C’est un documentaire qui eut les honneurs de « Cannes Classics » le mois dernier… Diffusé sur TCM Cinéma à l’occasion d’une grande rétrospective consacrée à Orson Welles, projeté ce jeudi 4 juin à 21h30 à l’Institut Lumière de Lyon mais aussi le 12 juin prochain au Champs-Elysées Film Festival de Paris, « This is Orson Welles » est pour nous l’occasion de s’intéresser à la manière de produire et de réaliser un documentaire aux Etats-Unis… Entretien avec les co-auteures Julia et Clara Kuperberg.
Votre film a été conçu pour sortir à l’occasion du centenaire de la naissance d’Orson Welles. Est-ce une commande ou une initiative qui vous est propre ?
Julia Kuperberg – Les deux ! Orson Welles revient souvent, et depuis longtemps, dans nos sujets et nos recherches. Alors quand TCM Cinéma nous a contactées l’année dernière pour nous dire que c’était son centenaire, nous avons tout de suite sauté sur l’occasion. Nous apprécions d’ailleurs beaucoup cette chaîne et sa programmation.
Vous n’aviez jamais travaillé avec eux auparavant ?
J.K. – Nous avions déjà réalisé deux documentaires avec TCM Cinéma en 2011 : l’un sur Milos Forman ; l’autre sur la science fiction dans le cinéma américain. Il est toujours agréable de travailler au contact de personnes avec qui on peut échanger sur le cinéma – parce que ce sont de véritables cinéphiles !…
Toutes vos réalisations ont-elles été commandées par des diffuseurs ?
Clara Kuperberg – C’est la première fois qu’une chaîne nous sollicite de cette manière pour un film. Nous sommes généralement toujours à l’initiative de nos réalisations. Nous avons coutume de proposer nos idées et d’échanger très simplement à partir de nos intuitions. Il se trouve qu’il s’agissait cette année d’un cycle que nous voulions traiter.
Qu’il s’agisse de TCM Cinéma ou de Ciné +, vous avez principalement travaillé avec des chaînes du câble ?
J.K. – C’est exact. Nous travaillons aussi beaucoup avec le bouquet cinéma d’OCS. Ce sont eux aussi de grands cinéphiles avec lesquels il est très agréable de travailler. Ces trois chaînes spécialisées sont vraiment parfaites pour nous. Nous collaborons avec ARTE, mais c’est une chaîne plus généraliste, moins axée sur le 7ème Art…
C.K. – Nous nous inscrivons dans une niche qui est quand même très petite, et travailler avec des professionnels dans un vrai échange est une chance pour nous – car ce n’est pas toujours le cas.
J.K. – Nous essayons de réaliser des documentaires sur des sujets qui peuvent paraître un peu « pointus », mais nous ne les traitons pas d’une manière strictement cinéphile. Nous avons voulu faire de ce film sur Orson Welles quelque chose de grand public. Et ce n’est ni un défaut, ni une insulte ! Nous sommes très contentes d’avoir pu produire ce documentaire à la fois pour ceux qui le connaissent très bien et pour ceux qui sont moins informés sur son travail. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons davantage axé notre traitement sur l’homme que sur le cinéaste. Tout le monde connait Citizen Kane, il existe de nombreux documentaires et beaucoup de livres qui décortiquent tous ses films, mais ce n’est pas ce que nous voulions faire.
Comment s’est déroulée la conception du film avec TCM Cinéma ? Vous leur avez soumis votre idée, et ils l’ont immédiatement acceptée ?
J.K. – Exactement. Nous nous sommes tout de suite entendus sur l’angle de notre propos, qui consistait à ne pas rendre le sujet trop cinéphile. Nous avons collaboré avec le critique de cinéma Joseph McBride, que nous avons l’habitude de solliciter pour nos films. Il nous a incitées à rencontrer la fille du cinéaste, Chris Welles. Nnous voulions vraiment faire ce film avec des personnes qui avaient connu Orson Welles, en tant que collaborateurs de travail ou proches dans la vie. Il ne s’agissait pas de tomber dans le sensationnalisme en allant interviewer ses ex-femmes par exemple.C.K. – Nous ne voulions effectivement pas aller dans ce genre d’intimité.
