C’est un film précieux et nécessaire qui sort cette semaine dans plusieurs salles françaises. La jeune réalisatrice franco-israélienne Tamara Erde est allée filmer dans les écoles palestiniennes et israéliennes pour voir comment chaque peuple parlait de celui avec qui il cohabite. Le constat est rude, désespérant parfois, mais porteur d’un espoir : celui de tenter, vaille que vaille, de déconstruire les discours de haine et de rejet. Ce que fait brillamment « This is my land », qui a obtenu en décembre 2014 le prix du meilleur documentaire au festival Primed, à Marseille. Nous avions alors réalisé cette interview, un an et demi avant que le film ne sorte finalement en salles.
Le Blog documentaire : Racontez-nous comment est née l’idée de This is my land ? Êtiez-vous insatisfaite de la manière dont on parle du « conflit » israélo-palestinien en France ou en Israël ? Votre histoire personnelle a semble-t-il joué un rôle important : vous dites que c’est seulement pendant votre service militaire que vous avez commencé à vous poser des questions sur ce que l’on vous avait dit à l’école de la création d’Israël, du conflit et des Palestiniens ?
Tamara Erde : Avant mon service militaire, j’étais très nationaliste et pas du tout dans le même état d’esprit qu’aujourd’hui. Pendant le service, tu rencontres des Palestiniens et le conflit devient moins abstrait. J’ai commencé à douter de certaines choses, puis à lire des livres sur la situation ici en 1948 [au moment de la création de l’Etat d’Israël, NDLR]. Je suis aussi allée en Cisjordanie, si bien que j’ai pris conscience de choses que je n’ai pas apprises à l’école. Je me suis demandée comment cela se faisait, alors que nous avons tous les moyens de savoir avec Internet. J’ai donc voulu m’interroger sur notre système d’éducation et sur la façon dont il peut manipuler la pensée des gens.
C’est une question qui vous touche personnellement on imagine, au point que vous apparaissez au début du film. Etait-ce une façon de vous impliquer, de dire « je suis franco-israélienne, voilà d’où je viens », comme pour couper court à toute critique partisane ?
Ce qui était important pour moi, c’était d’assumer mon point de vue et de dire pourquoi j’ai fait ce film. Dès le départ, j’instaure un « contrat » avec le spectateur où je ne me présente pas comme une chercheuse d’une université parisienne, mais comme quelqu’un d’impliqué, qui a son vécu par rapport à ce conflit. Voilà pourquoi je le dis dès le début, pour que ce point de vue soit clair.
Comment avez-vous procédé au choix des écoles dans lesquelles vous avez filmé ? Pendant combien de temps avez-vous tourné ? Et jusqu’où prépare-t-on un documentaire comme celui-ci ? En en disant le moins possible sur votre position, comme une personne objective qui viendrait enregistrer le réel ?
Dans la situation explosive dans laquelle se trouvent Israël et la Palestine, le travail sur un documentaire comme celui-là est plus complexe : on ne peut jamais vraiment tout dire. Pendant quelques mois, j’ai rencontré beaucoup de professeurs. J’ai choisi mes personnages, notamment un qui vivait un conflit intérieur et exprimait des doutes sur la manière d’aborder son métier. Avec les lycéens israéliens, je n’ai pas pu leur présenter ma démarche comme politique car, en Israël, c’est interdit de mélanger la politique avec l’école. C’est assez abstrait comme point de vue car tout ce qu’on apprend est politique en réalité, mais on ne peut pas prononcer ces deux mots ensemble ! Il fallait donc présenter au ministère de l’Education un film qui ne soit pas politique. Le ministère te demande la liste des enseignants que tu veux rencontrer et il les appelle un à un pour leur demander leurs opinions politiques. Dans la liste que j’avais soumise, très peu étaient autorisés, surtout ceux marqués à droite [de l’échiquier politique israélien, NDLR]. J’ai donc du chercher de nouveaux personnages dans des écoles privées, qui ne sont pas dépendantes du ministère pour les autorisations de tournage. Du côté palestinien, je n’ai pas eu de problème d’un point de vue administratif, sauf dans les écoles gérées par l’UNWRA [United Nation Relief and Works Agency, l’Office de Secours et des Travaux des Nations Unies, NDLR] dans les camps de réfugiés où les règles étaient les mêmes qu’en Israël.
