Nouveau « pas de côté » sur Le Blog documentaire, avec cet entretien fleuve accordée par Anne Nivat à Johanna Cappi. L’auteure (de journalisme) revient ici sur sa méthode de travail et aborde le premier film documentaire qu’elle a réalisé – il sera diffusé en mars prochain sur France 3. Entretien été réalisé le 13 novembre 2012, à Paris.
Journaliste de terrain freelance et écrivain, Anne Nivat est docteur en sciences politiques, diplômée de l’IEP (Institut d’Etudes Politiques) de Paris. Sa thèse, « Quand les médias russes ont pris la parole : de la glasnost à la liberté d’expression, 1985-1995 », a été publiée en 1997 (L’Harmattan/Communication et civilisation). Fille du célèbre universitaire, historien des idées et slavisant Georges Nivat, Anne Nivat est elle-même polyglotte. Elle effectue ses premiers pas de reporter en immersion lors de la guerre en Tchétchènie entre septembre 1999 et février 2000 – elle réside alors à Moscou. Son reportage sera récompensé du Prix Albert Londres en 2000 et publié par les éditions Fayard (« Chienne de guerre. Une femme journaliste en Tchétchénie« ). Pour l’ensemble de ses reportages couvrant essentiellement la Tchétchénie, l’Afghanistan et l’Irak, Anne Nivat souligne que son travail tient davantage du témoignage d’un processus de vie avec les civils plongés dans le quotidien des guerres que d’une analyse de ces dernières. Elle accentue souvent son affinité particulière pour les femmes, dont le niveau de vie illustre généralement les conséquences quotidiennes de cataclysmes géopolitiques.
Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’une thèse de doctorat consacrée aux diverses représentations des conflits contemporains couverts par les journalistes lauréats du prix Albert Londres.
. La pratique du reportage (in)
Vous pratiquez le reportage international et vous êtes grand reporter, spécialisée dans la couverture des conflits. Grand ? Quelle signification donneriez-vous à ce substantif aujourd’hui ?
Anne Nivat – Pour moi, le mot grand n’a aucune importance, c’est-à-dire que ce qui est intéressant c’est le reportage en lui-même, l’exercice du reportage. Cela implique en premier lieu deux choses essentielles : le terrain et la curiosité. Donc, j’ai l’habitude de dire à mes étudiants – car j’enseigne dans un master en Suisse – qu’il n’y a ni « grand » ni « petit » reportage et que le reportage (grand ou pas) se trouve n’importe où en bas de chez soi, comme bien loin. Il se trouve que j’ai commencé loin et dans les guerres, et simplement je continue parce que je n’aime pas arrêter quelque-chose que je considère comme pas terminé. Pourtant, si j’avais le temps, je ferai bien d’autres reportages, ici sur la place Maubert par exemple, sur ce qui se passe dans mon quartier et c’est ce que j’essaie d’inculquer aux jeunes journalistes : quand on se trouve sur le terrain et qu’on a l’esprit curieux, on fait du reportage. Le reportage, il n’y a pas de recette pour en faire des bons, c’est évidemment l’inverse du formatage. La qualité du reportage dépend de la qualité du journaliste, du ton qu’il adopte, de ce qu’il explique à ses lecteurs, de ce qu’il a lui-même essayé de comprendre. De son style, et s’il a réussi à emmener le lecteur avec lui, dans son reportage. Donc, il faut certaines qualités pour faire du reportage.
Avez-vous l’impression que l’on enseigne correctement la pratique du reportage en France ?
Non, je pense qu’on ne l’enseigne pas bien du tout. De toute façon, je ne suis pas particulièrement en faveur des écoles de journalisme. C’est à dire, je ne suis pas mécontente qu’elles existent, je ne dis pas qu’il faudrait qu’elles n’existent pas. Ce que je dis, c’est que l’on n’a pas besoin d’avoir fait une école de journalisme pour faire du journalisme. Et ce serait à mon avis un leurre que de croire que seuls des étudiants en journalisme et des diplômés des écoles de journalisme peuvent devenir journalistes. Il faut laisser la porte davantage ouverte. Moi-même j’enseigne, non pas dans une école de journalisme mais dans un Master en Suisse, qui s’intitule l’AJM [1] (Académie du journalisme et des médias) mais lorsqu’on m’a demandé d’aller enseigner (ce sera la quatrième année au mois de janvier), je leur ai répondu : « Si c’est pour faire un travail de professeur ex cathedra et donc imposer ma vision du journalisme : c’est non. En revanche, s’il s’agit d’un atelier de travail pour pouvoir partager et transmettre, à qui le veut, ma façon de travailler qui est une parmi d’autres, là je veux bien ». Aujourd’hui, ça se passe très bien et je suis très contente de pouvoir montrer à de jeunes journalistes – à qui on n’a pas montré ça, ma façon de travailler – qu’il est possible de travailler ainsi et que cela apporte beaucoup de plaisir. Ensuite, s’ils estiment que ça ne leur a pas apporté grand-chose, ils peuvent décider que ce n’est pas ce qu’ils ont envie de faire.
