Suite du partenariat entre Le Blog documentaire et Documentaire sur grand écran pour une soirée à ne pas manquer ce lundi 22 avril à 20h30 au MK2 Quai de Loire. Le documentaire de Frédéric Goldbronn, « Visages d’une absente », y sera projeté en présence du réalisateur. Avant goût ici avec la note d’intention de l’auteur, initialement publiée dans la revue Images documentaires.
Et comme d’habitude, un simple mail à leblogdocumentaire@gmail.com vous permettra de gagner une (ou deux) place(s) pour cette séance. Bon film !
Ce film « avec » ma mère, je le porte depuis pas mal d’années. À chaque printemps, à l’anniversaire de sa mort – trente ans déjà – il se rappelle à moi avec un peu plus de nécessité. Dans son film Sans soleil, Chris Marker cite un poème de Samura Koichi : « Qui a dit que le temps venait à bout de toutes les blessures ? Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures. Avec le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels. Ce qui demeure, c’est une plaie sans corps ».
Le deuil entretient avec le cinéma des relations très anciennes. Les lieux rupestres des premières images étaient aussi des lieux de cultes funéraires et, selon Marie-José Mondzain, c’est l’épreuve du deuil qui met notre désir dans l’obligation d’excéder la mort en suscitant la naissance de l’imaginaire et des opérations symboliques, l’image permettant aux vivants de se séparer des morts en scénarisant leur apparition et leur disparition. « Si l’on sait écouter les fantômes, écrit-elle, on entend qu’ils nous parlent de la vie partagée des images et non du retour terrifiant des morts ». Il ne s’agit ici de rien d’autre : convoquer les fantômes pour en faire les messagers d’un passage permettant de sortir des impasses de la mélancolie.
Ce film est un documentaire à la première personne. C’est une enquête, où je tente de pénétrer le mystère qui entoure la jeunesse de ma mère et ses origines, mais il est aussi, et surtout, une quête cinématographique où je crée des situations de remémoration, des scènes et des images qui peuvent faire advenir une présence, celle de ma mère disparue. Le film met ainsi en relation le maintenant et l’autrefois, le possible et le réel, le plein et le vide, le visible et l’invisible. Son point de vue est celui de l’enfance, l’enfance telle que ne peuvent la vivre que les adultes, à la fois comme promesse non tenue par la vie et comme puissance salvatrice, qui permet de sauver le passé dans le présent.
De la vie de ma mère, je savais, avant de me lancer dans mes recherches, peu de choses : les hôpitaux où elle fut laborantine, certains endroits où elle vécut. Elle ne parlait pas de son passé et menait une existence solitaire. Elle ne s’est jamais mariée. Elle attachait peu d’importance aux choses matérielles. Elle ramassait les chiens, et parfois les gens, qui traînaient dans la rue. Elle porta des valises pour le FLN et milita au MLAC . Elle était affectueuse. Elle nous a laissé de rares objets, parmi lesquels la sculpture, grandeur nature, d’une tête d’enfant, seule rescapée d’une collection qu’elle avait fabriquée avant ma naissance, vestige d’un talent qui n’a pu éclore. Et aussi quelques lettres lumineuses et des photos sans légende dans une boîte dorée. Son absence et son mystère, comme une énigme qu’il me faut résoudre.
En fait, c’est l’histoire d’une famille qui n’en est pas une. Une famille de cinq enfants nés de quatre pères différents et qui n’ont pas grandi ensemble. Catherine, l’aînée, fut élevée dans une famille d’accueil. Serge, le cadet, a grandi dans une île lointaine avec son père, qui lui a longtemps caché l’existence de sa véritable mère. Anne et Patricia, confiées par la justice à leur père, partageaient leurs vacances avec notre mère, avant de vivre avec elle leur fin d’adolescence. Quant à moi, le benjamin, qui n’ai jamais connu mon père, je fus le seul qu’elle éleva jusqu’à mon départ, à l’âge de 17 ans. Aujourd’hui, un seul lien, aussi ténu que tenace, unit ces enfants : le souvenir de leur mère morte.
Avec eux, je veux travailler la présence du passé. J’ouvre une brèche temporelle par laquelle je demande à chacun de rechercher l’image qui ressemble le plus à celle qu’il a perdue, et donner à voir à travers elle l’immanence de l’absente. Mémoires débordantes, trop pleines ou trop vides, ou trop pleines de leur vide. En ce sens, le film ne prétendra pas dire ce que fut ma mère mais ce qu’elle est aujourd’hui pour chacun de nous et ce que chacun de nous a hérité d’elle, nous qui sommes les seules traces qu’elle a laissées.