Avez-vous été contactées par d’autres chaînes pour ce documentaire ?
C.K. – La chaîne Toute L’Histoire, du groupe AB, est en deuxième fenêtre pour la diffusion de ce film, comme ils ont pu l’être sur d’autres de nos productions. Ils se sont tout de suite engagés sur This is Orson Welles même si le lien n’était pas d’emblée évident pour une chaîne comme Toute L’Histoire. Nous avons aussi obtenu une dizaine de préventes internationales, dans une dizaine de pays différents (Vitagraf en Italie, Foxtel en Australie, TVP pour la Pologne, etc.). Ce sont des partenaires qui maintenant nous suivent, ils achètent régulièrement nos films, parfois même sans les avoir vus terminés – ce qui nous aide considérablement, même si cela reste des budgets de chaînes du câble.
Cet engouement est-il dû à « l’événement Orson Welles » ?
J.K. – Oui, bien sûr. Le fait d’être sélectionné dans la section « Classics » du festival de Cannes a également participé au buzz général. Cela ouvre tout de suite de nouvelles perspectives, et tout le monde s’est mis à vouloir (voir) le film.
Pensez-vous que toutes les chaînes avec lesquelles vous collaborez ont les mêmes attentes vis-à-vis d’un documentaire à thème sur Hollywood ou le cinéma américain? Existe-t-il des différences entre ARTE, Ciné +, OCS, etc. ?
C.K. – De notre point de vue, il n’existe pas vraiment de différences. Même lorsque nous avons réalisé des documentaires sur le cinéma pour ARTE, Et Hollywood créa la femme par exemple, nous avons travaillé exactement de la même manière qu’avec OCS. Avec davantage de moyens certes, mais de la même façon du point de vue éditorial.
Nous essayons toujours de produire des films pour le grand public. C’est un critère de choix, et même quand nous travaillons sur un sujet assez pointu, comme notre film sur le baron de la mafia Sidney Korshak réalisé pour Ciné +, nous essayons d’embarquer les spectateurs dans notre histoire, même s’ils n’ont pas de connaissances ou d’intérêt très vifs pour le sujet.
Dans la conception de vos films, n’avez-vous pas le sentiment de vous ajuster à un format particulier ?
C.K. – Non, et nous aimons beaucoup le format de 52 minutes. Nous sommes très à l’aise avec cette durée car elle nous oblige à être exigeantes sur le rythme. Il est toujours difficile pour nous de sélectionner parmi la grande quantité d’informations que nous récoltons, et ce format nous oblige à couper tout ce qui s’avère superflu pour parvenir à une dynamique qui fonctionne bien. Nous restons très prudentes parce que nous avons toujours peur que les spectateurs s’ennuient devant un documentaire trop long, ou pas assez rythmé.
J.K. – Le plus beau compliment que l’on puisse nous faire, c’est de nous dire qu’on aura suscité l’envie de revoir tous les films dont il est question dans nos documentaires. Et pour y parvenir, je pense qu’il ne faut pas que le spectateur s’ennuie ou qu’il y ait des moments où on le « perde ». Le défi, c’est de laisser une trace et que les films que nous évoquons vivent. Ce sont des œuvres qui datent des années 40 ou 50 dont on entend moins parler, mais que nous voudrions défendre et rendre attirantes pour le grand public.
Au delà des chaînes avec qui vous collaborez régulièrement, est-ce qu’il vous arrive d’avoir du mal à trouver des financements ?