. Informer
Vous avez un goût prononcé et un talent pour l’écriture, vous êtes régulièrement publiée chez les éditions Fayard. Vous dites souvent « qu’être correspondante de guerre, c’est être un pont entre deux mondes ». Pensez-vous avoir eu des lectures qui auraient orienté vos choix, votre profession ?
Je n’ai pas vraiment d’auteurs qui m’ont marquée lorsque j’étais jeune. J’ai lu, sur le tard, Curzio Malaparte même si on sait aujourd’hui que ses écrits sont sans doute un mélange entre réalité et fiction, mais pourtant il fait partie de ceux que je préfère. Comme Ryszard Kapuściński, qui est également décrié, bien évidemment après sa mort (de son vivant personne n’aurait osé le critiquer). Pour moi, ces deux-là sont des grands auteurs de journalisme, mais il ne faut pas prendre leurs travaux au pied de la lettre. C’est bien écrit, c’est prenant, c’est long – moi j’aime les longs reportages – voilà, ils font réfléchir et se poser des questions, ce qui est le but. Ce sont des œuvres qui ouvrent des portes…
Un de vos reportages sur la guerre en Tchétchénie a été récompensé par le prix Albert Londres en 2000. Quel regard portez-vous sur l’écriture d’Albert Londres ?
L’écriture d’Albert Londres est classique, il est un reporter qui a le sens de la formule, il met la plume dans la plaie, ce que nous devrions tous continuer à faire. Il voyageait beaucoup et il prônait le terrain. Donc, je ne peux qu’être d’accord. Le terrain, le terrain et toujours le terrain. C’est la première chose que je répèterai tout le temps. Quand j’entends diverses instances essayer de faire croire qu’il n’est plus la peine d’aller sur le terrain, pour des raisons souvent fallacieuses, eh bien, je ne suis pas d’accord. Il faut toujours aller sur le terrain. Un reporter qui ne va pas sur le terrain n’est pas un reporter. S’il n’y a plus de reportage sur le terrain, par exemple, en ce qui me concerne dans le cas du reportage de guerre, il n’y a plus ce second regard qui est indispensable sur des sujets extrêmement touffus, difficiles à comprendre et sur lesquels il est de toute façon ardu d’avoir de la distance, parce que la guerre c’est de l’émotion. Or, ceux qui ont de la distance ce sont les historiens, et nous les journalistes nous ne sommes pas des historiens. Il faut le reconnaître, ne pas prétendre avoir réponse à tout et papillonner, écrire tous azimuts sur des tas de sujets qui ne sont pas les vôtres, parce que cela ne met pas à l’honneur le journalisme, à mon avis, avec un grand J. J’aime et j’admire la persévérance. Continuer à s’intéresser à des sujets qui ne sont plus dans l’air du temps, ne pas les abandonner, y retourner, ne pas croire et donc faire croire à son public que, parce qu’il n’y a plus de covering par les grands médias (de couverture par les mainstream medias), eh bien l’événement a cessé d’exister, ce qui est totalement faux. Le monde continue toujours de tourner, et dans un vacarme assourdissant. Ce sont nos journalistes – de nos médias – qui choisissent ce à quoi nous, lecteurq, nous nous intéressons : ce qui ne veut pas dire que les sujets qu’ils ne choisissent pas n’existent pas.
Rapporter la parole des autres, pour un bon reportage, est-ce essentiel ?
Oui, rapporter la parole des autres c’est capital, mais il s’agit de la rapporter fidèlement, même si votre interlocuteur vous dit des choses qui ne sont pas spécialement celles que vous auriez voulu entendre. Peut-être parce que vos convictions sont différentes des siennes ou parce que vous aviez a priori construit votre article d’une façon différente et que cela vous aurait arrangé qu’il vous dise telle ou telle chose, mais il ne vous le dit pas. Alors tant pis, il faut accepter de ne pas utiliser sa parole. Ou bien il faut l’utiliser telle qu’elle vous a été donnée. C’est à dire que, peut-être, cela vous paraît moins fort, plus banal etc. mais c’est ce qu’il vous a dit. Je mets un point d’honneur à rapporter uniquement ce qu’on m’a dit, c’est d’ailleurs pour cela que souvent je parle avec des gens. Ce ne sont pas des scoops que je rapporte, c’est simplement la vie telle qu’elle est, telle qu’il m’a été donné de la partager avec la personne en question pendant un moment court ou long, généralement plutôt long, que j’ai partagé avec elle. Un journaliste est un intermédiaire, ni plus ni moins, donc il doit avoir l’humilité de l’intermédiaire. Un journaliste est en même temps une éponge et un fidèle transmetteur, donc il n’a pas besoin de se faire mousser, autrement ce n’est pas la peine. Il me semble que l’essence même de ce que nous faisons suffit à donner du panache à notre métier.
