Seconde partie de l’entretien qu’a accordé Hugues Sweeney à Nicolas Bole pour Le Blog documentaire.
Le directeur du studio des productions interactives de l’ONF évoque ici les questions inévitables que se pose chaque créateur ou producteur de webdoc : la délinéarisation, le financement, la mesure d’un succès d’audience. On y parle aussi création, expérimentation et innovation – trois mots qui caractérisent bien ce vent frais venu du Québec qui souffle sur le web.
Une parole toujours aussi précieuse, quelques temps après la sortie de « Rouge² », nouvelle fresque interactive de l’ONF pour laquelle Sweeney refuse le mot de « webdoc »…
Le Blog documentaire : L’ONF s’intéresst-il aux outils d’aide à la narration (3WDOC, Klynt, Djehouti) ?
Hugues Sweeney : La grande tradition de l’ONF, c’est de créer des œuvres uniques avec un point de vue artistique et éditorial fort. En ce sens, chaque projet est un recommencement. On cherche à renouveler l’expérience de l’internaute, même sur des projets courts, qui n’utilisent que la photographie par exemple. On ne réinvente pas l’interactivité à chaque fois pour autant, mais la valeur de l’ONF réside dans le fait d’opérer sur chaque projet une fusion entre la forme et le contenu.
Quelle est la méthode de travail de l’ONF sur les productions interactives ?
C’est un peu un travail « hippy » ! En tout cas, un travail collectif. Si le projet émane d’un auteur, l’ONF va l’encadrer pour l’accompagner dans son processus de création. Si l’idée vient de nous, alors l’œuvre est totalement collective. Nous sommes tellement aux balbutiements de nouvelles façons de raconter des histoires qu’on doit continuer à défricher. Chaque projet est une opportunité de recherche, et devrait être vu comme un prototype.
Quelle est la part, dans les projets que vous produisez, de ceux qui sont initiés à l’extérieur de l’ONF ?
Actuellement, le ratio est d’un projet venant de l’extérieur pour cinq amorcés en interne. A terme, le but est d’arriver à l’équilibre, 1 pour 1. Parmi les propositions hors-ONF, on va chercher des créateurs qui ont des démarches fortes dans leur pratique artistique, mais qui n’ont pas forcément pensé la question de la forme. Lorsqu’ils poursuivent déjà une démarche créatrice dans leur propre art, notre rôle consiste à les amener ailleurs, du point de vue de l’expérience.
Existe-t-il au Québec des ponts entre documentaristes dits « classiques » et webdocumentaristes ? En France, les deux mondes ne communiquent pas encore beaucoup…
Nous ne sommes pas plus avancés au Québec qu’en France. D’après les rapports que j’entretiens avec UPIAN, France Télévisions ou Arte, on en est à peu près au même point. Nous assistons à un changement qui s’inscrit sur le long terme. Pour autant, nous ne sommes pas témoins d’une mutation fondamentale du documentaire ; c’est seulement le documentaire qui emprunte d’autres formes. Pour moi, le documentaire, ce n’est pas 24 images par seconde, mais une interprétation artistique du réel : celle-ci peut se faire avec des images et du son, de l’infographie, simplement du son… La radio est un média incroyable, invisible, qui permet à tout un chacun de construire un imaginaire très fort. La particularité du web, c’est qu’on peut construire un documentaire avec tous les médias et provoquer une interaction avec un public impliqué dans le processus. Mais le film documentaire classique de longue durée continuera d’exister.
La délinéarisation est-elle, selon vous, indissociable du webdocumentaire ?
Je pense que c’est une dérive conceptuelle. On dit « interactivité », comme « transmédia » : ce sont des mots fourre-tout. Je ne sais pas ce que ça veut dire ! Le dernier en date, c’est « gamification » qu’on entend partout… Le seul dénominateur commun de l’interactivité, c’est que l’usager est activement impliqué dans l’expérience. Peu importe comment ou à quel niveau : ça peut juste être à partir d’un mouvement de souris [comme dans Blabla,NDLR], par la biométrie, par une création vidéo réalisée par 2.000 participants… Le degré d’interactivité ne dit pas si le projet est bon ou mauvais. On doit chercher le niveau d’interactivité pertinent pour ce qui est raconté.
Ce n’est donc pas une nécessité, même si, à l’ONF, l’usager doit faire partie de la narration. Mais à quel niveau, ça, c’est propre à chaque projet. Nous créons une palette d’interactions très large, parce que ce n’est pas parce que c’est plus complexe que c’est mieux. Il est vrai que nous concevons le web avant tout comme un mode de création et d’expériences narratives avant de le voir comme un mode de diffusion.
Doit-il exister une mesure uniforme du succès d’une œuvre, comme l’audimat à la télévision ?
