Le Blog documentaire avait annoncé il y a peu la tenue de « Storytelling online », l’une des premières conférences sur les nouvelles écritures jamais organisée à Berlin. C’était du 6 au 8 juin dernier. Eh bien, l’heure du compte-rendu est venue. Voici donc ce que nos voisins allemands savent faire de mieux en matière de nouveaux médias. Tour d’horizon des rencontres, des points de vue et des possibles, avec Mathilde Benignus.
Berlin est une ville étonnante. Trop grande à embrasser au premier abord, elle rapetisse dès lors qu’on a rendez-vous quelque part et qu’on y vient tous les soirs. Alors, cet endroit devient son chez soi. C’est un peu ce qui s’est passé lors des trois jours de ce Storytelling Online, organisé par Tawan Arun, Frédéric Dubois et Alex Jordan. Trois soirées de rencontres, de présentations et de débats autour d’un genre encore assez mal défini outre-Rhin.
Pendant ces trois soirs, la salle était pleine à la Brotfabrik, un lieu qui accueille cinéma, théâtre et salle d’exposition. Un public mélangé d’étudiants de l’école des Beaux-Arts voisine, de journalistes, de réalisateurs ou de photographes et de quelques curieux habitués du lieu. L’occasion de rencontrer trois personnes pour mieux cerner le genre webdocumentaire tel qu’il émerge en Allemagne :
– Florian Thalhofer, défricheur du genre avec sa plateforme Korsakow et premier webdocumentariste allemand à avoir été produit par ARTE Allemagne ;
– Daniel Nauck, fondateur de 2470 Média, un studio multimédia berlinois qui voit l’avenir des médias classiques allemands passer par le webreportage ;
– Frédéric Dubois, co-organisateur de la manifestation, à ses heures décodeur de la scène webdoc allemande et fin analyste de ses problématiques de financements.
L’un des tout premiers webdocumentaires allemands est donc à attribuer à un développeur et auteur allemand : Florian Thalhofer.
Il y a 15 ans, il a créé le programme Korsakow pour obtenir son diplôme de fin d’études. Dès le départ, le projet est conçu pour que d’autres étudiants non programmateurs puissent l’utiliser pour tester de nouvelles manières de raconter des histoires. Et ça marche encore aujourd’hui ! Depuis le Canada, les États-Unis, l’Australie ou le Brésil, des étudiants mais aussi des professeurs d’écoles de cinéma ou de journalisme l’utilisent gratuitement. Le créateur de Korsakow défend cette visée éducative : « Il est important que de futurs réalisateurs ou journalistes puissent avoir la possibilité d’expérimenter les récits non linéaires au cours de leur apprentissage. Ils ont souvent des cours à ce sujet mais, avec Korsakow, ils peuvent mettre la théorie en pratique. Je crois sincèrement que ça permet d’ouvrir les esprits : les jeunes auteurs acquièrent ainsi une autre vision des possibilités narratives. Cela va à rebours du discours de la presse en général, qui fabrique ses vérités, forcément réductrices et simplistes ».
C’est dans cette veine qu’il a conçu l’un de ses derniers projets Das Geld und die Griechen (L’argent et les Grecs). Il s’agissait d’aborder différemment les questions d’actualité brûlantes traitées dans les médias allemands. Accompagné de sa compagne d’origine grecque, Florian Thahofer est parti à la rencontre des opinions grecques et allemandes sur l’argent et la crise, en privilégiant la pluralité des points de vue. La complexité des paroles réunies se combinent pour créer un ensemble assez représentatif.
Florian Thalhofer défend ainsi une autre approche du réel, une approche où l’auteur est au cœur même du projet : « L’auteur du film multimédia mise sur les correspondances qui se jouent entre plusieurs réalités proposées dans son œuvre, et sa propre vision doit être incluse dans le projet. C’est fondamental. Je veux que le spectateur sache qui se trouve derrière chaque projet. Quelle est l’approche de l’auteur, et comment traduit-il son point de vue ? Si je ne vois pas l’auteur derrière le projet, j’en arrive vite à me demander quelle partie de l’histoire on a choisi de me cacher sans que je le sache. »
Cette approche rend les coproductions avec les chaînes de télévision ou les journaux très difficiles. « Ici en Allemagne, les chaînes essaient de gommer au maximum la perspective de l’auteur. C’est absurde. C’est comme faire un film documentaire sans jamais montrer qu’on fait un film. On a pourtant besoin de l’auteur pour comprendre ce qui est subjectif dans le film. Sinon, c’est du formatage. Et c’est bien l’un des atouts de la branche web qui n’est pas encore formatée comme le reste.»