Rapporter la guerre, serait-ce rapporter aussi l’enfermement, ce que vous expliquez dans « Bagdad zone rouge » [2] notamment ?
Oui, je pense que la guerre, c’est l’enfermement. La rapporter c’est l’avoir vécue, comme les autres, soit avec les civils, aux côtés de ceux qui la subissent. Je me suis retrouvée enfermée dans la guerre parce que je vivais dans les mêmes conditions que ceux qui la subissaient. Il y a toujours un moment où cet enfermement prend toute la place. L’enfermement, la méfiance, la délation, le danger, sont présents tout le temps. La négation absolue de tout ce qui constitue les rapports humains normaux dans une société normale. Tout cela n’existe plus dans une guerre, c’est très difficile à concevoir pour tous ceux qui ne l’ont pas vécu, et même pour moi-même avant que je sois allée sur le terrain. D’ailleurs, alors, je n’avais pas beaucoup de respect, ni d’attention pour ceux qu’on appelle les « vétérans », mais aujourd’hui je vois les choses très différemment, avec beaucoup plus de respect. Pourquoi ? D’abord parce que je suis moi-même « vétéran » finalement, et ainsi dans mon travail, il y a effectivement une sorte de recherche de partage de cette expérience vécue, qui est pourtant très difficilement partageable. Je fais tout ce que je peux pour tenter de la partager dans mes livres, mais je n’y arrive pas complètement, je le sais. Ce n’est pas tout à fait le but : l’objectif n’est pas d’écrire sur moi, mais d’écrire sur ce que j’ai vécu, sur les autres. Peut-être qu’un jour j’écrirai sur l’expérience en elle-même, mais je ne sais pas, pour le moment je suis trop occupée à rapporter ce que j’ai vécu et à essayer de le rapporter le plus fidèlement possible, et ce n’est pas sans questionnement permanent…
L’emploi du tutoiement, dans « Bagdad, zone rouge » est pour vous une mise à distance dans l’écriture. Pourquoi avoir utilisé ce procédé ?
Oui, c’est une méthode qui m’a plu, mais elle a été assez décriée par mon entourage. C’est à dire que personne n’a vraiment compris pourquoi je l’avais choisie. Pourtant, elle m’a paru comme une évidence pour ce livre, donc je la revendique. Je ne l’ai pas utilisée pour le livre suivant, mais je pense, pour le prochain peut-être, faire un mix entre le tutoiement et le non tutoiement. Mais pour Bagdad, zone rouge, il m’avait semblé que si j’écrivais ce récit à la première personne comme j’avais écrit tous les précédents, il allait être banal. Parce que, finalement, tout le monde écrit à la première personne. Donc c’était d’abord un choix pour le rendre différent, ensuite je me suis rendu compte que ce tutoiement impliquait de la distance en même temps qu’une espèce de choc pour le lecteur, et ça j’en étais fort heureuse. C’est à dire que le lecteur, en le lisant, prenait le récit pour lui-même et donc prenait le livre en pleine figure. Finalement, ça m’amusait beaucoup étant donné que je suis assez agacée, pour ne pas dire plus, par l’indifférence permanente de tous ces sujets dans notre société. Je vais vous donner un exemple très récent qui est celui du scandale suite à la démission de Petraeus, aux Etats-Unis. Je viens d’écrire et d’envoyer (juste avant de venir vous voir, je pense qu’ils vont le publier cet après-midi) un billet d’humeur [3] pour The Huffington Post, pour dire que, ce qui me choque dans cette histoire, ce n’est évidemment pas l’histoire privée entre David Petraeus et cette femme, ou l’autre femme et l’autre général etc. C’est à dire le linge sale qu’on nous impose dans la presse et qui fait la Une de tous les médias : non, c’est le fait que, justement, quand on parle de ça, on ne parle pas du reste, de ce dont il vaudrait mieux parler. C’est à dire du fond, de ces guerres, comme de l’Irak et de l’Afghanistan et de pourquoi on ne les a pas résolues et pourquoi on ne les a pas gagnées. Bon, moi j’excuse ce militaire, oui, ce sont des comportements privés. Je termine le texte en disant que, de toute façon, il serait fallacieux de penser qu’entre un journaliste femme et un interlocuteur homme qui est le sujet de son article, de son reportage ou de son livre, il n’y ait pas la possibilité d’un rapport de séduction, comme il y a un rapport de séduction dans tous les rapports humains. Ensuite ce rapport de séduction – cette possibilité – est là ; soit il a lieu, soit il n’a pas lieu. Quelle importance ? Donc, ce déballage à la sauce américaine nous offre le pire à quoi ils nous ont habitués, et c’est bien dommage parce que le grand reportage à l’américaine est souvent ce que l’on nous offre de mieux.