C’est une bonne question, qu’on se pose nous-mêmes d’ailleurs. Nous nous adressons à 7 millions de francophones au Canada, et quand on dépasse 125.000 visiteurs sur une œuvre, on considère que c’est un succès. Mais il y a aussi et surtout un défi à développer un public sur la durée, d’un projet à l’autre. Le web est un média en évolution. On n’est plus dans une logique de grille, comme à la radio ou à la télévision, où l’audimat est calculé par tranches. On doit convertit l’audience d’un programme à l’autre et ce, avec des œuvres uniques dotée d’une esthétique très forte et une interface à chaque fois différente. La question est donc de savoir comment on crée passerelles entre les œuvres, pour proposer une forme de portfolio d’œuvres.
L’autre critère de succès, c’est d’arriver à dépasser les 10 minutes de visionnage. Au-delà de ce laps de temps, les internautes quittent leur zone de confort, entrent dans un univers de réflexion, et se confrontent à des expériences suggérées pas des choses qu’ils n’ont pas l’habitude de voir dans leur quotidien.
Venons-en à l’inévitable question du financement… Comment arriver à rendre cette économie pérenne ?
La question n’est pas réglée, loin de là. On ne sait même pas ce que sera le modèle économique. L’industrie commence à s’intéresser à tout cela, et à regarder ce marché. Ils veulent trouver des façons de donner une cohérence aux mesures d’audience pour arriver à déterminer le succès d’une œuvre. Mais c’est loin de faire l’unanimité partout, il s’agit d’un véritable enjeu d’industrie.
Et puis, on observe une inadéquation entre les discours et la pratique. Dans le discours, on entend : « Les nouvelles plateformes, les réseaux sociaux, c’est l’avenir ». Mais dans les faits, le changement de processus de production qu’implique la création interactive et le déplacement de ressources qu’elle génère ne sont pas encore bien ancrés dans les façons de faire. A l’ONF, quand le modèle de financement du documentaire a été transformé il y a 2 ans, avec une obligation de créer un volet multimédia pour les œuvres qui ne soit pas uniquement du streaming, il y a eu une levée de boucliers. C’est normal, cela change des façons de travailler pour la plupart des sociétés installées.
Quel est le paysage montréalais de la création web ?
Il existe la « Cité du multimédia« , qui encourage une mobilisation importante de l’industrie dans le vieux Montréal. C’est une vraie force d’attraction. Le jeu vidéo est également un pôle important de création. Le Québec possède une longue histoire de la PME : notre économie repose en partie sur elles. Ces petites entreprises sont flexibles et créatives. Par ailleurs, Montréal abrite un grand nombre de créateurs et de talents dans le domaine de l’animation ou des effets spéciaux.
Cela dit, ce qui se passe aujourd’hui avec le web n’est pas nouveau au Québec : il faut se rappeler que l’ONF a inventé le cinéma direct, et a cultivé une tradition d’innovation dans le documentaire et l’animation. Travailler aujourd’hui sur les productions interactives, c’est d’une certaine manière consolider l’avenir.
A l’ONF, nous sommes privilégiés car on est financé à 100% par Patrimoine Canada, qui est un organe du ministère fédéral de la culture. Cette agence gouvernementale nous donne mandat d’innover et d’amener le secteur de l’audiovisuel dans d’autres univers. Mais tout cela est encore nouveau dans l’imaginaire collectif. Les diffuseurs investissent, mais pas beaucoup…
S’agissant de la diffusion des œuvres justement, on voit de plus en plus de médias diffuser des webdocs. Est-il si facile de parler de l’actualité par le biais de ce genre ? L’immédiateté de l’information, la nécessité de sa rapidité ne vient-elle pas en contradiction avec le recul nécessaire au documentaire ?
C’est drôle car là aussi, c’est une question qu’on se pose. Le web pose la question de la forme courte. On a beaucoup de difficultés à penser un projet qui soit à « courte vue », plus concis, plus direct qu’un documentaire.
Je pense qu’on n’a pas forcément besoin d’attendre trois ans pour réaliser un documentaire qui ait du recul sur un événement. Le documentaire veut toujours se démarquer du reportage en adoptant un point de vue et du recul. Il existe aussi pour susciter une réflexion. Mais je crois qu’il est possible de proposer cette démarche, ce recul pendant qu’un événement se déroule. La photographie s’adapte bien à ce type de démarche, proche du quotidien. En ce moment par exemple, la crise sociale que traverse le Québec suscite un débat philosophique en direct, au-delà des faits. Il est donc possible de réfléchir sur l’instant.
Ceci dit, la vraie question que l’on se pose tout le temps, c’est de trouver deux vitesses au documentaire. D’être capable de produire et de diffuser rapidement et aussi, pour d’autres projets, de préserver une capacité à prendre son temps. Je souhaite de tout mon cœur que, dans 300 ans, il existe encore des longs métrages qui nous entrainent dans un univers.
Propos recueillis par @Nicolasbole
Plus loin…
– Hugues Sweeney – La production web à l’ONF #1
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