Comment va Honkytonk Films ? C’est avec cette question simple que Le Blog documentaire est parti rencontrer Arnaud Dressen, plus d’un après notre première entrevue. Plus discrète que Narrative ou UPIAN, mais également adepte de la production au long cours, la société Honkytonk Films ne chôme pas pour autant. Explications en deux temps, avec d’abord ici les trois gros projets sur lesquels Arnaud Dressen et sa société planchent depuis quelques mois déjà.
Le Blog documentaire : Comment va Honkytonk ?
Arnaud Dressen : La sortie de Klynt, en octobre 2011, nous a pris beaucoup de temps, sur les 6 ou 8 mois qui ont suivi. Nous travaillons actuellement sur trois projets en production.
Nous avons en revanche arrêté le projet Boomtown car la réalisatrice, Lotje Sodderland, a été victime d’un grave accident. Nous étions bien avancés : nous avions signé une coproduction avec la chaîne SBS. La coopération avec Lotje était essentielle car, même si elle habite entre Amsterdam, Londres et Paris, elle reste globalement dans ce triangle. Ce qui n’est pas le cas de l’autre auteur du projet, Vincent Moon, qui vit par monts et par vaux : il est toujours en train de voyager ! Je ne connais personne qui voyage autant, il doit être à Paris 10 ou 15 jours par an. Le reste du temps, il voyage, hébergé par ses fans. Une grande communauté le suit en ligne, quand il perd son ordinateur par exemple, il fait une campagne de crowdfunding et hop, il peut ainsi se remettre à travailler.
Pour Boomtown, il avait accepté de s’engager, ce qui était exceptionnel. Pour le moment, tout est en stand-by. Nous avons des images tournées à Paris et à Phnom Penh, au Cambodge. Nous avons livré les éléments à la fin de la phase de développement, au CNC notamment, qui nous avait octroyé une aide. Cela arrive : au CNC, je crois qu’environ un projet sur 3 ou 4 qui est en développement n’entre pas en production, pour toutes sortes de raisons.
Quels sont les trois projets sur lesquels travaille Honkytonk ?
Le premier est un projet de recherche européen, Marlisco : une quinzaine de chercheurs travaille sur la problématique des déchets plastiques en mer, sur ce qu’on appelle le 7ème continent. C’est Isabelle Sylvestre, qui a réalisé plusieurs épisodes pour le magazine Strip-tease, dont celui assez fameux sur le tuning, qui nous a embarqués sur ce projet fou. Travailler avec 15 partenaires, c’est assez incroyable ! Concrètement, eux effectuent un travail de recherche et nous accompagnons ce travail par un webdocumentaire pour sensibiliser le public aux questions posées par l’étude.
Le parcours sociologique d’Isabelle nous permet de travailler sur les mécanismes qui font que l’on accepte ou non de changer de comportement face à la pollution en fonction de nos choix. Avec la pollution du plastique, on est dans une problématique que tout le monde voit ; ce n’est pas comme la pollution atmosphérique. Chacun peut donc se sentir concerné. Il existe une problématique du recyclage à tous les niveaux : industriels, politiques, maires, pêcheurs, consommateurs… Il est dès lors possible de voir à quelle étape tu interviens dans ce processus en tant que citoyen : on est aujourd’hui beaucoup à être conscients qu’en achetant des produits sur-packagés, il y a 10 % de chance que le produit finisse sa vie dans l’océan.
Ça sent l’utilisation des data, ça ?!
Oui ! Et aussi la mise en situation de l’internaute : la participation ou, en tout cas, la personnalisation de l’expérience. Mettre l’internaute face à ses propres usages de consommateur-citoyen. J’impacte l’économie jusqu’à un certain point quand j’agis, dans le choix des articles que je lis, des réseaux sociaux que j’utilise ou des produits que j’achète. Il y a des choses intéressantes à faire avec cette idée.
Y aura-t-il l’intégration d’un point de vue ludique ?
Oui, on va aussi s’essayer à une forme de simulation en temps réel sur des données. Nous travaillons à un dispositif où l’internaute est localisé, et il peut ainsi avoir accès à des contenus personnalisés. Sur notre deuxième projet sur la migration numérique, le type de médias lus par l’internaute entre aussi dans la narration : la manière dont les articles sont partagés, comment ils sont consommés, fait partie du webdoc en lui-même. Ceci dit, nous verrons en développant l’interface jusqu’où nous allons avec la notion de gameplay. Nous sommes encore en développement sur ces deux projets.