Votre expérience « embedded » du côté des militaires en Afghanistan, au sein d’un détachement de l’armée canadienne, vous a t-elle intéressée ?
Beaucoup oui. Autant que du côté des civils, parce que c’est une expérience et parce que justement il me semble que la qualité première d’un journaliste est de s’impliquer à fond dans l’expérience, quelle qu’elle soit. Je me suis sentie autant à l’aise avec les militaires qu’avec les civils, en essayant de déployer les mêmes qualités sur le terrain qui sont l’humilité, la discrétion, prendre le temps pour comprendre, pour se faire accepter ; ça marche ou ça ne marche pas. Ce sont des critères qu’il faut avoir à l’esprit quand on fait un travail de reporter. J’ai infiltré le milieu militaire avec la même passion que j’ai infiltré le milieu civil, le milieu taliban, n’importe quel milieu.
. Un film
Pouvez-vous me parler de votre dernier projet, du tournage récent de votre premier film ? Aller vers un nouveau médium, c’est pouvoir donner la parole différemment. Il s’agit pour vous d’une nouvelle expérience sur le terrain, d’explorer une mise en scène de la réalité filmée. Pour vous, reporter, filmer l’image témoin ou l’image manquante, filmer le contre-champ, il s’agit toujours de la pratique d’une forme d’écriture finalement ?
C’est un film documentaire qui sera diffusé sur France 3 en mars 2013 à 22h30, une heure de grande écoute, ce qui est très bien. Cela faisait longtemps que l’idée d’avoir des images de ce que j’ai dans la tête, mais que je n’ai jamais filmées, me travaillait. C’est à dire que je me rends bien compte au fil du temps de la force de l’image. Je me dis souvent que sur toutes ces centaines et ces centaines de pages que j’ai écrites à propos de personnages, si mes lecteurs avaient leurs visages en face d’eux, vivants, parlant, ce serait quelque-chose d’assez fort. C’est sûr, ça fait longtemps que je me le dis. Mais j’attendais d’avoir la bonne occasion de passer à la réalisation et à l’écriture d’un film. Je savais que le problème principal serait l’équipe sur le tournage, parce qu’en fait, je suis en train de prendre conscience que si je veux essayer de faire en images ce que je fais à l’écrit, ce ne sera jamais pareil. Toutefois, ce sera j’espère un travail avec le même ton et le même style car que je ne peux pas changer mon regard, c’est le mien. Eh bien finalement, je pense que cette expérience du terrain n’est pas facilement partageable, il est très difficile de le faire avec une équipe. Là, je rentre tout juste d’Irak où j’ai travaillé avec un caméraman. Le producteur qui est à l’origine du projet dirige une petite maison de production indépendante (Veilleur de Nuit). C’est lui qui est venu me voir dans ce même café au printemps et qui m’a dit : « J’ai un projet, je suis sûr que vous allez me dire non, mais je vous le dis quand même ». Et finalement, je lui ai dit oui. Alors, je ne sais pas, on vient de revenir, j’ai 47 heures de rushes, dont plus de 6 heures et demi d’interviews dans quatre langues différentes. Quatre personnages principaux sont des individus sur lesquels j’ai beaucoup écrit au fil de mes livres. Il m’a fallu des trésors d’ingéniosité pour les convaincre d’accepter la caméra, pour qu’ils parlent devant l’objectif, c’est très contraignant, ça a été très dur. J’ai pris beaucoup moins de plaisir que dans les voyages où je suis seule. Alors, j’ai en même temps envie de continuer, et en même temps il va falloir que j’essaie de trouver comment faire pour passer outre ces contraintes. Je ne sais pas encore, je suis en pleine réflexion. Je vais voir le résultat. Je fais équipe avec Maureen Mazurek, une très bonne monteuse qui a énormément d’expérience et qui va m’aider à découper et faire naître ce film, c’est capital. Le film est un travail d’équipe, toutefois il faut se rendre à l’évidence : on est là sur des sujets et sur des terrains dans lesquels il est difficile de travailler en équipe…
Quel a été votre rapport au cadrage sur le terrain ? Votre rapport aux gens filmés ?
