« Zero Impunity », c’est la nouvelle proposition militante et engagée de la société a_BAHN qui concrétise ici une ligne éditoriale désormais clairement revendiquée ; soit : « l’alliance de l’univers traditionnel du cinéma (documentaire ou fiction) avec celui des nouveaux média permettant d’engager réellement la société civile et d’impacter concrètement l’audience ». Avec ce programme multi-supports auréolé cette année du FIPA d’Or au Sm@rt FIPA, Nicolas Blies, Stéphane Hueber Blies et Marion Guth se donnent les moyens de mettre un terme à l’impunité qui accompagne trop souvent les auteurs de crimes sexuels en temps de guerre. Explications et images exclusives.
On pourrait inciter les âmes sensibles à s’abstenir mais on préférera leur dire, à elles et à toutes les autres, de bien lire cette oeuvre de salut public. « Zero Impunity », qui affiche ses intentions dans son titre, s’attaque à l’impunité pour les auteurs de crimes sexuels commis en temps et lieu de guerre. Pour ce faire, le projet déploie une vaste stratégie : éditoriale et d’engagement citoyen sur le web, d’impact dans les lieux publics, cinématographique dans les salles obscures.
Radicalité
D’abord, donc, six enquêtes, menées par onze journalistes (femmes), en Syrie, en Ukraine, aux Etats-Unis ou en Centrafrique. A chaque fois, les récits des exactions reposent sur les témoignages des victimes, entremêlés d’éléments de contextualisation – le tout rédigé dans un style sobre. Justine Brabant et Leïla Miñano reviennent sur les accusations portées contre des militaires français à Boda et Bangui ; Anne-Laure Pineau et Sophie Tardy-Joubert retrouvent l’homme qui a permis de « légaliser » la torture dans les prisons américaines en Irak ; Leïla Miñano et Cécile Andrzejewski recueillent des témoignages qui attestent de viols d’enfants dans les prisons syriennes ; Ilioné Schultz et Marie-Alix Détrie documentent les violences sexuelles pendant la guerre Ukraine… Sur le plan des institutions internationales, Hélène Molinari et Delphine Bauer tentent de comprendre pourquoi et comment des personnels de l’ONU soupçonnés d’abus sexuels ne sont que peu inquiétés ; Arianne Puccini et Camille Jourdan se penchent, elles, sur la Cour Pénale Internationale qui ne retient guère les violences sexuelles dans les procès qu’elle mène à l’encontre de notoires criminels de guerre.
Chaque article prend la forme d’une longue immersion dans son sujet, et demande au lecteur une quinzaine de minutes d’attention. Du texte, très peu de photographies et quelques dessins signés Damien Roudeau… Pas de son, pas de vidéo : le parti pris est radical, et assumé. « Nous ne voulions que de la lecture, nous explique Nicolas Blies, quelque chose de simple et de directement accessible. Travailler avec du matériel audiovisuel aurait engagé une production plus lourde, sur des sujets qui plus est sensibles. Nous avons des sons, mais nous avons décidé de ne pas les exploiter. » Stéphane Hueber-Blies renchérit : « Ce sont des sujets lourds, graves ; il faut du temps, de la distance et une certaine sobriété pour en rendre compte ». Si le lecteur pourra ressentir quelques frustrations, sonores notamment, ce dépouillement formel accroît manifestement la force des enquêtes. Et chacun, face aux mots, imaginera – ou pas – les images que ceux-ci susciteront.
Sources
A l’origine du projet, un repérage au Rwanda pour un documentaire sur les violences sexuelles commises pendant le génocide. Les survivantes acceptent de se confier mais insistent : leurs témoignages les mettent en danger, elles veulent donc être certaines d’être entendues, haut et fort. Les producteurs de a_BAHN estiment alors qu’un « simple documentaire » ne suffira pas. Et qu’il faut voir plus grand. Transmédia.
Ils se rapprochent alors d’un collectif indépendant de journalistes, Youpress, qui ne sera pas difficile à convaincre. Carte blanche est donnée aux auteures, qui vont travailler sur le terrain (en s’arrêtant aux frontières turques et jordaniennes pour ce qui concerne la Syrie). Les producteurs expliquent : « Plus on travaillait sur le sujet, plus on comprenait qu’il nous fallait montrer toute la complexité et la diversité des situations. Nous devions aller plus loin que le viol utilisé comme arme de guerre. Nous sentions aussi que ce projet allait bousculer notre vision habituelle des choses, et nous avions envie de questionner nos propres responsabilités, nos propres institutions. »
La rédaction des articles durera 4 mois au total, et recevra le concours de François Bonnet (Médiapart), alors qu’un long métrage s’écrira en parallèle avec les réalisateurs et le studio d’animation engagé sur ce documentaire (cf. supra).
Un million
Ces six enquêtes ont été traduites en six langues, et diffusées chez douze partenaires médias (Médiapart en France). Des partenaires d’autant plus « investis » qu’ils disposaient d’une exclusivité d’une semaine avant que les contenus ne deviennent gratuitement accessibles sur le site de Zero Impunity.