Quel est le budget sur ce projet ?
Le budget est conséquent mais c’est un projet énorme ! C’est formidable que cela voie le jour. Les 15 partenaires européens ont chacun une activité différente et sont subventionnés par la Commission Européenne. La Commission finance aussi en grande partie le webdoc, qui peut à la fois s’appuyer sur les ressources des chercheurs et sur du contenu spécifique.
Avez-vous eu une aide du CNC ?
Non, pas sur ce projet. La Commission Européenne alloue une subvention, comme nous l’avions obtenue via le programme Média sur Boomtown. Nous n’avons pas vocation à promouvoir le travail de la Commission ; cette subvention est accordée aux projets qui permettent de dynamiser les échanges et la coopération entre les institutions européennes.
Le contenu sera-t-il adapté à la problématique de chaque pays ?
Oui, nous faisons une analyse structurelle différenciée. On intègre la réflexion sur la façon dont, à un moment donné, on prend conscience d’un problème qui pousse à changer de comportement. Tout cela est étudié par les sociologues. Nous, nous cherchons à comprendre leur travail et à en tirer une expérience pour le grand public. Ce qui est intéressant, c’est que les chercheurs eux-mêmes seront intéressés par le résultat du webdoc, sur la façon dont il sera utilisé.
Cela ressemble un peu aux projets de l’ONF, comme High Rise ou Ici chez soi…
Exactement, cela rejoint bien cette logique là. C’est un projet qui se déroule sur un temps assez long. D’une manière générale, quand on travaille sur nos propres projets, on aime avoir du temps pour faire les choses : deux ans entre l’embryon d’un projet et le début d’une diffusion, c’est un minimum.
Vous n’êtes pas intéressés par le fait de réaliser des projets plus rapidement, en quelques mois ?
On les réalise avec Klynt ou avec des projets de partenaires que nous accompagnons. C’est un luxe que de pouvoir prendre le temps sur nos productions : un luxe que nous essayons de conserver.
C’est Klynt qui, aujourd’hui, vous finance ?
Oui, par la vente de licences. Nous disposons de 400 clients dont un tiers sont des organismes de formation. Nous faisons aussi de la formation de formateurs. Par exemple avec Altermedia, pour qui nous suivons des projets en développement. Plus largement, on peut être amené à faire du conseil, mais toujours dans une logique de transfert de compétences, et non une logique d’agence. On préfère ne pas l’être : soit nous répondons à une commande, et nous gardons alors une liberté éditoriale avec la signature Honkytonk ; soit nous réalisons uniquement un accompagnement de projets, avec du conseil, de l’assistance technique mais nous n’écrivons pas le scénario et dans ce cas, nous sommes prestataires.
Notre idée au départ était de créer une boîte de production, pas de devenir éditeur de logiciel. C’est venu après, parce que nous ressentions la nécessité de travailler sur nos propres outils, pensés pour nous laisser une liberté. Nous avons fini par trouver un modèle économique autour de ce logiciel, en mettant en commun les compétences pour faire aboutir Klynt. Finalement, cette partie du travail ressemble à celle que l’on fait en tant que producteur : faire en sorte de réunir des compétences pour faire naître un projet.
Donc le modèle économique du webdoc reste compliqué ?
Il y a peu de guichets, et cela reste foncièrement des projets unitaires… mais j’ai envie de dire « tant mieux » ! Ça reste de l’ultra sélectif, il n’y a pas de « case » webdoc. De notre côté, nous sommes heureux d’avoir à la fois un projet avec France Télévisions et ARTE, c’est déjà beaucoup.
Parlons du deuxième projet sur la migration numérique…
C’est en fait un projet transmédia, conçu pour l’antenne et le web avec ARTE. Au départ, le projet est destiné à l’antenne : les auteurs, Philippe Kieffer et Marie-Eve Chamard, sont d’anciens journalistes de Libération qui ont beaucoup écrit sur l’état des médias. Ils sont d’ailleurs auteurs et producteurs avec leur société, Extro. Nous sommes arrivés après, sur l’écriture du projet web, en coproduction sur la partie développement, avec les réalisateurs du documentaire antenne. Il s’agissait d’être cohérent, et de proposer un regard complémentaire. Le projet antenne décrit le point de vue d’un journaliste qui raconte sa vision de la situation. Le webdoc, lui, donne beaucoup plus la main à l’internaute : l’idée est de leur faire raconter leur propre histoire par rapport aux médias.