C.K. – Non. Ce qui pose plutôt problème en ce moment, c’est la nouvelle réforme du CNC qui nous handicape vraiment. Nous nous retrouvons pratiquement avec un tiers de l’apport du CNC, même si nous sommes conscientes que nous ne faisons pas partie des producteurs spécialement visés puisque nous sortons 4 à 5 films par an. Mais comme nous travaillons avec une économie de chaînes du câble, nous nous retrouvons tout de même punies. Trouver de nouveaux financements reste une opération difficile, et je pense que le CNC ne se rend pas compte à quel point il est difficile de prévendre des films aujourd’hui. Le marché du documentaire n’est plus ce qu’il était il y a dix ans, il est devenu énorme et saturé. Réaliser 7 à 8 préventes sur un film, c’est un vrai défi !
Vous avez des pistes pour désamorcer cette situation que vous regrettez ?
C.K. – C’est assez compliqué, nous y réfléchissons, mais cette réforme nous pénalise vraiment.
J.K. – Elle pénalise tous les professionnels qui travaillent avec les chaînes du câble, et donc par conséquent avec des petits budgets.
C.K. – Mais petit budget ne signifie pas mauvaise qualité ! Ce n’est pas parce qu’on produit des documentaires avec moins de moyens que pour des chaînes hertziennes que les films ne sont pas de qualité. Et nous ne comprenons pas vraiment pourquoi on cherche à pénaliser ainsi les structures qui produisent des films à petit budget. Si le but consiste à réduire le nombre de sociétés qui sortent 1 ou 2 films par an, il y a peut-être d’autres solutions à trouver que celle-ci qui pénalise tout le monde à l’exception des grosses sociétés. Il y a quand même un sentiment d’injustice et aujourd’hui, nous sommes obligées de chercher d’autres solutions avec notre distributeur.
Pour revenir sur le contenu de vos films, vous choisissez de faire appel à des intervenants prestigieux. Comment les choisissez-vous et comment parvenez-vous à les convaincre ?
J.K. – Nous faisons une sélection en amont. Nous regardons les livres publiés par des critiques ou des journalistes – et nous connaissons maintenant plusieurs personnalités avec lesquelles nous aimons travailler. En ce qui concerne les stars, réalisateurs ou acteurs, nous les contactons par le biais de leurs managers, qui se connaissent tous entre eux. Nous leur envoyons les documentaires que nous avons réalisés auparavant et ils finissent généralement par accepter. C’était plus difficile au départ parce qu’il a fallu se faire connaitre, mais avec le temps nous avons été acceptées. Clara a travaillé avec notre père, ce qui nous a permis de nous faire un « nom ». Lorsque nous avons repris sa société, nous nous sommes inscrites dans la continuité en quelques sortes.
Comment présentez-vous votre projet à ces interlocuteurs ?
C.K. – Nous leur envoyons une « request » par le biais du manager, en détaillant le point de vue du film et le temps dont nous souhaiterions disposer avec telle ou telle personne. Avec les Américains – il ne faut pas l’oublier – tout est très concret. Il faut formuler des demandes très précises : une demi-heure, par exemple, entre telle date et telle date. Une fois la demande faite, nous attendons. Ils se renseignent généralement sur nous, nous envoyons nos DVD, et nous recevons une réponse, positive ou négative. Ce n’est pas que c’est facile, mais ça va vite, c’est efficace. Si c’est non, c’est non. Et si c’est oui, cela peut être deux ans plus tard. Mais ce sera toujours « oui ». Par exemple, Martin Scorcese nous a accepté pour This is Orson Welles et nous avons dû attendre 4 ou 5 mois avant d’obtenir ce rendez-vous. Nous le relancions de temps à autre, mais en général rien ne s’oublie. D’autant que c’est un très petit milieu et que nous avons maintenant cette chance de pouvoir compter sur notre petite renommée aux Etats-Unis. Il y a une dizaine ou une quinzaine de personnes importantes qui managent toutes les stars. Dans les agences, il y a trois agents vraiment efficaces qui ont un réseau très complet. Une fois que l’on est introduit, un intervenant en entraîne toujours un autre. Joseph McBride, par exemple, que nous avons rencontré dans un festival consacré à John Ford, nous recommande toujours des personnes à interviewer en fonction de nos sujets.