J’ai laissé faire mon caméraman. Ce qui m’importe c’est que la caméra soit très rapprochée lorsque l’on cadre quelqu’un. Ça me semble vraiment important. Moi-même je serai dans le cadre, c’est France 3 qui l’a suggéré, et c’est une bonne chose je pense. Parce ce que ce n’est pas le cas des documentaires habituels, mais l’idée de départ – et la raison pour laquelle j’ai accepté – était justement de réaliser un film très personnel, un film d’après mes livres. Donc, ma relation avec les gens que nous filmons est très importante. Est-on parvenu à la filmer ? Je ne sais pas. Filmer le réel, c’est très difficile. La « mise en scène » du réel, déjà, rien que le mot me gêne, mais la présence de la caméra induit une mise en scène. J’ai regardé il y a quelques jours le prix Albert Londres de Christophe de Ponfilly [4], le premier prix Albert Londres télévisé, et je me suis dit que c’est exactement ce que je voudrais faire : quand le sujet se suffit à lui-même, il n’y a rien à ajouter. Là, à l’époque en 1984, cela suffisait d’être avec ces combattants, de les suivre, il y a beaucoup de silences dans le film et j’aime cela. Mais aujourd’hui, les télévisions n’ont plus cette envie, elles veulent une histoire que l’on raconte, que l’on déroule, entièrement scénarisée ; évidemment je suis contre…
Quel regard portez-vous sur le statut de clandestin dans le reportage de terrain ?
Ces histoires de statut « clandestin » ou pas m’agacent. On est là, on existe, que l’on ait l’autorisation d’être là ou pas, ce n’est pas grave. J’ai horreur des journalistes qui se font mousser en disant constamment qu’ils sont dans tel endroit clandestinement. Partout où j’étais, j’y ai été clandestinement. Si j’avais voulu, j’aurais pu angler tout mon personnage médiatique là-dessus, or je me refuse à le faire. Comme je me refuse aussi à angler toujours sur le fait que ce que je fais est dangereux. Et ça m’agace tous ces reporters de guerre insistant sur ce point dans leurs commentaires. Mais enfin, on le sait que la guerre c’est dangereux, ce n’est pas la peine de contribuer au mythe du reporter de guerre. Et surtout, plus on le dit et moins on a de temps pour parler du reste, alors que c’est le reste qui compte. Je trouve cela indécent, là-dessus je suis intransigeante. C’est quand même un comble ! Le reporter de guerre fait un travail dangereux par définition…
Le film qui serait un modèle, et que j’ai revu récemment, est celui de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié [5]. Pour moi, ce film est merveilleux. Il a été décrié bien évidemment comme toute chose merveilleuse. Il n’a aucune prétention, ni à l’objectivité, ni à l’exhaustivité. Ce sont des propos forts qui se suffisent à eux-mêmes, ensuite la construction est intéressante. Un autre film que j’apprécie particulièrement est le tout premier film de Claude Lanzmann, Pourquoi Israël [6]. Il est du même genre, extraordinaire, très intéressant pour comprendre Israël aujourd’hui, se rendre compte de ce qu’était Israël avant. La force qui émane des images est inouïe… Et je ne veux pas qu’on me dise aujourd’hui, que ce soit les chaines ou les producteurs, que non, qu’on ne peut plus faire des films ainsi et que ça n’intéresse personne, et qu’il faut faire comme tout le monde. Ce n’est pas vrai : on fait ce que l’on veut, à la condition qu’on arrive à le faire.
Quel sentiment avez-vous à propos de l’Irak, suite à votre dernier voyage ?
Ce dernier voyage en Irak, c’est pratiquement comme s’il ne comptait pas. Parce que je ne l’ai pas fait seule et parce que je n’ai fait que refaire des choses déjà faites, mais j’en avais besoin pour le film. Pour moi, les voyages qui comptent sont ceux où je suis seule, toute seule, et que je continue, je tire mon fil et fais mon petit bonhomme de chemin. Cette fois-ci, je me sentais dans des choses déjà connues. L’aventure, pour moi, va commencer en salle de montage, mais elle n’est pas sur le terrain en Irak. Le terrain en Irak je le maîtrise, je connaissais le déroulé de ce qu’on allait faire.
Pour vous, l’essentiel est le partage du vécu. Raconter le terrain, est-ce cela être un grand reporter ? Un film engage souvent d’assister ensuite à des projections, le temps d’un partage avec son public, pour parler de ses acteurs, des témoins, cela donnera lieu à une façon nouvelle de partager pour vous, comment l’envisagez-vous ?
