Réflexions contradictoires sur le genre documentaire et son rapport à la fiction suite à deux expériences : 1) la vue du film Fortapasc inspiré d’une histoire vraie et 2) la participation en tant que figurant au tournage d’une scène d’un court métrage de fiction basée sur un dialogue documentaire.

Giancarlo Siani, une arme à la main.

1) Des limites du genre documentaire

Prenons des films sur un même sujet : la mort de Giancarlo Siani, journaliste Italien dans une ville près de Naples en 1985, assassiné parce qu’il a dénoncé les liens entre la mairie de sa ville et la mafia locale. D’un coté Fortapasc (Marco Risi, 2011), la fiction, et de l’autre, Giancarlo Siani, per amore di verità (Federico Tosi et Sandro di Dominico, 2009), Giancarlo Siani: una storia da raccontare (Pasquale Filippone et Mariangela Modafferi, 2009) et Giancarlo Siani, un giornalista ucciso dalla camorra, les reportages/ documentaires vus sur Internet. [bande annonces à la fin de l’article]

Dans ces derniers, pour nous raconter le parcours, la personnalité, les qualités de cet individu, on dispose d’un matériel assez mince : quelques photos, quelques témoins, quelques articles. On relate des faits que l’on illustre difficilement par des plans d’ensemble des lieux où il a vécu. On est limité. On ne peut pas mettre en scène les moments où l’on assiste à la relation entre les mafiosi et le maire corrompu, entre les différentes familles qui se partagent le territoire convoité, on ne peut pas décrire le trafic de la drogue, les tueries, la manière dont les adolescents se font recruter (comme à l’armée) par les dealers et finissent par imiter la bêtise graisseuse des gangsters napolitains. On ne peut pas le voir cet univers-là, le faire sentir ce monde-là, le faire vivre sous nos yeux, le rendre concret et essayer d’en donner une vision juste et crédible. On est frustré. C’est un genre incomplet qui n’arrive pas à représenter la vie réelle car il ne se contente que de la regarder à travers le faible accès qu’on veut bien lui accorder. C’est ça le problème. On ne peut pas aller partout avec une caméra, des gens refusent d’être filmés, et suivis, il faut se contenter de ce qui est visible, la partie immergée de l’iceberg nous échappe. Les mafiosi refuseraient que l’on passe du temps avec eux et ça nous empêcherait de montrer à la fois leur mode de fonctionnement, mais aussi d’humer l’odeur fétide qui suinte d’eux malgré la frime et les apparats du luxe. On ne pourrait pas montrer une tuerie dans les ruelles de l’Italie profonde – qu’est-ce que ressent un être humain au moment de mourir, ou juste avant (la peur, la terreur qui l’habite à cet instant fatidique) ? Un documentaire aurait du mal à le représenter, ce moment crucial.

Libero de Rienzo incarne Giancarlo Siani dans Forstapac (2009)

Alors que la fiction, elle, est quasiment illimitée. Elle triche, elle met en scène, elle répète, rejoue, sélectionne dans le réel, le découpe, use de multiples artifices, tout ce grand mensonge pour servir un objectif qu’elle seule semble capable d’atteindre (objectif qu’elle partage pourtant avec le documentaire): s’approcher au plus près de ce qu’a été la vie de cet individu. En rejouant à l’écran le quotidien de cet homme qui a réellement existé avec les usages de la fiction, on invite le spectateur à côtoyer des aspects de cette histoire que le documentaire ne se contente que de suggérer. On voit le jeune homme fin, élégant, instruit, pigiste pour les pages locales de Il Mattino, commencer à s’intéresser petit à petit aux agissements des frimeurs gras, stupides et immoraux de la mafia. On le voit avec son carnet, prendre des notes, les retranscrire sur une machine à écrire (on est dans les années 80), s’impliquer dans les réunions publiques de sa ville, de l’endroit où il a grandit, là où il habite encore. On le voit se rendre au tribunal, au commissariat, sur le lieu des crimes, voir/ écouter/ poser des questions/ relater ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu. On assiste à la façon dont le mal qui gangrène la société arrive toujours à conserver son emprise sur l’intérêt général, cette foutue mentalité mafieuse qui se transmet si aisément des vieux jusqu’aux plus jeunes : le sens ridicule de l’honneur, les affaires illégales, l’appât du gain facile, l’injustice des décisions, la partialité des jugements, les dégâts de la loi du silence, la violence qui maintient la population dans la peur de parler, les conséquences affligeantes de la vengeance, de l’imitation irréfléchie des caïds mous du bide et de la cervelle. On nous montre également la vie privée du personnage, le fait qu’il vive encore chez sa mère (un aspect culturel si typique de ce pays), sa relation compliquée avec sa petite amie, son attirance pour une Chinoise serveuse la nuit, violoniste le jour ; en somme, on nous permet de suivre ici une narration plus riche, plus profonde, plus « sentimentale » (rarement les documentaristes ont les moyens ou la curiosité de parler de ces choses essentielles que sont l’amour, le désir, les rapports homme/ femme).