Quid de la rémunération de ces intervenants ? Aux Etats-Unis, c’est une pratique courante. Qu’en pensez-vous ?
J.K. – Nous y sommes complètement favorables !
C.K. – Nous considérons qu’il est normal de rémunérer une personne qui a passé du temps à mener une enquête et qui a publié son travail. Ce sont des informations précieuses qu’ils acceptent de nous livrer. Ce ne sont jamais des sommes mirobolantes, on ne parle pas de dizaines de milliers d’euros. En général, ça varie de 500 à 2.000 dollars. Il n’y a pas là de quoi changer la vie de ces interlocuteurs.
La somme varie-t-elle en fonction du temps d’apparition à l’écran ?
J.K. – Non. Nous leur envoyons les questions au préalable, ils les travaillent et les regroupent, puis il y a une conversation qui s’effectue sur cette base. Cette manière de procéder économise du temps, et nos interlocuteurs arrivent sur le tournage mieux préparés.
C.K. – Même lorsqu’ils ne sont pas payés, neuf intervenants sur dix demandent les questions à l’avance pour les préparer. C’est une façon de faire que nous estimons très professionnelle.
En tant que réalisatrices, c’est donc une pratique qui vous convient ?
C.K. – Totalement. Nous ne comprenons pas pourquoi elle est aussi taboue en France. A chaque fois que les journalistes se font payer, les Français sont horrifiés. Cette rémunération ne fait que compenser le travail qu’ils ont effectué pendant des années et qu’ils acceptent de partager avec nous. Aux Etats-Unis, il y a un rapport de confiance qui s’installe dans ces entretiens. Nos intervenants mettent parfois des documents personnels à notre disposition, des archives inédites. C’est Joseph McBride, encore lui, qui nous a prêté une archive qu’il a enregistrée personnellement sur un plateau avec Orson Welles. En réalité, c’est un mauvais calcul de refuser de les rémunérer. Les photos personnelles, les archives, et le fait d’être introduits à d’autres personnes sont des avantages considérables.
J.K. – Il nous est arrivé d’interviewer aux Etats-Unis des personnes qui s’étaient plaintes d’une mauvaise expérience avec une équipe française qui avait accepté de les rémunérer mais qui s’était ensuite désistée au dernier moment. Il nous est arrivé plusieurs fois de nous retrouver ainsi face à des intervenants qui n’avaient pas confiance en nous, et qui du coup nous faisaient signer des contrats… Bien sûr, nous avons signé tout de suite.
C’est un passage obligé ? Est-ce qu’on peut faire autrement aux Etats-Unis ?
C.K. – Il existe aussi des interlocuteurs qui ne se font pas payer. Ce sont surtout les journalistes ayant réalisé une grande enquête ou les critiques reconnus qui se font payer. Les stars, en revanche, ne demandent jamais de rémunération. Et même pour les journalistes, ce n’est pas systémique. En tout cas, il n’y a pas de tabou : s’ils veulent être payés, ils avancent leurs tarifs.
J.K. – Mais comme les sommes ne vont jamais au-delà de 2.000 dollars, on se demande vraiment pourquoi cela reste aussi polémique.
C.K. – Quoi qu’on en dise, la rémunération des intervenants nous permet une certaine liberté. Les rapports sont toujours un peu intimidants, puisque nous rentrons dans leur intimité et leur demandons des réponses fouillées. Mais quand nous les payons, il y a un tout autre rapport qui s’installe, beaucoup plus professionnel et moins basé sur le service rendu. Par exemple, nous pouvons leur demander de refaire une prise, sans qu’aucun d’entre nous n’en soit gêné.
Ce ne sont plus vraiment des personnages du film du coup, mais plutôt des collaborateurs ?
