Il est l’un des réalisateurs italiens les plus intéressants du moment. Méconnu, Yuri Ancarani voyage à travers le monde pour filmer ses documentaires. D’un émir qatari (« The Challenge ») à un chef de chantier dans une carrière de marbre de Carrare (« Il Capo »), il s’attelle avant tout à partager des histoires. Avec son propre regard. Son nouveau film, « San Vittore », est actuellement présenté à l’IDFA. Rencontre.
Le Blog documentaire : Il est difficile de classifier votre travail, vos films. Est-ce une volonté pour éviter d’être catégorisé dans un genre ?
Yuri Ancarani : Non, ma première volonté est avant tout d’expérimenter. C’est ça qui m’intéresse. Et l’Italie est un laboratoire de recherches important. Je n’ai pas eu une formation classique car j’ai fait l’Académie des arts avec une thèse sur les arts visuels. Quand j’ai grandi, dans les années 80, la télévision, les clips et la publicité ont émergé avec un bombardement d’images. J’ai alors voulu faire du cinéma en m’appuyant sur les nouvelles manières de produire ces images.
Si l’Italie est un laboratoire pour la recherche visuelle, qu’en est-il alors de la place des réalisateurs italiens dans le cinéma d’aujourd’hui ?
Je me sens très italien mais pas forcément « réalisateur », car cela renvoie à une conception traditionnelle du cinéma. A mon sens, on cherche trop souvent à se référer à ce qui a été (brillamment) fait auparavant. Alors que l’on doit continuer à innover. Au risque de se sentir parfois un peu seul. Par exemple, pendant un tournage, je sais qu’au bout d’une dizaine de jours viendra le moment fatidique où mon équipe me demandera : « Quand est-ce qu’on fait un film ? » (rires).
Et la perception à l’étranger ?
Je peux dire qu’elle est plutôt bonne. C’est notamment à l’étranger qu’on trouve le moyen de faire produire nos œuvres. Mon dernier film sera par exemple une coproduction italo-franco-américaine. C’est déjà une belle reconnaissance du travail de recherche visuelle qui se fait actuellement en Italie que de réussir à atteler des producteurs étrangers à son projet. J’espère que tout se passera bien. Au moins la production sera elle aussi un acte expérimental.
Il y a donc un vrai courant de cinéma expérimental en Italie actuellement ?
Oui, il y a beaucoup de travaux intéressants en ce moment, mais malheureusement aucune structure forte pour les accompagner. Cela manque. Il n’y a pas de soutien dans le processus de création, surtout lorsque l’on cherche à faire quelque chose de différent.
Vous parvenez pourtant à présenter des œuvres différentes dans leur forme, et ce, sur le territoire italien. Je pense à la trilogie The roots of violence, qui a été exposée au Château de Rivoli, et qui évoque un parallèle entre l’architecture et les racines de la violence sociale…
J’ai eu la chance de gagner un concours pour montrer ces trois films là-bas. San Siro évoque le stade de Milan lors des préparatifs d’un match, là où San Vittore a pour cadre une prison, et le dernier San Giorgio, une banque. Le but était de filmer des bâtiments qui représentent notre mode de vie contemporain sous un jour nouveau.
San Siro – © Yuri Ancarani
En effet, votre manière de filmer semble très inspirée de l’architecture, avec des plans symétriques ou des prises de vues aériennes notamment. Est-ce une volonté de montrer des hommes seuls face à leurs propres créations ?
Pour répondre, je vais citer une phrase du fondateur de l’Académie où j’ai étudié à Milan : « Nous vivons dans un environnement où tout a déjà été pensé ». Cela te fait comprendre à quel point il est important d’analyser pourquoi certaines choses ont été conçues ainsi. C’était mon point de départ. Pourquoi notre société est ainsi faite ?
Vous avez cette thématique d’ancrage dans le réel pour mieux le dépeindre, mais paradoxalement aussi celle du surnaturel avec un film comme Seance où vous filmez une médium qui parle à Carlo Mollino, défunt architecte de génie turinois.
C’est quelque chose qui me passionne. Réussir à capturer quelque chose d’irréel, d’intangible, c’est évidemment très dur à réaliser. Le processus de création du film Seance est tout autant inexplicable. Je me demande encore comment je l’ai fait. Disons qu’un bon réalisateur est celui qui arrive à placer sa caméra au bon endroit et de la manière la plus rapide possible.
Et à être présent au moment opportun…
Oui. Dans ce cas précis, j’avais été commissionné à Turin, une ville empreinte de surnaturel. J’avais rencontré Fulvio Ferrari, historien de la vie de Carlo Mollino et gardien de sa dernière demeure, qui m’avait indiqué avoir beaucoup de questions pour ce dernier. Et évidemment très peu de réponses en retour. Il avait alors appelé une médium pour remédier à ce problème. J’ai appelé à mon tour mon producteur pour lui parler de cette opportunité : « Ecoute, il y a de fortes chances que le projet échoue, c’est une histoire de fous, mais je sens que je dois le faire.« Il a donné son accord, et deux jours plus tard je me suis retrouvé à filmer cette femme conversant avec un fantôme à qui l’on avait dressé le couvert.
