Sa présence est suffisamment rare en France pour ne pas en profiter. Le Blog documentaire s’est donc pressé à la rencontre de Wang Bing, de passage à Paris pour 3 jours à l’occasion de la sortie en salles de deux de ses films : Fengming, chronique d’une femme chinoise (documentaire, 2007) et Le Fossé (fiction, 2010). Wang Bing qui a également été fait docteur honoris causa par l’université Paris VIII.
Wang Bing fait partie de ces cinéastes chinois dont les films ont une aura considérable en Europe, et nulle en Chine puisqu’ils n’y sont pas vus. Après une entrée tonitruante sur la scène documentaire mondiale avec A l’ouest des rails (1999/2003), gigantesque fresque de 9 heures sur le démantèlement d’un vaste complexe sidérurgique du nord de la Chine, Wang Bing a réalisé plusieurs films qui n’existeraient sans doute pas sans les efforts incessants de producteurs, de diffuseurs, d’éditeurs et de festivals européens.
Toutes ses œuvres nous disent quelque chose de la Chine contemporaine – et souvent l’envers du décor du miracle économique. Wang Bing filme les marges de son pays, enregistre ce qui en est rarement dit et, surtout, propose aux spectateurs des expériences sensorielles inédites, à bien des égards fascinantes, et parfois exigeantes. Prendre le temps de les accueillir, c’est s’offrir la possibilité d’être bousculé dans sa manière d’appréhenderr le monde.
Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007), L’homme sans nom (2009) et Le Fossé (2010) constituent une forme de triptyque qu’il est idéal de considérer dans son ensemble tant les passages et les correspondances entre ces trois films sont nombreux. Avec ce travail, Wang Bing fait aussi acte de mémoire (« Dans notre société, il y a peu de témoignages qui nous rappellent encore ce douloureux passé. Il est plus rare encore de les trouver en images ») en posant de manière transversale la question de la survie.
Le premier de ces documentaires, Fengming, est un face-à-face frontal de près de 4 heures entre le réalisateur et cette femme qui conte par le menu le déroulé de sa vie, de son enthousiasme pour la Révolution aux accusations de « droitisme » qui conduiront notamment son mari en camp de travail. Il n’en reviendra pas, et ce lieu de « rééducation » constitue le cœur du Fossé.
A l’inverse de cet abondant monologue, L’Homme sans nom (dont nous avons déjà parlé ici) brille par son mutisme. Wang Bing nous confronte à l’existence d’un homme seul, marginal dans sa caverne, dont les principales activités consistent à manger, dormir, cultiver la terre. Un certaine forme d’animalité se dégage, et elle n’est pas sans évoquer les personnages du Fossé. La facture des deux films est très proche ; et les acteurs de la fiction se sont inspirés du documentaire pour composer leurs interprétations.
Le Fossé, prolongation à la fois narrative et esthétique des documentaires, constitue à ce jour le point d’orgue de l’œuvre de Wang Bing. Le film a été réalisé dans le désert de Gobi, par moins 10 degrés (minimum) et en toute clandestinité. Les décors ont été construits un an avant le premier jour de tournage pour s’assurer que les lieux ne seraient pas visités, les acteurs (dont certains ont réellement vécu dans ce camp de « rééducation ») étaient tenus dans le plus grand secret et, à peine tournés, les rushs étaient immédiatement placés en lieu sûr.
Wang Bing est venu réaliser le montage de son film en France. Des 130 heures de films ramenés de Chine, le cinéaste a composé cette fiction de 109 minutes. La narration, qui n’est pas ouvertement datée, touche à quelque chose d’universel, et en cela, Wang Bing continue de nous livrer très subtilement un point de vue critique sur la Chine contemporaine, au mépris du danger et de la censure…
Le Blog documentaire : Qu’est-ce qui vous a conduit à réaliser « Le Fossé » ? Quelles étaient vos intentions avec ce film, et pourquoi être passé à la fiction ?
