chats de gouttière algérois louvoient le long des murs. Mais le soir, l’eau qui rince ces traces finit par réordonner le cycle du temps, et redessiner le devant de la scène.
Un théâtre aux scènes drôles et tragiques où les hommes aux vêtements maculés, à la bonhomie faussement tranquille sous des airs de châabi, se débrouillent avec un absurde algérien, triturent leurs dilemmes, jouent de leurs impasses.
Tirer sur des cigarettes, martyriser des dominos sur la table, attendre la grâce d’un mouvement de parabole, fustiger les pourris et ce pays sucé jusqu’à l’os.
Les femmes sont là aussi, ne cessent d’être là partout, dans les airs. Dans les chansons d’amour toujours en fond, dans les souvenirs et les désirs, dans des têtes affolées de sentiments. Youssef, avide de trouver celle avec qui il pourra prendre la fuite, s’enflamme et s’abat tour à tour, ragaillardi par son acolyte, « le Kabyle », romantique désabusé. Les « oncles », Amou, Ali, habitants des lieux depuis l’éternité, tractent leurs sages désillusions, marquent les jours de proverbes et de scansions. On pourrait croire à une douce folie qui tourne en rond, mais elle s’échappe et gravite, lévite de sa prison et fuit dans sa répétition. Comme tourne cette manivelle, forcée par un jeune homme au tee-shirt raidi de sang marron. Elle tourne, et grinçant d’usure, toujours dans le même mouvement qui soulève les carcasses, répète son lot.
Parfois, la répétition se cogne au seuil du délire, comme si elle tenait à rejouer des violences successives. Colonisation, Boutef’, « hogra » (humiliation en arabe). Rejouer le jeu, donner un corps à ces béances. Attacher un oiseau pour le faire devenir algérien ou se raconter des mythes ésotériques.
Dans la lumière des néons jaunes et rouges, vive ou blafarde, on parle. Le cadre, souvent fixe, est précis, la composition fine, les couleurs presque surréalistes. Les paroles effusent, la vérité et l’amour, « le vent dans le vent ». Des sursauts, des confessions, des mots ponctués de chants qui leur volent la vedette. Certaines séquences, magistrales comme des tableaux animés, tiennent en elles une justesse chavirante.
L’une d’elles, bouleversante, fait dire au Kabyle : « ça n’existe pas un rond-point à mille chemins ». Il n’y a que quatre chemins, Youssef. D’ailleurs, peut-être qu’il n’y en a même aucun. Les oiseaux en cage s’agitent. Ces paroles glissent sur lui comme l’eau qui lui rince le visage. Chacun son rond-point. Cheb Hasni prend le relai pour les raccommoder.
Le film s’éteint avec le regard de Youssef. Troublé, on quitte ces personnages avec une tendresse pleine. Le sentiment d’avoir communié dans leurs doutes habités. Car au fond, il n’y a de certitudes nulle part. La seule, peut-être, serait que n’obéissent ni aux panneaux, ni aux directions, les émotions et un certain élan vital.