Pour moi, le partage n’existe qu’avec le public. Le but est de ne pas garder pour soi ce que l’on a vu et que l’on a vécu. C’est la seule « utilité » que l’on puisse trouver à ce travail, sinon à quoi cela servirait que j’aille risquer ma vie et mes années dans ces pays là, si je ne les partageais pas ? Partager par écrit, par oral, par images. J’erre, je suis dans les errances du comment partager. J’ai différentes façons de partager. Il y a l’écriture, mais lorsque je fais la promotion de mes livres, c’est également une façon de partager, je donne des conférences, je discute avec mes lecteurs. Je parcours la France et les pays francophones. Il y a les discussions à la radio, à la télévision. Les gens sont demandeurs, beaucoup plus qu’on ne le croit… Et lorsqu’on leur raconte une histoire, ils sourient à cette histoire, ils veulent en savoir plus. Et là, oui, je suis curieuse de la forme de partage que va donner le film. Comment les gens qui vont regarder mon film le comprendront-ils ? Ce sera certainement différent entre ceux qui connaissent mes livres et les lisent et ceux qui ne m’ont jamais lu. Cela m’intéressera. Toutes les passerelles m’intéressent, c’est pour cela que j’ai fait la bande dessinée [7] aussi. C’était pour l’idée de passerelle, parce que c’est merveilleux. Je ne connais pas le monde de la BD et je rencontre une fille, Daphnée Collignon, qui vient vers moi et me propose de faire une bande dessinée sur mon parcours après m’avoir entendue à une émission radio. Aujourd’hui, j’utilise cette BD comme carte de visite. Si les gens veulent savoir un peu qui je suis, je la leur offre.
Quel est votre rapport à la photographie, aux photographes ? Avez-vous un photographe (photoreporter ou non) favori ?
Évidemment, depuis le temps que je tourne, j’ai rencontré beaucoup de photographes. Mais, je n’ai jamais travaillé avec un photographe, c’est une volonté de ma part, je suis une grande solitaire. Cela ne veut pas dire que je n’aime pas les photographes. J’ai de nombreux amis photographes dont j’aime le travail. Lise Sarfati [8], par exemple, une grande photographe et une amie ou le photoreporter Eric Bouvet [9] (Visa d’or 2012 du festival de Perpignan Visa pour l’image). Egalement Antoine Gyori [10] qui a notamment illustré mon livre « Par les monts et les plaines d’Asie centrale » [11] ; parmi mes livres, le seul qui soit édité avec des photographies. C’est sur ma demande que Fayard a publié ses photographies. Sinon, j’ai fait la connaissance, il y a peu, du photographe mythique Peter Lindbergh [12], avec qui j’ai eu d’interminables et fascinantes discussions sur mon travail de reporter de guerre mais aussi sur son travail et son rapport à l’image. Pour tout vous dire, j’ai aussi envie de m’acheter un nouvel appareil photo, je possède un M6 argentique acheté à Lise, mais je voudrais un Leica digital. Je suis très titillée par tout ça mais en même temps, comment dire, je suis divisée, écartelée parce que si j’ai un appareil dans les mains ou une caméra, comment je fais pour prendre mes notes ? Il est là mon problème, comment je fais ? Je le/la pose, puis je prends mes notes ? Je suis tellement habituée à avoir un carnet de notes entre les mains. Je suis comme un tank : du matin au soir j’avance, malgré tous les obstacles, je prends des notes, je continue à avancer, j’ai un nombre de semaines données, je fonce, je termine. C’est une course d’obstacles un reportage de guerre. Il faut avoir beaucoup de volonté…
Justement, par exemple dans votre livre « Chienne de guerre » [13], en pleine scène de chaos tchétchène, lors d’un moment très intense, lourd de tensions, vous prenez le temps de décrire une bouilloire qui fume, l’espace de quelques lignes. Est-ce un moment où cette image vous a marquée et vous est restée en tête, puis vous l’avez retranscrite lors de la rédaction ou bien aviez-vous pris le temps de la noter sur l’instant, malgré le tumulte ? L’aviez-vous notée ?
Je l’avais notée. Je note tout, les moindres détails qui me saisissent. Parfois, si j’ai oublié des choses, elles rejaillissent à la relecture. Mais généralement je note l’intégralité de ce qui se passe autour de moi. C’est à dire que, quand j’interviewe quelqu’un, ce qui se passe autour m’intéresse également, et je tente de le retranscrire – évidemment je fais attention à ce que la personne dit et je le note aussi, mais ce qui se passe autour est vraiment très important. Je voudrais aussi retrouver cet esprit dans le cadre de mon film à venir, afin de donner de l’importance au contexte.