Devant cette fiction, et nullement devant les reportages/documentaires qui racontent pourtant la même histoire, je me plonge dans cette Italie-là, je me mets dans la peau de ce journaliste, j’embrasse moi aussi de mon fauteuil les lèvres douces et sensuelles des Italiennes, je sens l’appel des ruelles, du soleil, de la langue, de la Pasta, du vin rouge, de la Méditerranée.

Valentina Londovini et Libero de Rienzo dans « Fortapasc »

2) Des limites du genre fictionnel.

Je participe au tournage d’une scène en tant que figurant. Le film est un court métrage (Paul Ampoy, 26’, 2011) réalisé par un ami. J’observe ce petit monde s’agiter sur le plateau et je prends des notes, cela fait longtemps que je n’ai pas assisté d’aussi près à la mise en scène d’une œuvre de fiction.

La reconstitution est un labeur. Chaque détail est à prendre en compte. On cherche le naturel avec de l’artifice et des effets – des efforts – la nature par l’art. Il faut vérifier tout, objets, vêtements, maquillage, lumière. On maîtrise le réel et la vie même en les contrôlant, en éloignant ce qu’ils sont à l’instant où l’on tourne : sons extérieurs non souhaités, luminosité naturelle, changements de position, de postures, mouvements involontaires. On éloigne l’accident, ce qui parasite, ce qui peut faire sortir le spectateur de l’univers fictionnel que l’on élabore douloureusement pour lui. Le nuage qui vient couvrir l’éclaircie et assombrir la scène claire et ensoleillée du plan précédent.

On entraîne avec soi une équipe, on délègue, on répartit les rôles, on se coordonne, on travaille ensemble, chaque geste, détail, mouvement, est surveillé. Tout cela pour que ça ait l’air vrai, pour que ça soit vraisemblable et crédible. La lenteur, la correction, la vérification, la répétition, la coordination. Les impératifs du temps, les limitations.
L’attente.
Toute cette énergie aspirée par le tournage, la fatigue qui s’accumule, l’irritation qui en résulte. Moments de pause, de préparation, comme pour le grand 8 au parc Astérix : beaucoup de patience et d’ennui pour quelques instants où tout se joue.

Et quand tout semble prêt à se jouer, quand tout paraît être en place pour lancer le moteur et l’action, il y a toujours quelqu’un qui ne l’est pas, prêt, ou un détail qui ne colle plus, ou un pli, un placement, un maintien qui n’est plus raccordé avec ce qui précédait, le micro dans le champ, un figurant à re-déplacer, le soleil qui se dissimule à nouveau (alors qu’il était revenu), l’ambulance de la vraie vie qui file dans la rue toute sirène hurlante, le monde extérieur qui pénètre avec vigueur le petit cocon fictionnel que l’on tente si durement de maintenir hors de son emprise.

Dans la séquence à laquelle je participe, un personnage est inspiré par une personne réelle qui a été filmée, vraiment, dans un documentaire (Attention danger travail, 2003, Pierre Carles). L’acteur imite cet individu et prononce le même discours que celui qui a été enregistré quelques années auparavant, en une prise, sans que personne ne lui ai dicté ni écrit son texte. Le comédien a beau l’interpréter avec talent, rien ne pourra surpasser l’effet comique et intense que produit le même texte quand rien n’est joué et que tout est vrai, véridique.