C.K. – C’est exactement pareil. La rémunération ne change rien à nos yeux. Il n’y a pas vraiment de problème à soulever ici. On nous fait souvent la remarque mais, à vrai dire, je ne vois pas le souci. Nous considérons que n’importe qui demandant à être payé pourrait l’être. Cela tient sûrement au fait que le rapport à l’argent est beaucoup plus simple aux Etats-Unis. Certaines stars ne se gênent pas pour vous demander une suite, un coiffeur, un maquilleur, un chauffeur, etc. Si vous dites non, vous êtes vraiment le dernier des ringards parce que les choses se déroulent ainsi. Vous ne pouvez pas interviewer une personnalité sans être capable de lui fournir ces facilités – et c’est même le minimum syndical. Ce sont des règles qu’il faut connaître.
Ces frais n’alourdissent pas trop votre budget ?
C.K. – Ça se compte !
J.K. – Et ça se négocie aussi…
C.K. – Mais devant certaines célébrités qui ne font pas payer leur prestation, il est normal pour nous de fournir un minimum de services.
Pensez-vous que ces stars participent « bénévolement » à vos films uniquement parce qu’elles sont séduites par vos projets ?
C.K. – Oui. Woody Harrelson a par exemple accepté de participer au documentaire sur Milos Forman parce que, pour lui, son plus beau rôle a été celui qu’il a endossé dans Larry Flint.
J.K. – Même chose pour Dustin Hoffman, Jodie Foster ou Michael Mann. Ils ont tous accepté parce que notre demande concernait Steve Shapiro… Nous avons dû simplement fournir maquilleurs et coiffeurs, mais ce ne sont pas des sommes extravagantes comme on peut le fantasmer en France. Un coiffeur coûte environ 200 dollars : c’est quand même très raisonnable.
C.K. – Très raisonnable par rapport à la plus-value dont nous bénéficions. Ce sont juste des règles, des codes avec lesquels il faut apprendre à jouer. Il serait impensable de recevoir nos intervenants dans un cadre improvisé. Il ne s’agit pas du tout de caprices de stars – et ce sont d’ailleurs souvent des personnes très simples.
J.K. – Nous avons parfois des échos de tournages français avec des Américains qui ne se passent pas toujours bien. C’est vrai qu’il y a une réticence ici, il y a des codes dont les Français ne veulent pas toujours…
Pour la préparation des interviews, vous envoyez les questions à l’intervenant-e qui prépare ses réponses. Et au moment de l’interview, comment les choses se déroulent ?
J.K. – Nous avons généralement quatre pages de questions que l’on fait suivre à l’intervenant-e pour qu’il ou elle puisse arriver avec des informations précises et quelques réponses en tête. L’entretien dure entre 3 et 4 heures. C’est intense, mais la personne interviewée dispose de temps pour regrouper les questions et réfléchir. Sans préparation, la pise de vues durerait plus longtemps et serait moins riche, moins précise.
C.K. – Souvent, nos interlocuteurs arrivent avec des notes. S’il y a des choses dont ils ne se souvenaient plus, ils sont allés faire des recherches.
Est-ce qu’on vous a déjà refusé certaines questions ?
C.K. – Jamais. Il y a eu parfois des questions auxquelles nos intervenant-e-s n’avaient pas de réponse. Il n’y a généralement pas de tabou parce que nous n’allons pas chercher des choses intimes. Le plus important à nos yeux, c’est de les mettre en confiance – et c’est ce que nous essayons de faire en leur envoyant les questions au préalable. Ce qui est primordial, c’est que ces interlocuteurs ne se sentent pas menacés, qu’ils n’aient pas l’impression qu’on va leur demander des choses qu’ils ne veulent pas nous donner. Ces questions ne sont finalement qu’un aperçu de nos intentions, et il reste toujours une part d’imprévu et de spontanéité. Grâce à la confiance que nous avons tenté d’instaurer en amont, certaines personnes nous donnent parfois des choses beaucoup plus personnelles que ce qui avait été écrit. C’est une attitude que nous essayons toujours de travailler, d’année en année.