Pour Catherine, elle est abandon et souffrance, un compte qu’elle n’a pas pu régler. Pour Serge, elle est presque une inconnue, qu’il aurait aimé aimer. Pour Patricia, elle fut un îlot de liberté dans la prison d’une éducation bourgeoise et provinciale. Et pour Anne, qui fut-elle ? Pour protéger ma jeunesse, Anne porta longtemps le secret de sa maladie, dont elle accompagna silencieusement chaque instant. Anne est de nous tous celle qui lui ressemble le plus : même regard d’oiseau effaré, même évanescence. Catherine dit « ma mère », Serge dit « Madeleine », Anne et Patricia disent « Mouche », je dis « Maman ». Pour tous, elle est partie trop tôt.
Faire un film comme un ruban de rêve : figuration, condensation, déplacement. La nuit de sa mort, j’ai fait ce songe étrange. Des lutins blancs descendaient des airs et m’entouraient pour venir la chercher. Ils descendaient en silence, dans un lent mouvement circulaire, à la fois paisible et inquiétant. C’est elle qu’ils venaient prendre, mais c’est moi qu’ils encerclaient, de sorte que je ne savais plus qui, de elle ou de moi, ils venaient délivrer. Ce rêve ne m’a jamais quitté. Un jour, en ouvrant la boîte à secrets de ma mère, j’ai reconnu ce lutin qui a traversé ma nuit. C’est elle qui l’avait photographié lors d’une promenade en montagne. Il indique le chemin aux marcheurs et porte mystérieusement ces inscriptions : « Où allons-nous ? Aller simple ».
Dans le halo de ces mémoires, il y a aussi ce que ma mère ne nous a pas transmis, ce qu’elle ne pouvait dire ; l’épais rideau qu’elle avait dû tirer sur son enfance et sa jeunesse pour continuer à vivre, et les légendes dont nous avons nourri notre origine, ce « tourbillon dans le fleuve du devenir » dont parle Walter Benjamin. Ce secret, j’ai fini par le percer à force d’opiniâtreté dans mes recherches. C’est le placement de ma soeur Catherine à l’assistance publique à la fin de la guerre, au terme d’une invraisemblable enquête des assistantes de police et d’un jugement qui met ma mère au banc de l’infamie, au nom de l’ordre moral triomphant. Les éléments de cette enquête sont utilisés dans le film comme un autre regard sur l’absente, celui d’une société qui a failli la détruire et que viennent démentir les regards de ses enfants.
Je retourne sur les lieux de son histoire, depuis le petit village de Gundershoffen en Alsace dont les Goldbronn sont originaires jusqu’à Aubervilliers où j’ai passé mes quinze premières années et où elle est enterrée, en passant par le 16ème arrondissement de son enfance et le Saint-Germain des Prés de sa jeunesse étudiante. Je retrouve le médecin qui l’a soignée et le rabbin qui l’a enterrée.
En ouvrant cette enquête alors que tant de témoins ont disparu, je sais qu’il est bien tard pour obtenir toutes les réponses. Mais c’est là justement que peut commencer le temps du cinéma, celui de l’après, de la distance et du recul. C’est là aussi que peut commencer la refabrication de l’espace et du temps sous la forme d’un récit retravaillé. Un film où je m’efforce de poursuivre la vérité et qui révèlerait la vérité de la poursuite, celle du désir qui l’anime. Un désir qui est aussi une utopie de cinéma et son ressort documentaire : reconstituer la fratrie en un portrait de groupe autour de l’absente, un portrait où chacun trouverait sa juste place, rassembler le temps d’un film ce qui a été dispersé, en recomposant ce qui fait « famille » à partir du lien maternel, assembler au montage ces mères singulières comme un éventail replié qui, en se déployant, révèlerait les traits de l’être aimé ; un film qui restituera l’unité d’une vie qui, dans son désordre même, dit aussi quelque chose de la liberté d’une femme du 20ème siècle.
Frédéric Goldbronn
-> Cette note d’intention a initialement été publiée dans le numéro 75/76 de la revue Images documentaires (décembre 2012).