Par rapport au film, donc à la bande son et surtout à tous ces pays et ses villes que vous avez traversés, je me demandais s’il y a une musique particulière qui vous tient à cœur, un chant représentatif de certains moments vécus et que vous souhaiteriez utiliser ? Quelles sont les musiques que vous avez à l’esprit en pensant à votre dernier voyage ?
Justement, pendant mon voyage en Irak, j’ai noté certaines choses à ce propos dans mon carnet… Il me faut souvent du temps avant de me replonger dans mes notes. C’est tellement un effort cette vie de transitions, c’est dur de revenir : tout d’un coup, c’est comme si on appuyait sur un bouton et qu’il fallait avoir une vie normale. Il faut que j’emmène mon fils à l’école, je côtoie des gens qui ne savent pas ce que c’est que la guerre. Mais je le fais, sinon je serais une ermite, je le suis déjà presque… Tout d’un coup dans le confort de ma vie parisienne, re-switcher pour aller me remettre dans mes notes, c’est difficile. Pourtant il le faut, parce qu’il faut que j’écrive mes articles, mon livre ou encore aujourd’hui un film. Ce métier est une schizophrénie délicate, mais je ne me plains pas, c’est la vie que j’ai choisie depuis des années et je l’aime. Donc, je vous disais que ce que j’ai noté dans mon carnet à ce sujet – et qui peut paraître frappant – ce qui m’a beaucoup manqué dans mon dernier séjour en Irak, ce sont les bruits de la guerre. Ce sont des bruits auxquels je suis habituée, eh oui… Là, ils étaient absents, c’est une information et je le dirai dans le commentaire. Exit le ronronnement des pales et des hélicoptères passant toujours par deux, qui volent bas, etc. Les tirs d’armes lourdes, les avions qui passent. Il ne reste plus que (et c’est déjà beaucoup, c’est un bruit très familier) le bruit assourdissant et permanent des générateurs d’électricité, qui couvrent tout le reste et qui montrent bien que l’on est pas dans une vie normale puisqu’il n’y a toujours pas d’électricité. Parfois ils s’éteignent, lorsqu’on passe de l’électricité du générateur à l’électricité d’Etat, tout d’un coup on entend des oiseaux… J’espère pouvoir le mettre dans mon film, il faudrait que j’y repense. D’autre part, on aura dans le film une bande son originale, créée par un compositeur qui sera liée aux personnages. Pour vous donner un exemple concret, il y a un homme merveilleux, le mari d’une des rares femmes qui sera un des caractères principaux du film. Ce couple turcoman vit à Kirkouk (au nord de Bagdad), ils ne sont ni Arabes, ni Kurdes. A un moment, nous sommes dans sa voiture, il allume l’autoradio et on entend alors une chanson magnifique, très poétique, d’une chanteuse turque ; parce qu’ils sont Turcomans, ils sont très liés à la Turquie. C’est une séquence qui se suffit à elle même, dans cette voiture, je ne me vois pas la couper. Plusieurs paragraphes, dans mon livre Bagdad zone rouge, évoquent les sons de la ville. Quand tu te réveilles à Bagdad, tu entends d’abord l’appel du muezzin. Ah, j’adore la présence sonore des mosquées, et des mosquées dans la guerre, mais aussi les sons modernes des sonneries de portables qui reprennent des sourates du coran, des choses comme cela, un peu amusantes…
Enfin, seriez-vous tentée de travailler sur d’autres pays ?