J.K. – Dans nos documentaires, nos intervenants sont généralement à l’aise et heureux de participer. Certains sont intimidants, et il est alors plus difficile d’établir un lien de confiance avec eux.
C.K. – Mais c’est aussi ce qu’il y a de plus amusant ! C’est ce que nous aimons vraiment : les premières minutes de la rencontre sont toujours décisives. Rien n’est jamais acquis. On a beau arriver avec tous nos films et notre réputation, c’est toujours un challenge.
Vous travaillez avec des équipes américaines. Est-ce plus pratique ? Ou y a-t-il des protocoles de tournage différents avec une équipe américaine ?
J.K. – Nous préférons travailler avec les Américains. C’est davantage une question d’efficacité que d’argent. De plus, et même si ce n’est pas la raison primordiale, cela représente un coût certain de déplacer des équipes françaises aux Etats-Unis.
C.K. – Nous avons commencé à engager des équipes américaines quand nous avons créé notre société Wichita. Nous avons tout de suite vu une différence dans nos rapports. Être une femme, être plus jeune, être à la fois réalisatrices et productrices n’a jamais posé de problème pour la simple raison que, là-bas, ce qui compte est de savoir qui paye.
J.K. – Il y a aussi une différence de savoir-faire. Une équipe américaine et une équipe française ne font pas le même usage du même matériel.
Ah oui ? Comment l’expliquez-vous ?
J.K. – Je pense que ça vient du savoir-faire, de la façon d’étudier, d’apprendre. A chaque fois que nous tournons en France, nous sommes étonnées de constater que nous sommes en définitive plus satisfaites avec des équipes américaines.
Vous n’envisagez plus de tourner en France ?
J.K. – Non, seulement aux Etats-Unis. Et notre passion reste le cinéma américain.
D’où vous vient cette fascination pour les Etats-Unis et pour le cinéma américain en général ?
J.K. – Ça vient de notre père, réalisateur et producteur. Nous avons été élevées avec les films de John Ford, Hitchcock, Billy Wilder. Nous aurions pu faire un rejet total et n’aimer que le cinéma japonais… Mais en l’occurrence, notre père a réussi son coup en quelques sortes, et nous sommes devenues de vraies passionnées, précisément de l’âge d’or du cinéma américain.
Et la passion de votre père, vous savez l’expliquer ?
C.K. – Il adorait le cinéma américain. Il est né pendant la guerre et les Américains, ce sont les libérateurs. Son père aimait aussi beaucoup le cinéma américain, et ça s’est transmis ! Nous avons beaucoup entendu également dans notre enfance le regret de notre père de ne jamais s’être installé à New-York…
Pour revenir sur le dispositif de vos films, ne se rapproche-t-on pas finalement davantage de la fiction que du documentaire ? Les questions sont préparées, les réponses aussi…
C.K. – Pas les réponses ! Nous ne soufflons pas ce que les intervenants doivent répondre. C’est pour cette raison qu’il y a toujours une part d’imprévu, et que rien n’est scénarisé. Les questions sont orientées pour un type de réponses, mais nous ne savons pas exactement ce que nous allons entendre.
J.K. – Mais tout est très travaillé, et bien préparé. Le cadre ou le placement de la caméra sont toujours prévus à l’avance.
C.K. – C’est aussi impératif devant certains intervenants. Nous ne pouvons pas avoir l’air d’amateurs devant Michael Mann ! Les enjeux, financiers et relationnels, sont importants. Nous ne pouvons pas risquer de nous planter avec de si petits budgets.
Mais vous prévoyez toujours un peu les réponses avant de poser les questions ?
C.K. – Non, on pense avoir des idées, mais elles sont parfois contredites. Certains intervenants nous emmènent parfois sur une autre voie ou nous donnent des pistes auxquelles nous n’avions pas pensé.
