Après le webdoc à la mode allemande, le webdoc à la sauce espagnole ! Dans le sillage de la première journée Interdocs organisée en marge du festival DocsBarcelona le 29 mai dernier, Le Blog documentaire prend la direction de l’Espagne (et de l’Amérique Latine) où commence à émerger une scène webdocumentaire. Premier décryptage ici grâce à Mariona Vivar, qui souligne notamment les répercussions politiques et sociales d’une initiative interactive baptisée « 0 responsables ».
La crise espagnole a mis un frein au secteur du documentaire interactif en Espagne, un secteur qui a le mérite d’avoir produit quelques expériences pionnières isolées dans les années 2007-2010, et qui aujourd’hui trouve des astuces pour continuer à produire avec les moyens de bord, faute de financement.
Selon Arnau Gifreu, docteur et spécialiste du documentaire interactif, les causes du retard espagnol sont multiples. « La production audiovisuelle interactive ne bénéficie pas de soutien public et institutionnel en Espagne » explique t-il, à différence d’autres pays à forte tradition documentaire comme la France ou le Canada. De plus, les chaînes qui ont décidé d’investir en 2007, comme la télévision publique catalane TV3 avec l’ambitieux projet Guernica, pintura de guerra (40.000 euros), n’ont pas pu justifier une telle dépense dans la durée, faute de trouver un modèle économique tangible. L’objectif initial d’ « expérimenter avec le format » a néanmoins été atteint, car ce projet pionnier, le premier webdocumentaire en Espagne, a servi à « extraire du savoir faire », indique Andreu Gifreu. Ce webdoc a d’ailleurs reçu plusieurs récompenses au prestigieux Prix PROMAX de New York.
Plus récemment, la télévision espagnole TVE s’est aussi fait remarquer avec Las voces de la memoria, un documentaire transmédia produit en 2011 par Barret Films [1], la principale société de production de documentaire interactif en Espagne. Il s’agit d’un travail sur la maladie d’Alzheimer et le pouvoir de la musique composé d’un documentaire TV, un webdocumentaire, une application mobile pour les soignants et une communauté de création collective sur Youtube pour aller plus loin. « La chaîne nous a donné carte blanche pour remplir l’interface web. Ils ne connaissaient pas très bien les possibilités offertes par les webdocumentaires et n’avaient aucune attente particulière », explique Àlex Badia, de Barret Films.
Cela étant, selon Adreu Gifreu, les projets interactifs en Espagne sont encore trop dépendants des projets télévisés : « Le documentaire interactif se résume souvent au documentaire classique divisé en plusieurs chapitres, car il n’a pas été conçu en tant qu’œuvre interactive, mais adapté à partir d’un film. En Espagne, il y a du travail à faire pour former des professionnels aux nouveaux médias, avec des compétences audiovisuelles et interactives ».
Le modèle « do it yourself »
Arnau Gifreu a la double casquette de producteur et de chercheur car il a dirigé certains projets de documentaire interactif avec ses étudiants de l’Université de Vic, à Barcelone. La débrouillardise a toujours été sa marque de fabrique, lui qui a convaincu sa femme, graphiste web, de terminer les meilleurs projets de ses étudiants, quitte à investir de sa propre poche pour boucler le budget. Ce travail de production lui a permis de mettre en pratique les hypothèses qu’il étudie d’un point de vue académique. Parmi ces productions, Xip multicolor raconte l’histoire de Neil Harbisson, un cyborg qui a inventé un œil électronique capable de traduire les couleurs en sons. Le projet inclut un jeu interactif pour composer des peintures musicales et les partager sur les réseaux sociaux.
Aussi, dans le cadre éducatif, les étudiants de l’Universitat Autonoma de Barcelona ont également produit Seat, shadows of progress, auquel Le Blog documentaire avait consacré un article en octobre 2012.
« Je trouve que le terme « webdocumentaire », cher aux Français, est réducteur car le documentaire interactif n’est pas seulement web », ajoute Arnau Gifreu. Il cite le travail de Jacobo Sucari, un réalisateur argentin basé en Espagne qui réalise des installations interactives documentaires. Selon Andreu Gifreu, il faut aller chercher l’innovation dans des pays actuellement plus dynamiques, comme la Colombie ou le Brésil. Le journal colombien régional El País, par exemple, a lancé son département multimédia, Reportaje 360, basé à Cali et capable de produire des reportages interactifs de qualité avec un budget limité (entre 3000 et 5000 dollars).
Pour faire avancer la réflexion sur toutes ces questions autour du documentaire interactif, Arnau Gifreu a lancé Inter-Doc.org, le premier observatoire sur le documentaire interactif consacré aux pays hispanophones. Il a également organisé le premier grand rendez-vous dédié au documentaire interactif en Espagne et en Amérique Latine, le 29 mai 2013 à Barcelone, dans le cadre du festival documentaire DocsBarcelona.
Focus sur 0responsables, produit par Barret Films
0responsables est une websérie documentaire mensuelle sur les causes de l’accident de métro de Valence, en Espagne, le 3 juillet 2006, qui s’est soldé par 43 morts, 47 blessés et zéro responsable. La rame circulait à 80 km/h, deux fois la vitesse autorisée. Sept ans après le plus grave accident de métro de l’histoire espagnole, les circonstances ne sont pas élucidées. 0responsables entend rouvrir l’enquête.