Un constat qui pousse le créateur de Korsakow à trouver d’autres voies plus praticables pour le genre, notamment le théâtre avec les Korsakow Show dans lesquels des philosophes ou des politologues sont invités à commenter les images de webdocumentaires en interaction directe avec le public. Il est vrai que le théâtre ou les arts plastiques ont depuis longtemps compris l’intérêt du récit non linéaire. Une chance pour ces nouveaux auteurs qui l’expérimentent sur le web. Vergessene Fahnen (Drapeaux oubliés) constitue un bon exemple de projet Korsakow qui a suivi cette autre voie.
En 2007, juste après la coupe du monde de football qui s’est tenue en Allemagne, Florian Thalhofer et la photographe Juliane Heinrich ont parcouru leur pays à la recherche de drapeaux allemands et de leurs propriétaires. Ce webdoc original propose un questionnement sur l’identité nationale et sur la façon dont chacun la gère, lui donne du sens ou préfère l’oublier. Le projet a d’abord été montré sur le site du Goethe Institut, puis sous forme d’exposition à Amsterdam, jusqu’à se faire une place de choix au Musée de l’Histoire allemande (Haus der Geschichte) de Bonn. Un beau parcours, donc, qui montre que le webdoc peut trouver des prolongements intéressants hors du web.
Si des créations comme Korsakow vont jusqu’à transcender les frontières du web avec des projets pluridisciplinaires, d’autres font plutôt le choix d’adapter leurs créations aux médias préexistants, presse ou télévision. C’est le parti-pris engagé dans les webreportages de 2470 Média.
Daniel Nauck, l’un des auteurs de Berlin Folgen (Episodes berlinois) et fondateur de 2470 Media, vient du milieu de la photographie de reportage. Il part de plusieurs constats, qui ont motivé la création de 2470 Média. D’abord, une raison très pragmatique liée à sa profession : « C’était comme si le métier de photographe était en train de mourir. La télé avait pris le relais pour raconter des histoires avec des images. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer aujourd’hui avec le web. Notre rôle est de veiller à ce que les images restent fortes, peu importe le média. Il fallait finalement rendre le photo-reportage compatible avec le Web 2.0 ! ».
Avec un groupe de collègues venus du photo-reportage et de la radio, il fonde 2470 Media, du nom d’un objectif utilisé aussi bien pour le grand angle que pour le portrait. Un objectif qui convient à ce qu’il veut mettre en place : « Le but est de raconter des histoires fortes, hors du commun, avec des moyens simples et dans un esprit de participation du public ». Participation, et non pas interaction, le mot résume bien le dernier projet porté par 2470 Media. Berlin Folgen, c’est plus de 80 portraits de Berlinois présentés sous forme de reportage photo-filmique. Chaque protagoniste est d’abord introduit par une vignette et un titre : « Gero le sans-abris », « Kristin la cordonnière », « Laura la féministe », etc. Une courte biographie accompagne chacune des vidéos, comme une définition. Un portrait mosaïque d’une ville par ses habitants, donc…
Il y a deux ans, le projet a été créé en coproduction avec le quotidien berlinois TAZ, qui a publié et financé les 50 premiers épisodes. Forts du succès de la diffusion, les créateurs se sont tournés vers le crowdfunding et ont ainsi réussi à financer 50 portraits de plus. Pour la troisième phase du projet, les créateurs de Berlin Folgen ont tout bonnement demandé au public de leur donner des pistes de sujets et de protagonistes. Une idée qui illustre un constat sur la situation des médias en Allemagne : « Les grandes chaînes publiques allemandes ont un problème : leur public vieillit, et elles ont perdu leur capacité à être proches des gens, notamment les jeunes. Elles ne reflètent plus la société telle qu’elle est aujourd’hui. En même temps, il y a de moins en moins d’argent pour le grand reportage de société. Nous apportons des solutions à ces deux problèmes. Nous croyons au fait que l’impulsion viendra de petites sociétés comme la nôtre, qui pourront faire changer les choses à l’intérieur des grandes chaînes ou des grandes éditions. Car nous avons la force créative, nos structures sont plus légères et les gens viennent à nous plus facilement que vers les médias publics traditionnels ».