Y a-t-il un « morceau de Klynt » dans ce projet ?
Nous n’avons pas du tout utilisé Klynt : la mise en production interviendra peut-être dans 6 mois, avec des outils qui seront certainement différents de ceux d’aujourd’hui. En fait, ces productions permettent de stimuler la créativité, de définir les fonctionnalités intelligentes qu’on peut ensuite intégrer dans Klynt. Nous avons toujours fonctionné comme ça : en débutant par la création, puis en mettant en place l’industrialisation par le logiciel. Klynt est né comme cela.
Y aura-t-il un aspect participatif pour l’internaute sur ce projet ?
Oui, là aussi, nous interrogeons la question du temps réel et de la personnalisation. Nous travaillons aussi sur des partenariats médias, des sites d’informations… Peut-être même à l’étranger : nous avons pensé l’architecture du projet pour qu’elle puisse être adaptée, par exemple pour The Guardian, en Angleterre. Nous les avons rencontrés au festival de Sheffield l’an dernier ; ils attendent que nous leur présentions un projet plus avancé. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’au développement.
Et le troisième et dernier projet ?
Le troisième projet s’appelle Le Grand Incendie, réalisé par Samuel Bollendorff et Olivia Colo. Ils s’intéressent à un phénomène récent et peu connu du grand public : les immolations volontaires. En France, une personne s’immole par le feu tous les 15 jours sur un lieu public. Samuel et Olivia se sont retrouvés confrontés à ce fait de société en travaillant sur un autre projet, et en ont rapidement saisi l’importance. Plus qu’un suicide, c’est un véritable sacrifice sur la place publique.
Le projet s’est enclenché très vite avec l’aide sélective du CNC et Boris Razon à France Télévisions. Depuis juin 2012, nous sommes en développement sur ce sujet qui est particulièrement sensible, et qui n’est pour le moment couvert par les médias que sous la forme de brèves dans la rubrique faits divers. Nous travaillons avec Adrian Gandour sur la conception du webdocumentaire.
Quand sortira-t-il ?
Plutôt à la fin de l’année.
C’est donc un projet basé sur la photo ?
Oui, Samuel Bollendorff souhaitait ce retour à la photo et travailler avec différents formats : de l’argentique, du numérique… C’est une évolution qu’on a faite ensemble. Samuel a touché à la vidéo sur des projets précédents, mais là, il revient à la photo, car sur un projet comme celui-là, la vidéo est vraiment délicate.
Vous ratissez assez large avec ces trois projets, autant sur le fond que sur la forme !
Oui. Avec Boomtown, nous voulions tester la dimension participative qui était très intéressante : travailler avec de la matière produite par le public, c’est difficile mais passionnant. La restitution de l’œuvre dans l’espace public est un point qui m’intéresse aussi beaucoup : organiser des projections, dans les quartiers, faire s’incarner une œuvre web dans l’espace physique, c’est une chose qu’on a envie de faire. Parce que le plaisir de la salle de cinéma est incomparable.
Sur les projets que nous menons, nous avons la chance, et c’est la première fois, d’avoir le temps et le budget pour le développement. Que ce soit pour le webdoc sur la migration numérique ou pour Le Grand Incendie, le CNC, ARTE, France Télévisions sont là. Cela permet d’avoir un confort de travail, qui reste exceptionnel. France Télévisions produit quand même moins de dix projets de webdoc dans l’année. Je pense d’ailleurs qu’ils aspirent à réaliser moins de projets, mais de les faire mieux et avec plus de temps.
Avez-vous vu des projets qui vous ont enthousiasmé récemment ?
J’ai vu Question Bridge, qui a été primé à Sheffield et qui met en scène la communauté noire de Chicago [Arnaud Dressen faisait partie du jury de l' »Innovation Award », NDLR]. Le dispositif face caméra à plusieurs écrans est très intéressant. L’œuvre paraît interactive parce que, dans l’espace physique, tu passes d’un témoignage à l’autre simplement en tournant la tête. Recréer cette expérience du changement de point de vue dans l’espace physique, c’est bien pensé. Et puis, c’est finalement très simple comme dispositif : on s’aperçoit que les projets simples, mais de qualité, rajoutent quelque chose en fait. Dans un monde complexe, technologique, en définitive, la simplicité surprend.
A suivre…
Propos recueillis par Nicolas Bole
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