Chaque personne sur ce plateau, et surtout ceux qui ont déjà vu cette scène du documentaire en question, en a conscience. Ce texte perd sa force d’origine car il n’est plus capté et saisi sur le vif. Quand on sait que des mots sortent spontanément, en direct, de la bouche de quelqu’un, un individu qui ne joue pas, la réception dans le public prend une profondeur abyssale.

Et la preuve de ce que j’avance surgit soudainement : sur le plateau, à un moment donné, les comédiens et les figurants regardent un écran de télévision sur lequel un extrait du film de Pierre Carles est diffusé. Nous avons sous les yeux la scène que l’on est en train de mettre en scène. En voyant l’individu qui sert de modèle au personnage que l’acteur est en train de jouer, en entendant ce qu’il dit, tout le monde, sans exception, s’esclaffe instantanément et fait jaillir un rire spontané, vrai. Nous voyons alors un être humain qui ne répète pas, qui n’imite personne d’autre que lui-même, qui est saisi dans sa réalité instantanée. Et l’effet est saisissant, direct, immédiat. Nous éclatons tous de rire. Tandis que personne ne riait devant la prestation de l’acteur devant la caméra et les mandarines fixées sur lui, tout le monde se gondole devant celui qui l’a inspiré.

Et ce rire est une preuve, oui. Chacun pense alors : « Ce texte a été vraiment dit… incroyable ! ». C’est fort. Et ce qui l’est encore plus, c’est qu’il a été si simple de l’enregistrer. Un micro, une caméra et on laisse tourner, dans une situation réelle que l’on ne modifie pas, que l’on ne cherche pas à transformer, à faire évoluer, à rendre différente. Pas de répétition, pas de « général », de « filage », pas de prise successive, pas de correction, pas de direction d’acteur. On se poste dans un coin, en équipe réduite et on filme ce qui arrive. Et ce qui arrive alors surpasse amplement dans la forme et le fond la copie fictionnalisée que l’on a sous les yeux, quelques soient les talents qui s’accordent à la recréer.

Ces deux réflexions, qui se contredisent, n’en sont pas moins authentiques. Elles n’ont pas vocation à trouver une issue qui les accorde. Il n’y aura donc pas de synthèse pour conclure.

Benjamin Genissel

Giancarlo Siani

Les précisions du Blog documentaire

1. Réalisateur de documentaires, Benjamin Génissel pratique également l’écriture et la photographie. Il vit et travaille à Paris. Vous pouvez le retrouver sur Internet par ici pour ses vidéos sur Youtube, et par là pour ses photos sur Flickr.

2. Le précédent texte de Benjamin Génissel pour le Blog documentaire a été publié en mars 2011. Il concernait Kashima Paradise et s’intitulait L’air du temps.

3. Extraits et bandes annonces des films cités :

Fortapasc

Giancarlo Siani, per amore di verità

Giancarlo Siani, una storia da raccontare

Giancarlo Siani, una giornalista ucciso dalla camorra

4. Le film de Pierre Carles, Attention danger travail, est disponible sur Dailymotion : c’est par ici.

No Comments

  1. bonjour,

    bien que je trouve cet article intéressant,
    je ne partage pas le point de vue qui distingue la fiction et le documentaire a ce point là,
    en avançant que le passage a l’écriture de fiction sous entend les limites de l’écriture documentaire.
    Non, je ne suis pas d’accord.
    Faire du cinéma est un choix d’écriture, et que cela soit en fiction ou en documentaire l’on peut tout faire. Il s’agit juste de bien savoir ce que l’on désire dire, ce que l’on veut ressentir, ce que l’on veut partager…après on choisi l’écriture que l’on estime la plus juste sachant que les deux écritures peuvent convenir d’une maniére ou d’une autre…
    Mais c’est un choix sans question de contrainte…
    C’est mon point de voir.

    bien a vous,
    lo

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