L’idée de la websérie est née suite à la rencontre entre la maison de production audiovisuelle et interactive Barret Films et l’association des victimes de l’accident. Après un an d’enquête, la plateforme interactive a vu le jour en février 2013, et la diffusion du dernier épisode est prévue le 3 juillet, jour de l’anniversaire de la tragédie. Chaque épisode contient une vidéo centrale, avec des images d’archive, le témoignage des victimes, des journalistes et des personnalités politiques. L’internaute peut ensuite approfondir et visionner l’interview plus longue des protagonistes qui interviennent dans la vidéo centrale. « Les interviews plus longues prouvent que les propos des témoignages n’ont pas été manipulés », explique Àlex Badia, chef de l’interactivité sur le projet. On y découvre, par exemple, que Juan Cotino, membre du gouvernement régional de l’époque, a visité plusieurs familles des victimes quelques jours après l’accident, de façon complètement confidentielle, pour proposer un emploi à leurs enfants, à condition de ne pas porter plainte.
Àlex Badia, également associé de Barret Films, explique : « La plateforme web permet une sorte d’« empowerment » citoyen, pour créer une commission d’enquête citoyenne, permettre aux internautes d’apporter des informations sur l’accident et informer sur les différents éléments de l’enquête ». Sur la plateforme, on peut lire le contrat signé entre le Parti Populaire et la société de communication HM&Sanchis selon lequel les cadres de la société qui gère le Métro de Valence ont été endoctrinés pour s’accorder sur les réponses à donner lors de la commission d’investigation parlementaire. Celle-ci qui fut d’ailleurs la commission la plus brève de l’histoire de la chambre, seulement 4 jours.
Selon Àlex Badia, parmi les réussites du projet, il y a « le format audiovisuel et interactif, qui a le mérite d’avoir rassemblé tous les témoignages et les preuves au sein d’une seule plateforme ». Le matériel audiovisuel doit servir également pour produire un documentaire long pour la télévision, mais la maison de production n’a pas encore démarché les différentes chaînes.
En attendant, le troisième jour de chaque mois à 19h, 0responsables propose aux internautes de se mobiliser en ligne sur une place virtuelle, afin de se joindre au rassemblement citoyen qui a lieu simultanément sur la place de la Virgen, à Valence, pour exiger des comptes aux représentants politiques.
« Il était nécessaire de sortir l’accident de métro de l’oubli. Malgré le travail des médias locaux, qui pendant toutes ces années ont publié les rares nouveautés sur le sujet, rien ne faisait réagir la société. Il manquait un grand haut-parleur pour expliquer ce qui s’est passé. Un média qui explique les clés du sujet. Depuis 0responsables, on avait commencé à le faire, mais ce n’était pas suffisant », commente Àlex Badia. C’est pourquoi Barret Films a choisi de se rapprocher la de l’émission de télévision Salvados – une émission reconnue par ses enquêtes journalistiques, sa notoriété et sa crédibilité. Après plusieurs semaines d’enquête, l’équipe de Salvados a décidé de dédier un chapitre monographique à l’accident. Il y a un avant, et un après la diffusion de cette émission. Quelques jours après la diffusion, les causes de l’accident font la Une des journaux, les familles des victimes reçoivent le soutien de milliers de Valenciens, les partis politiques exigent des réponses au gouvernement de Valence et la justice, jusqu’à présent silencieuse, est prête à rouvrir le dossier. Après presque sept ans de silence, la voix des victimes du métro se fait entendre dans la société espagnole, indignée et surprise face à la gravité du cas et de l’oubli dans lequel il était tombé.
Pendant la diffusion de Salvados, le webdocumentaire a offert aux spectateurs une expérience de deuxième écran dans lequel ils pouvaient consulter les documents cités tout au long de l’émission. Et ceci grâce à la collaboration de l’équipe de Salvados dans les réseaux sociaux, qui a référencé les liens vers ces documents et images. « Le hashtag #olviados est devenu un trending topic mondial pendant quelques heures sur Twitter », signale Àlex Badia.
Pour la websérie 0responsables, les chiffres d’audience sont plutôt encourageantes, avec plus de 42.000 visites de février à mai, et un temps moyen de visionnage de plus de 6 minutes. Le projet a été financé grâce à 14.000 euros apportés par la Fundacio Valencialista i Demòcrata Josep Lluis Blasco.
Le sujet est encore sur la table
La combinaison du travail réalisé par journalistes locaux pendant ces sept années, celui de 0responsables et de l’émission Salvados ont réussi à ressusciter l’intérêt autour de cet accident de métro. Le soutien social à l’association de victimes s’est d’ailleurs illustré dans la manifestation massive du 3 mai dernier. La presse écrite, la radio et la télévision se font encore l’écho du sujet. Dans ce sens, Barret Films partage les objectifs de l’association des victimes : obtenir une enquête objective et véridique sur l’accident, et déterminer les différentes responsabilités. En attendant la réponse politique, les internautes peuvent signer une pétition via l’interface de 0responsables pour demander une vraie investigation sur l’accident.
Mariona Vivar
[1] Barret Films est une maison de production audiovisuelle et interactive, qui a notamment travaillé sur des projets pour l’UNICEF ou le Musée des Beaux Arts de la ville de Valence. Elle est composée de 6 personnes à plein temps, et de sa pépinière de stagiaires, Zurdos TV.
Précision : La photographie de Une de cet article est tirée de Veus d’una Generació.
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