Mon idée était de tourner pendant une année scolaire. J’ai choisi de me concentrer sur 4 périodes, notamment autour des mois d’avril et de mai où il y a des journées de commémoration, comme celles de l’Holocauste ou de la Nakba [l’exode palestinien de 1948, NDLR].
Parlons du propos maintenant : la manière dont le conflit est enseigné dans les écoles israéliennes, palestiniennes et mixtes. Filmer des enfants dont la parole est plus libre donne un ton d’extrême contemporanéité à votre film, comme si on captait l’âme de deux peuples en train de se forger (et de s’éloigner inexorablement) : aviez-vous prévu toutes ces paroles spontanées avant le tournage ou avez-vous adapté votre tournage en fonction de ce que vous avez découvert sur place ?
Ce film-là était très peu écrit à l’avance. Je ne voulais pas, car j’avais trop peur d’y imposer mes idées en l’écrivant. Le dossier du film n’est constitué que de quelques pages, avec les personnages et des indications sur l’évolution du système d’éducation des deux côtés. J’ai commencé à penser à la structure du film à la fin des sessions de tournage. Au départ, je voulais me focaliser sur les professeurs et sur la manière dont ils sont confrontés à cette problématique. Ça m’intéressait vraiment de savoir comment des profs, dont l’idéal est d’essayer de « changer le monde », envisagent ces questions. Mais dès que j’ai vu ce que disaient les élèves, je me suis rendu compte à quel point leurs paroles traduisaient le tragique de la situation. Elles montrent vraiment cette réalité. Et la force de leurs propos dépasse les réflexions qu’auraient pu avoir les professeurs. J’ai donc commencé à davantage interviewer les enfants ou les ados, ce qui n’était pas prévu.
Ce qui frappe d’abord en voyant This is my land, c’est la grande liberté avec laquelle les adultes aussi libèrent apparemment leur parole devant votre caméra. Tout ce passe un peu comme si, par votre dispositif, vous refusiez de prendre parti tout en étant engagée à ne rien atténuer des paroles parfois terribles qui sont prononcées… Avec cette apparence d’objectivité dans le traitement (ou cette « objectivité engagée »), vous semblez rendre les acteurs du film responsables de leurs paroles, tant ils ne semblent à aucun moment « piégés », sinon par autre chose que par leur aveuglement… Comment avez-vous travaillé pour obtenir ce résultat ?
Dans le rapport que j’entretiens avec les personnages, c’est très important que le terrain soit le plus neutre possible, de leur laisser la plus grande liberté. Le tout en posant les questions qui m’intéressent. Il y a donc un équilibre subtil à trouver. Le travail est donc assez différent de celui d’une journaliste qui va essayer, parfois de manière appuyée, de « sortir » certaines choses. C’est une méthode que j’ai déjà utilisée dans mes précédents films et qui pose, je crois, ma façon de faire du documentaire. Dans un film précédent, où j’étais encore moins d’accord avec ce que disaient les personnages, j’avais aussi tenu à leur laisser cet espace de liberté, même si je peux au montage garder ce qui me semble intéressant et écarter ce qui me paraît trop évident.
On sait le « conflit » israélo-palestinien bloqué, mais on imaginait mal à quel point la défiance voire la haine entre les deux peuples prenait sa source dans l’école. Est-ce que cela a été une surprise pour vous aussi ? Il y a un parallèle évident avec Pour un seul de mes deux yeux d’Avi Mograbi, dans la façon qu’il a de mettre en perspective le siège de Massada en 1970 après la chute de Jérusalem et une visite du site par des élèves israéliens. Dans This is my land, c’est la séquence à Auschwitz où un guide du camp essaie de faire comprendre à ses jeunes élèves la portée de ce qui s’y est passé, et le parallèle – même relatif – que l’on peut établir avec la situation actuelle entre Israël et la Palestine. Avec son échec comme conclusion, puisque les élèves réagissent davantage par le repli communautaire (défendre son peuple) que par une prise de conscience politique. Cette idée de parallèle était-elle préméditée chez vous, dans votre écriture ?
J’ai vu il y a longtemps le film d’Avi, je n’avais donc pas le parallèle en tête. En fait, j’ai longtemps cherché à aller en Pologne pour y capter un message différent de celui habituellement véhiculé, c’est-à-dire celui des élèves à la fin : un message communautariste et nationaliste. Ce message-là ne justifiait pas d’aller filmer là-bas. La séquence avec ce guide, c’est une des seules choses du film où je me suis dit : « ça peut marcher ». Je suis restée avec eux pendant une semaine, et tous les jours il répétait la même chose. Il essayait, de plusieurs manières, de leur faire passer ce message différent. Mais les élèves ne l’ont pas compris. C’était très triste pour moi de voir que ses tentatives échouaient, d’autant que sa façon de voir les choses ne représente qu’une infime minorité des guides.