J.K. – Pour vous donner un exemple concret, nous avons un jour interrogé l’écrivain James Ellroy sur la femme fatale, toujours présente dans ses livres. Nous pensions que c’était une évidence de lui poser ces questions, mais tout d’un coup il nous a rétorqué que ça ne l’avait jamais intéressé et qu’il était plutôt curieux de la figure de la gentille, qui contrebalance toujours la femme fatale dans les films noirs.
C.K. – Cela a donné une autre dimension aux interviews suivantes, que nous avons totalement réorientées. Aborder la dichotomie entre la femme fatale et la femme gentille nous a amené à créer un nouveau chapitre auquel nous n’avions pas pensé à l’écriture.
Combien de temps passez-vous à la préparation des interviews et du tournage ?
J.K. – Généralement, nous signons trois ou quatre films, par exemple avec OCS, et nous partons les tourner tous en même temps.
C.K. – Il faut compter au minimum trois semaines de tournage pour un film, puis un mois de montage et une à deux semaines de post-production. Au total, nous passons presque trois mois sur chaque film.
Pour les archives, comment les sélectionnez-vous ? Est-ce plus facile d’en obtenir aux Etats-Unis ?
C.K. – Nous utilisons beaucoup les archives du NARA [National Archives and Records Administration, NDLR] et de la Bibliothèque du Congrès. Ce sont des fonds très conséquents.
J.K. – Il existe beaucoup d’archives tombées dans le domaine public aux Etats-Unis. Il faut juste savoir les chercher.
C.K. – Nous dénichons parfois des pépites. Nous étions par exemple assez excitées quand nous avons trouvé l’archive assez rare de Voodoo Macbeth. C’est un travail de petite fourmi.
S’agissant de la diffusion et de la distribution (internationale) de vos films, comment travaillez-vous ? Est-ce que vous allez les pitcher en festival ?
C.K. – Jamais. Nous avons un très bon distributeur [Reiner Moritz, de Poorhouse Intl, NDLR], doté d’un fort réseau international, qui s’en occupe et qui se rend sur tous les marchés et festivals. Nous sommes d’ailleurs souvent étonnées de voir que certains sujets accrochent plus que d’autres. Mais notre distributeur parvient à vendre nos films un peu partout, de la Nouvelle-Zélande au Brésil en passant par l’Australie.
J.K. – Nos documentaires, en revanche, ne se vendent pas aux Etats-Unis. Les chaînes américaines sont très protectionnistes, elles ne travaillent qu’entre elles, jamais avec des producteurs étrangers. Nous avons pourtant gagné des prix aux Etats-Unis, et rencontré de nombreux patrons de chaînes, mais tous nous disent qu’ils referont des films comme les nôtres, mais avec des Américains. Pour les festivals en revanche, il n’y a pas de souci.
En ce qui concerne Orson Welles, il faut dire que peu de personnes le connaissent ici. Nos chefs-opérateurs,= par exemple, qui ont étudié dans de grandes universités de cinéma, n’ont jamais vu Citizen Kane. C’est un peu comme s’ils étaient fâchés avec leur Histoire..
C.K. – Ce qui est flagrant en tout cas, c’est qu’ils n’ont pas cette révérence envers le passé que nous avons en France. L’histoire, les sources, les références les intéressent peu.
Pour This is Orson Welles, Cannes a été sa première couverture ?
C.K. – Oui. Nous avons demandé à ce que tout soit déprogrammé avant, et tout le monde a joué le jeu.
J.K. – Notamment les chaînes étrangères qui l’avaient acheté… Un grand merci à la Pologne ! Ils ont accepté de le déprogrammer deux jours avant sa diffusion.
C.K. – Cannes, c’est une occasion. Le documentaire va également tourner dans d’autres manifestations, comme le Champs-Elysées Film Festival de Paris. C’est une une bonne visibilité.
Propos recueillis par Rym Bouhedda