Wang Bing : Après avoir terminé A l’ouest des rails, j’avais envie de me lancer dans la fiction, et la Cinéfondation m’a proposé de lui soumettre un projet. Il se trouve qu’en venant en France, j’ai eu l’occasion dans l’avion de lire un roman qu’on m’avait prêté, Adieu Jiabianjou (de Yang Xianhui) [traduit dans Le Chant des martyrs, ed. Balland], qui est à la base du film. Le sujet abordé était tellement important que je me pouvais pas faire autre chose qu’une fiction. Mais à partir du moment où on se base sur une œuvre existante, on ne peut pas faire n’importe quoi.
Je me suis alors longuement interrogé sur la manière dont j’allais adapter ce roman. Je devais aussi prendre en compte le fait que nous étions limités par le temps, que nos moyens étaient rudimentaires et que nos possibilités de travail étaient réduites. Finalement, je me suis lancé dans cette aventure au long cours, et elle m’a maintenu dans un état de tension permanente pendant plusieurs années.
Ce qui est frappant, c’est qu’on a l’impression que « L’homme sans nom » et « Fengming, chronique d’une femme chinoise » mènent au « Fossé« . On a l’impression que ces deux documentaires sont les pendants, masculin et féminin, de la fiction ; comme si le travail documentaire vous avait conduit vers cette fiction…
Ces deux films sont typiquement le genre de documentaires que j’ai pu faire alors que le plus gros de mon travail consistait à mettre en place la fiction. Il y a eu des moments d’attente, de « liberté » pendant lesquels je pouvais me concentrer sur autre chose. J’en ai profité pour réaliser ces films en peu de temps car ils ne compromettaient pas mon projet de fiction. Bien évidemment un projet de documentaire plus important n’aurait pas pu trouver sa place pendant la période de préparation du Fossé.
Y’a t-il des différences fondamentales dans votre manière de travailler la fiction et le documentaire ? Comment se passe très concrètement le tournage, le montage ?…
Tourner un documentaire est beaucoup plus simple que réaliser une fiction. Il suffit presque de décider d’un sujet et de le filmer. La fiction est beaucoup plus complexe : il y a une équipe de travail, un dialogue à instaurer, des décisions à prendre en commun, des échanges… Les rapports dans l’équipe de tournage d’une fiction doivent être bons pour que ça fonctionne. De ce point de vue, les deux exercices n’ont rien à voir.
Cela dit, je n’éprouve pas le besoin de modifier quoi que ce soit dans ma façon de tourner, ou dans mon rapport à l’image. C’est le même mode de travail, la même esthétique.
Pour la fiction, l’une des difficultés consiste à faire que les acteurs parviennent à prendre en charge les personnages imaginés dans le scénario. Il faut aussi veiller à ce qu’il n’y ait pas trop de décalages dans le jeu entre les différents personnages.
Une fois que cette partition est réglée et acceptable, je tourne ! Mais comme nos conditions de tournage étaient précaires, nous ne nous sommes jamais trouvés dans des situations où nous avions le choix entre plusieurs solutions. Nous étions toujours obligés par quelque chose.
Êtiez-vous aussi votre propre chef opérateur sur « Le Fossé » ?
Il y avait un chef opérateur, mais nous n’avions jamais travaillé ensemble. Je me suis vite rendu compte que sa façon de travailler n’allait pas vraiment correspondre aux besoins du film. Nous nous sommes donc partagés le travail : il se chargeait des plans séquences les plus longs et les mieux installés ; je prenais en charge les plans plus compliqués, les plus urgents, ou ceux sur lesquels reposaient un danger. Quand nous n’avions pas le droit à l’erreur et que nous ne disposions que d’une seule prise possible, je prenais la caméra. Le résultat était meilleur ainsi.
Et comment s’est déroulé le tournage de « L’homme sans nom » ?
