Les questions de forme, qui intéressent au premier chef Le Blog documentaire dans l’analyse des webdocumentaires que nous proposons, s’effacent parfois d’elles-mêmes devant la force d’un matériau documentaire. Le webdoc accompagnant – et suivant – le film « Vol Spécial » de Fernand Molgar entre dans cette catégorie.
Œuvre qui justifie son existence par un besoin atemporel, celui de traiter des questions de société aussi difficiles que le droit d’asile, Vol Spécial prône la sobriété de l’interface webdocumentaire pour mettre en avant le propos. Pas d’interactivité ni de prouesse technique déplacée : un simple dispositif de suivi de sept migrants (quatre sont consultables aujourd’hui), filmés lors du documentaire et de leur expulsion du centre de rétention suisse de Frambois. Le webdoc propose une vidéo d’une dizaine de minutes pour relater le parcours de ces hommes renvoyés dans des pays qui ne les accueillent pas à bras ouverts – c’est le moins que l’on puisse dire. Des textes sur la situation de chacun des personnages complètent le dispositif.
De prime abord, on pourrait dire que la forme s’efface devant le fond : à l’instar d’un Rithy Panh, qui filme Douch plein cadre sans éprouver le besoin d’innover dans la mise en scène, on imagine Fernand Melgar laisser la parole à ceux qui se la voient si souvent confisquée, sans intervenir, sans « faire œuvre ». Mais à bien y regarder, la forme du webdoc, sans s’imposer au sujet comme c’est parfois le cas pour certains webdocumentaires (Happy World par exemple), n’est pas neutre pour autant. Elle soutient le propos en faisant du « que sont-ils devenus ? » un angle, un regard. Là se niche la force documentaire, en opposition au traitement journalistique des reportages qui souvent s’arrêtent à l’instantanéité des faits. Laisser le temps, c’est briser l’oubli et l’éloignement que provoque l’expulsion. En allant les filmer dans leurs conditions actuelles (le cas de Geordry, incarcéré au Cameroun, est particulièrement touchant), il leur permet de continuer l’histoire, de ne pas laisser l’unique et déprimant fin mot de l’histoire, filmé lors du documentaire, à l’autorité suisse chargée de leur expulsion. L’humanité, entendue ainsi comme valeur supérieure au droit, quand celui-ci justifie l’inique, prend ainsi tout son sens.
Fernand Melgar ne se revendique pas militant, mais citoyen engagé : ces films courts reflètent cet état d’esprit. Cette subtile obstination, effectivement loin d’un militantisme exacerbé, est une porte ouverte à toutes les questions philosophiques que posent ces situations humaines inextricables. Car le cinéaste pose avant tout la question de la banalité de la violence institutionnelle ; laquelle, pernicieuse et enrobée du vernis de la loi, s’attaque à des victimes (les sans-papiers) sans que l’on ne distingue précisément de coupables. Comme cette scène extraite du documentaire où un policier rétorque à Ragip, le kosovar, 20 ans de présence en Suisse, que son pays est le Kosovo car « c’est ce qu’il y a marqué sur (son) papier« . Le policier n’est pas spécialement zélé, il « traite » simplement le cas humain sous le prisme d’une loi : la question de la responsabilité collective est dès lors bien plus clairement posée que dans le cas d’un abus de pouvoir personnel.
Cet aspect du travail de Fernand Melgar renvoie à une polémique qui a éclaté lors de la présentation du film au festival de Locarno en 2011. Paulo Branco, l’emblématique producteur portuguais et alors président du jury, avait trouvé le documentaire (excusez du peu) « fasciste » et accusé le réalisateur d’être « complice » avec les « bourreaux » du centre de rétention » (à lire ici ; la réponse de Fernand Melgar là).
On ne saurait être moins d’accord avec les propos de Branco dans ce qu’ils ont d’outrageux. Outre que l’on ne voit pas bien où Melgar prend dans son film le parti des « bourreaux », le passé collaborationniste auquel Branco fait référence pour dénoncer le propos du film semble particulièrement mal choisi. Son argument est étrange : Melgar serait à la fois complice des bourreaux, mais aussi coupable de s’intéresser au sort des expulsés (« ne rentrer que dans l’intimité volée des victimes, c’est facile« ). Mais faut-il absolument trouver des coupables bien identifiables pour qu’il existe des victimes ? Filmer le quotidien du travail des surveillants sans les diaboliser n’exclut pas la réflexion sur la façon dont la violence s’exprime. Bien au contraire : Melgar permet de mettre du sens sur la notion de « prison dorée » que l’on pourrait appliquer au centre de Frambois (les sans-papiers y sont bien traités). Et il nous interroge aussi sur la façon dont la responsabilité de ces choix de société n’incombe pas qu’aux seuls surveillants et policiers.
On est en revanche davantage intéressé par Branco lorsqu’il déclare « J’aurais aimé savoir comment des bourreaux comme ceux-là rentrent à la maison après la mise à mort et mangent avec leur famille comme si de rien n’était. Comment ils s’accommodent du métier qu’ils font ». Certes, mais c’eut été alors un tout autre film : pourquoi l’intérêt de ce film potentiel annihilerait celui de Vol Spécial ?
Ce que le documentaire comme le webdocumetaire parviennent à nous faire sentir, c’est ce jeu de jonglerie avec nos consciences que nous devons opérer, entre nos prétentions humanistes et la réalité de la violence d’Etat qui se propage aux pays d’Europe. Vol Spécial met dramatiquement au jour, avec une sobriété qui confine à un état de veille citoyen, ce danger sournois de la violence faite au nom des peuples.
Nicolas Bole.
Pour aller plus loin :
1 – papier paru dans Libération hier :
2 – papiers sur la controverse Branco / Melgar
Attaque de Branco : http://cscps-10.blogspot.fr/2011/08/vol-special-est-obscene.html et http://www.lexpress.fr/culture/cinema/vol-special-est-il-un-film-fasciste_1090666.html
Réponse de Melgar : http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/c9c3ce44-c90e-11e0-ae4e-632379cc19f3/Cest_Calmy-Rey_quon_traite_de_collabo et http://next.liberation.fr/cinema/01012355503-cher-paulo-branco
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