Comment peut-on analyser cette situation ?
C’est un problème à l’échelle nationale : ces élèves qui viennent visiter les camps ont 17 ans. Ils sont dans leurs dernières années d’école avant de rejoindre l’armée et ils ont plus de 10 ans d’enseignement de l’Holocauste derrière eux. En Israël, une nouvelle loi vient aussi de passer [l’entretien a été réalisé en décembre 2014, NDLR] qui permet d’enseigner l’Holocauste dès la crèche. C’est énorme ! Ce guide délivre un discours inverse à ce que ces jeunes ont toujours entendu, et la plupart d’entre eux restent hermétiques à son message. Et puis, il y a une forme de caractère sacré donné à ces questions-là, en Israël mais je le sens aussi ici en France, qui font qu’on ne peut même pas les questionner. Je me souviens que des élèves étaient même énervés contre lui car pour eux, il touchait à quelque chose de sacré.
Le titre This is my land provient d’une vidéo réalisée par Nina Paley, qui voit chaque nouvel occupant du Proche-Orient tuer puis se faire tuer par des ennemis, et ce de manière inexorable : comment avez-vous découvert cette vidéo? Comment est-elle perçue par les élèves qui le regardent ?
C’est la professeure qui est venue avec cette vidéo en classe, donc je l’ai découverte complètement par hasard au moment du tournage. D’ailleurs, elle n’était pas beaucoup vue sur Youtube, mais elle commence à circuler. Les élèves ont ri pendant tout le film. Les élèves ont surtout parlé de la stupidité des êtres humains qui n’arrivent pas à cesser de faire la guerre. Ils n’ont pas forcément lié ce film à des peuples en particulier, comme l’enseignante essayer de leur faire comprendre.
Il y a des phrases terribles, comme cet enfant israélien qui dit ne pas savoir ce que veut dire le mot « conflit » ou cet adolescent qui se dit incapable de définir ce qu’est la paix, avec une lucidité terrifiante. Ainsi que cette professeur palestinienne d’une école mixte qui voit ses élèves partir un à un dans des écoles non-mixtes à la fin de l’année. Est-ce que, comme elle, vous vous diriez pessimiste sur l’avenir des deux pays, au regard de ce que vous avez constaté ?
J’aurais du mal à dire que je suis optimiste. Les doutes, les questions de ces professeurs me font croire qu’il y a un moyen de changer les choses. Cela dit, l’ensemble du système est fait pour nous rendre pessimistes. Pour être optimiste aujourd’hui, il faudrait changer à 360° nos perceptions et mettre en question ce qu’on appelle nos « valeurs ». Cela demande du courage et des efforts.
Comment le film est-il reçu en Israël, en Palestine et ici en France ? On imagine que la manière de laisser ainsi une parole « libérée », « assumée » sans qu’on ne ressente votre parti-pris, a du déranger… Ou que l’on vous accuse malgré tout d’avoir un point de vue « pro-palestinien » en Israël ?
Pour le moment, le film n’a pas été beaucoup projeté en Israël, ce sera à partir de février [2015, NDLR]. La seule projection en festival qui a eu lieu là-bas était effectivement un peu tendue. En France, il m’est souvent arrivé de rencontrer des gens qui ont des opinions arrêtées sur la situation et qui viennent voir les films pour confirmer ce qu’ils pensent. Ce n’est pas très intéressant. Dès qu’il y a un discours qui sort de leur zone de confort, ils n’arrivent pas à l’accepter et attaquent le film. Alors que selon moi, le propre du documentaire est de se mettre un peu mal à l’aise par rapport à ses propres opinions.
Quel rôle a joué votre formation d’artiste (Le Fresnoy) dans la fabrication de ce film? Est-ce que vous avez l’impression qu’il s’agit d’un acte artistique ?
Quand je fais un film qui n’est pas une commande, c’est toujours un acte artistique. Ma volonté politique et engagée ne se dissocie pas de la perspective artistique.
Propos recueillis par Nicolas Bole, avec l’aide de Nina Hubinet