Il y avait un autre cameraman, plus jeune que celui du Fossé. Il a fait un bon travail, mais j’assurais souvent l’image vu la particularité du film. J’avais aussi besoin d’un assistant pour l’éclairage pour les scènes de nuit.
Dans les documentaires, est-ce que vous écrivez quelque chose avant de tourner ?
Je n’écris jamais rien ; je n’en ai pas besoin. Bien sûr, je pense tout le temps au sujet, à la manière de filmer, à mon rapport aux personnages… Mais je n’écris rien en amont.
Vous avez donc réalisé « Fengming, chronique d’une femme chinoise » pendant la préparation du « Fossé ». Est-ce qu’il pourrait y avoir d’autres films sur le même modèle ?
Ce documentaire n’était pas « prémédité » si j’ose dire ; l’occasion s’est présentée et je l’ai saisie. Il se trouve que le festival de Bruxelles m’a passé commande d’un documentaire, et vu le temps dont je disposais à cette époque, je me suis dit qu’il serait bon de réaliser un portrait de cette femme. Rien n’était pensé en amont, et tout s’est déroulé très vite.
Il n’y aura pas, je pense, de série sur le modèle de Fengming. Actuellement, je travaille sur un autre documentaire qui met en scène trois enfants, trois petites filles dont la mère est partie et qui vivent seules avec leur père.
Dans vos films, surtout les documentaires, vous ménagez une grande place au hors champ. Tout ou presque concourt à l’évasion au-delà des limites du cadre et, dans le même temps, ces films renvoient très directement le spectateur à sa propre expérience, à sa propre intimité. Est-ce conscient, est-ce une volonté de votre part d’aménager une telle place au spectateur ?
L’homme sans nom n’a pas d’histoire, pas de récit proprement dit. Ce qui est intéressant, c’est son mode de vie, ce qu’il mange, ce qu’il fait. Il ne peut pas y avoir plus simple : il mange, il dort, il travaille les champs et habite dans une caverne. Il n’y a rien d’autre d’attirant.
C’est cette extrême simplicité, son aspect rugueux et brut, qui installe un espace de réflexion pour le spectateur, et qui renvoie à beaucoup de choses pour lui. On se met à la place du personnage, on l’observe, et comme il est l’unique objet de la représentation, on a l’occasion de s’évader du cadre, comme vous dites, notamment grâce au son. Je crois d’ailleurs que c’est le propre de tous les films simples, à la narration dite « faible » : ils permettent de toucher très directement les spectateurs. C’est leur richesse.
« Le Fossé » a été tourné dans la clandestinité, et on a l’impression que le passé et le présent se confondent dans ce film. Les montres ne servent à rien, disent les personnages. Est-ce une manière pour vous d’avoir un discours sur la Chine d’aujourd’hui.
Le Fossé est un film qui traite d’une période très précise de l’histoire. J’avais le choix entre une narration très réaliste (en accentuant tous les éléments qui permettent de déterminer le moment précis de l’histoire) et un film plus flou (sans accentuer les éléments d’une époque précise).
J’ai choisi de ne donner aucun signe, de ne pas ajouter de musique par exemple. L’endroit et le sujet me permettaient de rester abstrait, surtout au début du film : il est impossible de pouvoir situer l’action (si ce n’est certains éléments des vêtements ou la manière de parler des personnages). Tous les éléments ne permettent pas de savoir. Nous pouvons être hier, demain, aujourd’hui. C’est ce qui m’a intéressé dans la représentation. D’ailleurs, les personnes qui vivaient il y a 50 ans ont respiré le même air, foulé la même terre, vu le même soleil qu’aujourd’hui. Il y a des similitudes, des correspondances…
Je porte par ailleurs un intérêt très fort à la manière dont je vais amener le spectateur à rentrer dans cette histoire. Comment réduire la distance entre le public et le thème du film ? En n’accentuant aucun élément temporel, je voulais montrer que ce qui est important n’est pas l’époque, mais l’événement en lui-même. Ce sont les faits qui m’intéressent. Même si je ne réalise pas un documentaire sur les années 60, je fabrique une fiction sur un événement précis qui tend à l’universel. De la même manière, quand on rencontre quelqu’un aujourd’hui,, ce qui est important n’est pas sa manière d’être habillé, mais l’intériorité, la conscience.