Séance – © Yuri Ancarani
Le tournage n’a donc duré qu’une soirée ?
Une soirée pour la conversation, oui. Mais après m’être renseigné sur l’histoire de Carlo Mollino, l’architecte turinois, je me suis rendu compte qu’il avait conçu la maison dans laquelle on avait tourné comme son propre tombeau, à la manière d’un pharaon égyptien. J’y suis donc retourné pour prendre des prises de vues et faire comprendre la perception spatiale du lieu. Ce fut pour moi un moyen d’ancrer le spectateur dans le réel et ainsi mieux dissocier la partie « surnaturelle ». Le laissant croire à ce qu’il veut, ou préfère.
Et vous, personnellement, qu’avez-vous ressenti ?
J’ai passé trois jours de tournage incroyables avec une très forte intensité dramaturgique. A la question de savoir si j’ai ressenti le côté surnaturel sur le moment, la réponse est non. Puis je suis rentré à Los Angeles pour faire le montage. Et c’est en revisionnant les images que j’ai vu que la medium semblait dans une dimension à part. Un aspect que j’avais complètement omis, trop préoccupé par le tournage. En la voyant fermer les yeux, comme habité par Mollino lui-même, ce fut fantastique. C’est à ce moment que j’ai compris comment monter le film.
Un autre réalisateur italien qui a cherché à filmer l’irréel, également à Turin, c’est Dario Argento. Qui vous a notamment remis le prix spécial du jury « Cineasti del presente » au festival de Locarno pour The Challenge. Quelle a été son influence pour vous ?
Pour moi, le rencontrer fut incroyable. Symboliquement, Dario Argento est le maître de l’horreur, et quand je réalise des documentaires je considère que j’ai une connexion importante avec lui car je représente la réalité. Et aujourd’hui, c’est la chose qui fait le plus peur.
Ah ?
Mais ça aurait pu me plaire, peut-être, de faire des fictions avec des acteurs hollywoodiens. (rires)
Pourtant vos films sont tout autant intéressants. Il y a quelque chose de fascinant, d’hypnotique qui nous force à les regarder. Qui parle à l’imaginaire collectif dans un sens…
Pour moi, l’image est le médium le plus puissant pour exprimer quelque chose. C’est le seul langage avec une grammaire que tout le monde sait lire, mais que peu de gens savent écrire. Donc on cherche à comprendre comment ce langage se transmet. Comme tu le fais avec tes questions maintenant, par exemple. Une histoire représentative : ma grand-mère, tous les matins, se levait aux aurores pour préparer ses pâtes à la main, découpant les tagliatelles au couteau. Jusqu’au jour où elle prit sa bicyclette pour aller au supermarché le plus proche et revint avec une boîte de tagliatelles fabriquées par une fameuse marque italienne. Elle avait vu leur publicité à la télévision. Et c’est à ce moment que j’ai eu le déclic. Comment une tradition de cuisine familiale transmise de génération en génération a-t-elle pu être rompue par un spot publicitaire d’une vingtaine de secondes ? J’ai donc réutilisé ce pouvoir de persuasion de l’image en mouvement dans mes films, en m’inspirant de la publicité ou des œuvres de propagande. Mais pour pouvoir transmettre des messages qui, à mon sens, sont plus dignes d’intérêt pour le spectateur. Les images doivent amener véritablement celui-ci à l’intérieur de l’histoire, rendre cette expérience universelle.
Pour autant, vos films sont difficiles d’accès. Quasiment aucune plateforme ne propose leur visionnage…
C’est dû en partie à mon propre souhait. Je n’ai rien contre internet, mais je pense que chaque film doit être vu dans un cadre particulier et non pas chez soi en faisant parfois autre chose. Malheureusement, de plus en plus de cinémas disparaissent. Ce n’est pas le cas des festivals en revanche. Je privilégie souvent leurs cadres pour présenter mes travaux. Cela permet aussi d’expliquer ma démarche en personne. Et c’est nécessaire. Aux Etats-Unis, par exemple, ils avaient présenté mon film The Challenge parmi d’autres documentaires plus « traditionnels », et on m’avait accusé de ne rien expliquer avec une voix-off, et d’y avoir inclus une séquence de vidéo-clip qui n’aurait jamais dû être présente… On en revient à la division des genres visuels que j’évoquais tout à l’heure. (silence)
Ecoute, au final, le plus sérieux dans cette histoire, c’est Dario Argento. Il est arrivé, il m’a donné une tape sur l’épaule et m’a dit : « Yuri, tu as fait un beau film ». C’est le meilleur compliment que je pouvais espérer.
Propos recueillis en Italie par Théophile Lefebvre