Place au vélo ! Le Blog documentaire s’intéresse ici à l’une des deux récentes initiatives qui a utilisé la bicyclette comme mode d’approche du Réel. Il y a eu La Campagne à vélo… Il y a aussi Paroles de conflits, réalisé par Raphaël Beaugrand. 10.000 kilomètres et 8 pays parcourus entre Srebrenica et Hiroshima. Rencontre ici avec celui qui s’est lancé sur la route des dernières guerres qui ont déchiré l’Europe et l’Asie… Le webdoc est notamment diffusé sur RFI.
Le Blog documentaire : Comment est née l’idée de ce projet ?
Raphaël Beaugrand : J’ai vécu en Chine en 2006. J’ai commencé à travailler au Point en 2007. Je voulais aller en Chine en vélo (c’est vraiment ma passion) dans le cadre de mon travail pour couvrir un sujet qui me passionne également : les conflits de la deuxième moitié du XXème siècle et les personnes qui ont survécu à ces conflits.
À mon sens, le journalisme devient intéressant lorsqu’il s’intéresse à ceux qui sont peu médiatisés. Leur donner la parole est important pour essayer de prévenir d’autres conflits.
Le webdocumentaire ne s’intéresse pas à un conflit en particulier mais à ce qu’il advient aux victimes qui survivent aux conflits. Je voulais raconter la vie des victimes avant, pendant, après le conflit. Je voulais aussi connaître leurs espoirs pour le futur. Aucun d’entre eux ne m’a dit ne plus avoir d’espoir. Le point commun entre les victimes des huit conflits que j’ai interrogées, c’est l’espoir. La vie est plus forte malgré tout ce qu’elles ont subi.
Comment le parcours a t-il été défini ?
L’idée était donc de parcourir la plaque eurasiatique en vélo de Srebrenica à Hiroshima, à la rencontre de ceux qui ont vécu les conflits. Ces deux villes encadrent le webdocumentaire géographiquement et historiquement. Srebrenica, en 1995, représente le plus grand génocide depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Entre les deux, je voulais aller dans des pays qui ont connu la guerre mais dont les conflits restent peu connus. J’ai aussi évalué les risques, je ne pouvais pas partir au Kirghizstan ou en Afghanistan, c’était trop dangereux. Mais Srebrenica et Hiroshima représentent les deux points principaux du webdocumentaire dans lesquels j’ai recueilli les témoignages les plus poignants.
Je m’arrêtais 15 jours dans chaque capitale. Je savais que je devais tourner 20 portraits « face à face » et un portrait de famille. Une fois que j’avais réalisé ces portraits, j’envoyais mes cassettes en France pour éviter les pertes et les casses et je repartais. Nous avions déterminé un schéma de tournage en amont avec mon producteur de FatCatFilms. J’avais repéré les personnages clés grâce aux dépêches AFP que je recevais en lien avec l’actualité de ces régions. J’ai donc fait une présélection de ces figures clés des conflits qui m’intéressaient. Une fois sur place, j’ai bien sûr été orienté à chaque fois que j’expliquais mon projet.
Pourquoi avoir choisi de partir en vélo ?
Je suis vraiment fan de vélo depuis que j’ai 18 ans. Quand j’étais au Point, j’ai réalisé deux sujets de reportage : un dans la jungle de Calais pour aller à la rencontre des réfugiés afghans et un dans les bidonvilles franciliens. À chaque fois, j’y suis allé en vélo et je me suis rendu compte que les gens m’accueillaient plus facilement. J’arrivais seul sur mon vélo avec mon appareil photo et pas avec une équipe de tournage de cinq personnes. Cela suscite l’accueil, l’humilité, la sympathie et forcément ça délie les langues.
Comment gérer techniquement un projet comme celui-là, lorsqu’on est seul sur les routes ?
Comme je le disais, à chaque fois que je partais d’un pays, j’envoyais mes cassettes à Paris. L’équipe de FatCatFilms dérushait et m’envoyait son avis. Ils me donnaient des conseils (prendre un pied, éviter les zooms/dézooms). De mon côté, j’ai eu quelques soucis techniques. Je n’ai pas eu un pied tout de suite. J’en ai eu un en Ukraine mais il s’est cassé en Géorgie. Ma caméra s’est cassée en Azerbaïdjan.
En revenant, nous avons commencé à traduire toutes les vidéos. Sur place, je faisais les interviews avec un traducteur. Il me traduisait l’essentiel de ce que les gens avaient dit à la fin des interviews car je ne voulais pas une traduction instantanée. En fait, je n’ai compris la teneur de tous les propos que j’avais recueillis seulement huit mois après, une fois rentré à Paris.
Comment le projet a t-il été financé ?
Nous n’avons reçu aucune aide financière institutionnelle. C’est d’abord un travail entre amis. Seule la collecte KissKissBankBank a pu nous aider à financer une partie du projet. Je la faisais sur la route et cela me poussait à continuer et à concrétiser le webdocumentaire. C’est un vrai moteur, les gens t’attendent. On ne pouvait pas faire marche arrière. Mais en même temps, c’est un projet produit entre amis. Nous avons réussi à le faire sans financement mais c’est une exception.
Pourquoi avoir fait un documentaire et un webdocumentaire ?
Le problème du webdocumentaire est son caractère encore hybride. Les diffuseurs ne sont pas toujours enclins à s’engager dès le début.
Dans notre cas, Capa a voulu co-produire ; ils ont trouvé une chaine pour a diffusion. Mais le CNC n’a pas suivi car le tournage était bientôt terminé. Capa s’est donc retiré en nous mettant en lien directement avec la chaine Toute l’Histoire.
L’idée de base était de faire un webdocumentaire mais, sans le documentaire de 90 minutes, nous n’aurions peut-être pas pu faire le webdoc. Le schéma traditionnel a repris le dessus mais nous avons quand même fait en sorte que la diffusion des deux formats ait lieu en parallèle, à la télévision et sur internet.Êtes-vous satisfait du résultat pour ce premier webdocumentaire ?
Oui, je suis très satisfait du résultat. Nous avons fait des choix, peut-être contestables mais au moins nous avons une identité. Par exemple, l’internaute ne peut pas aller en arrière sur la vidéo. En revanche, on lui permet de revenir au début ou de changer de contenu avec le bouton « skip ». Il y a aussi des bonus que je n’ai pas pu intégrer dans le 90 minutes mais qui sont sur le webdocumentaire (des tournages dans des musées, des mémoriaux de guerre).
Ce qui est intéressant avec le webdocumentaire et le métier de journalisme, c’est la possibilité de mêler trois médias : le son, la vidéo et le texte. L’internaute peut aller lire des textes complémentaires s’il n’a pas bien compris un point historique sur un des conflits, par exemple. Le web, c’est l’outil magique pour rendre compte de toutes ces histoires que je voulais raconter.
Quels sont tes prochains projets ?
Quand la situation sera un peu plus stable, j’aimerais réaliser un volume 2 de Paroles de Conflits entre Tunis et Le Caire, toujours en vélo.
Propos recueillis par Sibel Ceylan