« A l’ouest des rails » est une fresque gigantesque. Aujourd’hui se développent sur Internet les webdocumentaires. Est-ce que vous avez déjà pensé à cette forme de création ?
Je reste pour l’instant dans un travail documentaire traditionnel, avec mon propre traitement de l’image. Il m’arrive de me promener sur Internet et d’y croiser ce genre de choses, et je suis certain qu’à l’avenir Internet va modifier notre perception du monde et notre manière de travailler.
Je me suis posé la question, je me suis demandé si nous ne devions pas davantage utiliser cet outil en Chine, mais pour l’instant, ce n’est pas un média avec lequel je suis suffisamment familier pour vraiment me l’approprier. Je ne m’en sens pas encore suffisamment proche pour y réaliser des œuvres.
Il y a en ce moment une vaste exposition dédiée à Ai Wei Wei au Jeu de Paume à Paris. Avez-vous l’intention d’y aller ?
Je ne suis en France que pour trois jours. J’ai beaucoup de rencontres et de projections. Je pense que je n’aurai pas le temps d’y aller, mais j’irais volontiers.
Vous êtes depuis quelques jours docteur honoris causa de l’Université Paris 8. Quelle impression cela vous fait ? Est-ce plus important qu’une palme d’or à Cannes par exemple ?
On m’a annoncé cette nouvelle alors que j’étais un peu malade en Chine. Cette distinction n’est pas très parlante pour moi, d’autant que je reste à la marge dans ma façon de vivre. Je ne suis jamais en lien avec le monde universitaire ou avec le système, je vois très peu de monde même si je vis à Pékin. Finalement, mes rencontres avec la profession se déroulent presque uniquement quand mes films sont sélectionnés en festivals. Encore une fois, ce n’est pas très parlant pour moi, mais cet honneur signifie qu’on apprécie mes films, et c’est un encouragement pour continuer. C’est le même type de reconnaissance quand l’un de mes films est primé en festival.
Propos recueillis par Cédric Mal
Traduction : Pascale Wei-Guinot
Les précisions du Blog documentaire
1. Wang Bing est né à Xi’an (Chine), dans la province du Shaanxi, en 1967. Il a étudié la photographie à l’École des Beaux Arts Lu Xun, puis le cinéma à l’Institut du Cinéma de Pékin. Il entame sa carrière de cinéaste indépendant en 1999.
2. Entre autres distinctions, Wang Bing s’est vu attribuer les prix des festivals de Mexico, Montréal, Lisbonne ou encore Marseille pour A l’Ouest des rails. Les festivals de Yamagata et de Marseille ont également primé Fengming, chronique d’une femme chinoise.
L’homme sans nom a été présenté à Buenos Aires, Lisbonne, Séoul et Lussas. Le Fossé était sélectionné à Nantes, Toronto et Venise.
3. Fiche technique « Fengming » :
Réalisation : Wang Bing.
Image : Lu Songye, Wang Bing.
Son : Jinguang Shen.
Montage : Adam Kerby.
Production : Wil Productions Ltd. (Lihong K.), 2007.
Distribution : Capricci Films.
192 min, couleurs.
4. Fiche technique « Le Fossé » :
Réalisation : Wang Bing.
Image : Lu Sheng.
Son : Ren Liang.
Montage : Marie-Hélène Dozo, Gilles Laurent.
Production : Wil Productions Ltd., Les Films de l’étranger/Entre chiens et loup, 2010.
Distribution : Capricci Films.
109 min, couleurs.
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