La mise en ligne s’est effectuée de manière progressive depuis le mois de janvier. Il fallait alors compter deux à trois semaines d’attente entre les nouvelles publications. « Cette diffusion échelonnée dans le temps nous a permis de maximiser l’impact de nos enquêtes. Certaines ont été mises en ligne en réponse à des événements mondiaux (la journée des femmes par exemple, ou le triste anniversaire de l’ouverture de Guantanamo) car il faut occuper un maximum d’espace quand on se lance dans ce type de projet activiste », expliquent les producteurs.
L’audience, manifestement, a été au rendez-vous. A L’Internazionale par exemple, les articles ont battu des records sur les réseaux sociaux. Au total, tous sites confondus, les producteurs comptent un million de lecteurs.
Activisme
Mais il fallait aller plus loin. Transformer ce lectorat en force de frappe, en levier d’action et de changement. Stéphane Hueber-Blies explique : « Dans nos enquêtes sont apparus des trous, des manquements ou des dysfonctionnements qui appelaient des réponses, des moyens d’intervention pour proposer de nouvelles dispositions à la classe politique et à la société civile pour tenter d’améliorer les choses »
Les trois auteurs décident donc de mettre plusieurs flèches à leur arc activiste. D’abord, des pétitions en ligne, directement accessibles sur change.org depuis la plateforme originelle du projet. Plus de 330.000 signatures ont été recueillies à ce jour, et surtout elles représentent 127 nationalités différentes.
Ces 330.000 personnes constituent les premiers manifestants de la marche virtuelle qui s’est élancée le 19 juin dernier. Chaque internaute peut encore la rejoindre, en créant son propre avatar et en formulant son propre commentaire sur les questions soulevées par Zero Impunity. Nicolas Blies admet : « Plus que le nombre, ce sont les commentaires qui nous intéressent, et nous en avons énormément. »
Cette marche virtuelle a été conçue par Florent Maurin, avec Alexandre Grilleta (pour le graphisme 3D et l’animation) et Kévin Bradshaw (pour les développements techniques). On peut l’intégrer sur n’importe quel site, et la diffuser absolument partout.
In situ
Autre dimension activiste : l’investissement de l’espace public. Les auteurs ont souhaité déplacer cette manifestation virtuelle dans les villes, de manière sauvage ET civilisée. D’abord, donc, les opérations commandos. « Quand nous sommes dans un pays où nous avons une action à défendre ou une loi à promouvoir, nous menons des actions sauvages pour créer des vidéos capables d’interpeller les responsables politiques », explique Stéphane Hueber-Blies.
En France, l’équipe de Zero Impunity est allée projeter des images sur des monuments ou des bâtiments officiels à Paris. Il en ressort une courte vidéo en forme d’adresse à Emmanuel Macron. « Nous souhaitions alerter ce nouveau gouvernement sur le comportement de certains de nos militaires. François Hollande nous avait ignoré à deux reprises, le ministère du droit des femmes du précédent gouvernement ne se sentait pas concerné et le ministère de la Défense ne nous a jamais répondu. Nous repartons donc à la bataille, en y allant un peu plus fort. » Les activistes réclament un plan de formation dans les écoles militaires contre les violences sexuelles, dispensé par un organisme indépendant. Ils n’ont pas encore reçu de réponse…
Ces actions vont se poursuivre dans les autres pays concernés par les enquêtes, en Ukraine d’abord, où un loi sera bientôt déposée au parlement.
D’autres formes d’actions, plus officielles, tenteront de réunir les bonnes volontés dans la rue pour « produire quelque chose de collectif, et d’événementiel ». Aucune date annoncée, mais la détermination des producteurs semble inaltérable : « Un projet de ce type se termine quand les choses ont changé, quand nous aurons des réponses, et que de nouvelles dispositions juridiques protégeront mieux les victimes. Un projet activiste n’a finalement de sens que s’il se solde par des décisions politiques ».
Cinéma
Last but not least, un long métrage est en préparation. Il est destiné au cinéma, et sera distribué en fin d’année par IndieSales – à une date qui dépendra des éventuelles sélections en festivals. Les auteurs ont regroupé quatre des six enquêtes (Ukraine, Syrie, ONU et Etats-Unis) pour raconter l’impunité générée dans ces quatre contextes « avec un fort point de vue d’auteur qui mélange les témoignages et des prises de position critiques ou ironiques ».
Les témoignages sont recomposés dans des séquences d’animation qui seront ensuite montrées à différents publics, dans les pays concernés. Leurs réactions alimenteront le fil rouge du documentaire, tourné spécifiquement en ce sens. L’Ukraine et les Etats-Unis devraient bientôt recevoir l’équipe de tournage de Zero Impunity. Là encore, il s’agit d’« engager les audiences à partir de ces enquêtes, directement sur le terrain, pour les retrouver dans le film ». La boucle sera alors (presque) bouclée…
Plus loin…
- Rendez-vous avec Zero Impunity ce mercredi 28 juin à 20 heures dans le Live de Mediapart.