Je suis attirée par tous les pays. Si j’avais mille vies, vous imaginez le nombre d’endroits où j’aimerais aller pour faire des reportages… Mais je n’ai qu’une vie et pourtant, bien que je sois très énergique et que j’ai une grande capacité de travail, je ne papillonne pas. J’ai commencé quelque-chose, alors je le continue : sur aucun de « mes » terrains la guerre n’est terminée, ni en Tchétchénie, ni en Irak, ni en Afghanistan. Aucun de ces pays n’est en paix avec lui-même et donc digne de mon désintérêt. Alors, je continue. Mais, il y a tant de pays où je voudrais aller. D’ailleurs, il n’est plus possible et envisageable pour moi de voyager en touriste, quand je suis quelque part, en voyage ou n’importe où, je fonctionne en journaliste. Là, je suis contente, parce que je ne me suis pas reposée depuis longtemps et je pars une semaine en Thaïlande début décembre. Je n’ai jamais été en Thaïlande, le temple du tourisme, et je vais dans un endroit qui est sûrement hyper touristique. Mais je vais faire un stage de boxe thaï, que je pratique depuis trois ans. On a organisé ça avec mon groupe de boxe, qui est sur Paris. Ces collègues savent à peine que je suis une reporter de guerre et on s’en fiche, on part faire de la boxe ! Je pars pour m’entraîner, mais je suis sûre que je vais avoir des idées de reportages, et c’est ainsi partout où je vais. D’ailleurs, la boxe est un sujet qui m’intéresse potentiellement pour un futur livre sur la violence, je suis très préoccupée par le thème de la violence humaine. J’ai commencé par la pire des violences : la violence dans la guerre, c’est à dire le pire de ce que les humains peuvent inventer. Mais la violence je la sens aussi quand je rentre ici, d’une façon inouïe et j’aimerais travailler sur ce sujet…
A la fin de l’été, j’ai été en Afrique du sud, juste avant de partir en Irak. Ce n’était pas tellement raisonnable, mais enfin, l’occasion était trop belle : j’ai participé à une table ronde lors d’une grande conférence intitulée « Etonnants voyageurs. Ecrire la guerre », lors du Cape Town Literary Festival [14]. Nous étions trois à discuter : André Brink [15], l’écrivain et réalisateur Atiq Rahimi pour, entre autres, son prix Goncourt 2008 « Syngué Sabour. Pierre de patience », et moi-même, c’était un formidable moment. Nous avons évoqué nos différentes manières de rapporter la guerre, devant 200 personnes ; on entendait une mouche voler…
Entretien réalisé par Johanna Cappi
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Johanna Cappi termine actuellement une thèse de doctorat à l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle dans l’UFR Arts et médias (ED 267). Spécialiste de l’histoire des médias, ses travaux portent sur la représentation des conflits contemporains par les journalistes de la presse écrite et audiovisuelle primés Albert Londres (1948-2012). En 2005, elle a réalisé une monographie des œuvres afghanes du documentariste engagé Christophe de Ponfilly, ainsi qu’une étude de la couverture filmique des conflits produits par l’agence de presse Interscoop (1981-2006), s’interrogeant particulièrement sur la notion de subjectivité dans le cas du reportage de terrain. En 2010, elle a fondé le GRHED (groupe de recherche en histoire et esthétique du cinéma documentaire), dont elle dirige actuellement la programmation à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Johanna Cappi tient également le blog auteur In situ sur « Culture visuelle », média social d’enseignement et de recherches.
[1] Université de Neuchâtel, Faculté des sciences économiques, Académie du journalisme et des médias, AJM.
[2] Anne Nivat, Bagdad, zone rouge, éditions Fayard, Paris, 2008
[3] Anne Nivat, « Petraeus, ce nouveau scandale inutile », article en ligne in The Huffington Post, 13/11/2012.
[4] Christophe de Ponfilly, Les Combattants de l’insolence, film documentaire, 1984 Interscoop productions, premier prix Albert Londres audiovisuelle 1985.
[5] Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié, film documentaire franco-suisse tourné en 1969 – Chronique de la vie d’une ville de province en Auvergne, Clermont-Ferrand, entre 1940 et 1944, étayée de nombreux témoignages, entretiens et images d’actualités. Sortie en salle en septembre 1971, 251 minutes, N&B.
[6] Claude Lanzmann, Pourquoi Israël, Film documentaire, 185 minutes, mono, 35 mm, France, 1972.
[7] Anne Nivat et Daphnée Collignon, Correspondante de guerre, éditions Soleil Prodcutions/ Reporters sans frontières pour la liberté de la presse, Paris, 2009.
[8] Lise Sarfati, cf. Le site officiel de la photographe ici.
[9] Eric Bouvet, cf. Le site officiel du photographe ici.
[10] Antoine Gyori pour Corbis Images à retrouver ici.
[11] Anne Nivat, «Par les monts et les plaines d’Asie centrale», Fayard, Paris, 2006
[12] Peter Lindbergh, site officiel du photographe ici.
[13] Anne Nivat, Chienne de guerre, éditions Fayard, Paris, 2000, Le Livre de Poche, 2001. Prix Albert Londres presse écrite, 2000.
[14] Site officiel du festival ici.
[15] André Brink, écrivain sud-africain. Cf. notamment son roman « Une saison blanche et sèche », 1979, prix Médicis étranger 1980. Le roman sera adapté au cinéma aux Etats-Unis par Euzhan Palcy, A Dry White Season en 1989.
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Formidable entretien, clair, intelligent, encourageant, merci Le Blog documentaire pour cette parution!
Merci pour cet entretien trés instructif
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femme trop COURAGEUSE anne :merci
Bj Anne !