Ces deux points de vue peuvent résumer les deux écoles allemandes, entre défricheurs de webdocumentaires et partisans du webreportage. Et pour mieux comprendre les racines de ces deux courants, rien de tel qu’un regard étranger qui connaît le milieu du webdoc allemand comme sa poche.
Frédéric Dubois est auteur et producteur canadien, co-organisateur du Dok Net Lab au festival documentaire de Leipzig. Il a longtemps travaillé à l’ONF, lorsque l’institution lançait ses premiers projets de webdoc – Parole citoyenne ou Trou Story. Aujourd’hui installé à Berlin et parfaitement bilingue, Frédéric Dubois dresse un portrait des projets transmédias en Allemagne en insistant sur le sous-financement du secteur.
Selon lui, le constat est simple : les structures de financement ne sont tout simplement pas encore mûres pour le genre. Malgré les premières œuvres, malgré le nombre croissant de festivals ou la multiplication des réseaux naissants de transmédia, le webdoc reste un objet rare. Une différence qui s’explique culturellement et politiquement. Le webdocumentaire est plus reconnu dans les pays francophones ou scandinaves : « Des structures comme le CNC en France ou l’ONF au Canada ont pris des risques et ont peu à peu aidé à structurer le webdoc. On est passé du genre « tendance« à une vraie pratique de l’expérimentation, de la prise de risque, du laboratoire artistique créé spécifiquement pour le web. » Le problème en Allemagne, c’est que les fonds de soutien pensent toujours le web uniquement sous la forme d’une association avec une diffusion à la radio ou à la télévision. « Ces dernières ont plutôt peur du web, elles le voient comme une menace, d’où l’idée de le « contrôler ». Elles font ainsi pression sur les bailleurs de fonds afin qu’ils ne financent que des projets qui se rapportent directement aux programmes télé ou radio, des projets qui vont recycler de la matière audiovisuelle pour justifier le système télévisuel allemand ! ».
Pourtant, à première vue, il existe bien une structure qui porte le nom prometteur de Medien Innovation Zentrum (Centre pour l’innovation des médias) créé il y a trois ans dans la région de Berlin-Brandebourg. Mais le but du centre est encore clairement d’attirer les jeunes créatifs afin qu’ils créent de nouveaux formats qui vont bénéficier à… la radio télévision allemande. Il n’existe donc pas de financements spécifiques au web.
Un attachement viscéral aux médias classiques qui s’explique, selon Frédéric Dubois, par le fait que la culture du web en Allemagne est différente de celle que l’on trouve en Amérique du Nord par exemple, où le web est perçu comme un média innovant, porteur d’opportunités de création. « En Allemagne, le web a tendance a être considéré comme un espace de diffusion et non de création. Comme un ersatz, un complément de la presse écrite par exemple. La plupart des journaux ont une rédaction web basée à Berlin, mais qui fonctionne encore surtout en miroir de l’écrit. » A l’exception notable de certains, comme le Zeitonline, le Spiegelonline ou le Faz. Frédéric Dubois nuance pourtant cet engouement : « Ce n’est pas réellement ce que nous considérons comme du webdoc. Dans leur cas, il s’agit plus de webreportage. »
A la suite de ces trois jours de rencontres et d’entretiens, après avoir essayé de cerner la production de webdocs à l’allemande, quelques souhaits émergent… Que des chaînes comme ARTE, par exemple produisent aussi des webdocumentaires d’auteurs allemands, que des sociétés de production ambitieuses comme Narrative (représentée par Cécile Cros lors de ce rendez-vous à Berlin) puissent voir le jour en Allemagne et que les projets d’auteurs en développement puissent bénéficier d’appuis similaires à ceux proposés par le CNC ou l’ONF. Une chose est sûre, cependant : ce ne sont pas les idées qui manquent en Allemagne…
Mathilde Benignus
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Note
Mathilde Benignus est une jeune réalisatrice de documentaires installée en Allemagne. Elle travaille notamment sur des films pour les chaînes ARTE et ZDF, tout en développant ses propres projets de courts et moyens métrages. Les nouvelles formes de narration et les œuvres transmédia, comme le théâtre documentaire et les webdocs, la passionnent…
Il est passionnant cet article, cela donne envie d’aller faire un tour du côté de nos voisins allemands ! Merci à la jeune réalisatrice Matilde!
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Excellent article, longue vie à ce blog!
Cordialement,
Sophie.
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