Une rencontre essentielle sur Le Blog documentaire, avec Sandra Gaudenzi. Professeure associée à l’Université des Arts de Londres, Sandra nous propose ici son point de vue sur les productions documentaires interactives dans le monde, en insistant notamment sur différentes manières d’appréhender les webdocumentaires. Elle souligne aussi l’essor du « documentaire mobile »… Entretien réalisé en marge d’InterDocs par Mariona Vivar.

Le « documentaire mobile », nouvelle tendance ?

Sandra Gaudenzi
Sandra Gaudenzi

Le Blog documentaire : Quelles différences observez-vous entre la production anglo-saxonne de webdocumentaires et la production française ?

Sandra Gaudenzi : Je ne sais pas si les différences sont culturelles… Il y a des pays qui sont plus avancés dans le genre que d’autres, parce qu’ils ont commencé plus tôt. C’est vrai que les Français ont démarré il y a presque 10 ans, avec beaucoup de propositions depuis. L’autre grand pôle de production est le Canada, avec également des budgets conséquents. Les Français veulent développer un genre, et produire de l’art. Les Canadiens, eux, ont une culture historique du documentaire et veulent la poursuivre dans le monde digital. L’ONF s’est toujours donné cette mission du « documentary for change », mais l’investissement des dernières années dans le webdocumentaire répond aussi à une logique économique. Le Canada est un pays en crise, où il fait froid, avec de grands espaces ruraux. Les mondes numériques ont là-bas permis de créer une vraie industrie de création digitale. C’est un choix économique dans un pays qui ne produit pas grande chose, et qui a décide de pointer sur le digital.

Qu’en est-il des États-Unis ?

Aux Etats-Unis, on remarque trois pôles de production : les projets selectionés par le TFI New media Fund, quelques magazines comme le Times (Beyond 9/11) et le New York Times (A short history of the Highrise), et une production plus modeste, associée à l’activisme ou aux ONG. Il y a aussi quelques initiatives indépendantes, comme la création de l’outil Zeega pas les producteurs de Mapping Main Street.

Le Tribeca Film Institute est derrière les productions les plus avant-gardistes. Il suffit de citer le très récent Hallow, qui utilise HTLM5 de façon révolutionnaire, et Question Bridge, qui permet d’ouvrir le dialogue à un niveau national sur la « black identity » aux Etats-Unis. TFI se positionne un peu comme l’ONF au Canada, c’est un pôle d’innovation, mais il ne soutient que des projets à fond social.

Le webdocumentaire comme façon d’agir sur l’environnement social m’a l’air très important dans les pays anglo-saxons. Il y a beaucoup de petits projets documentaires à caractère social. Ces œuvres interactives sont relayées sur Internet et associées à un « call to action », pour inviter le spectateur à faire quelque chose, par exemple pour les sans-abris (Invisible People) ou réagir au système hospitalier public (The Waiting Room). Cela est très lié à la culture anglo-saxonne et à cette idée des charities : il s’agit de participer à la vie civique, non pas au travers des institutions publiques mais à partir d’initiatives privées. Le webdoc est vu comme un outil de changement plus que comme une forme d’art. La force du net, c’est d’ailleurs de pouvoir s’informer et agir en même temps. Réunir activisme et webdocumentaire, c’est très puissant.

Hollow documentary.
Hollow documentary.

En France, les grands webdocumentaires s’appuient généralement sur un diffuseur et des subventions publiques…

La France s’inscrit toujours dans une logique institutionnelle, où l’objectif consiste à « faire de la culture ». Quand on écoute Alexandre Brachet, il se présente en tant qu’auteur, il fait du film d’auteur, version webdoc. L’approche anglo-saxonne est beaucoup plus pragmatique. On se pose moins la question de savoir si on est en train de réaliser un chef d’œuvre, et on s’interroge plus sur la manière d’arriver à nos fins. J’ai une mission, je veux faire bouger les choses : comment je peux utiliser le web comme outil de changement ? Souvent, les résultats liés à ces deux manières de penser sont très différents.

Pourquoi n’entend-on que peu parler des productions britanniques ?

Ce pragmatisme est aussi une clé pour comprendre pourquoi les télévisions britanniques sont bizarrement sous-développées dans le webdocumentaire. La BBC, qui propose depuis le début une présence très importante sur le web – en tant que site d’information, ne produit rien de webnatif. Le groupe réalise des sites autour de documentaires diffusés à l’antenne, mais il ne fait aucune proposition exclusivement pour Internet. Je pense que, fondamentalement, cela est lié au fait que la BBC ne pense pas au webdoc comme à une forme artistique. Au cas contraire, ils en produiraient pour remplir leur mission de service publique.

Les sites qui accompagnent les documentaires TV ont un but très précis, par exemple pour lancer une pétition. Des exemples comme Embarrassing bodies, une série documentaire de Channel 4 sur les malformations corporelles, a bénéficié d’une visibilité sur le web pour demander à l’audience de réagir par rapport au contenu documentaire. Le web permet aux spectateurs de témoigner dans l’anonymat et d’apporter leur expérience sur le sujet au débat. Il s’agit de se servir du net comme d’un complément plutôt que de créer un nouveau genre.

Question bridge.
Question bridge.

La télévision publique espagnole (RTVE) a aussi annoncé une stratégie web qui viendra enrichir l’offre TV. Qu’en pensez-vous ?

Le problème de l’Espagne, c’est le budget. Ils se sont rendus compte qu’il se passe quelque chose dans le domaine du documentaire interactif, et ils se disent qu’ils doivent aussi participer à ce nouvel élan. Mais comment y arriver en dépensant le moins possible et en prenant le moins de risques possibles, parce qu’il n’y a probablement pas le budget nécessaire ? Ils vont sans doute trouver des fonds qui étaient théoriquement destinés aux films, ils vont les faire basculer sur l’enveloppe destinée aux œuvres interactives en expliquant qu’il s’agit d’une démarche qui relève du marketing. Je ne connais pas suffisamment la réalité espagnole, mais j’ai eu l’impression qu’ils faisaient semblant de faire quelque chose sans s’en donner les moyens. Mais bon, c’est un début. Il faut rester positif : c’est génial que la télévision espagnole se dise : « Il ne faut pas qu’on rate l’occasion, il faut qu’on fasse une annonce ».

Ils ont pourtant annoncé la création d’un département dédié, le fameux Lab.

Attention, on parle ici d’un Lab seulement composé de trois salariés… Il faudra voir si ces personnes, qui font partie du staff de la TV, vont se cantonner à produire les sites internet des projets TV.

Avez-vous eu des coups de cœur lors de la conférence InterDocs, après à la présentation des projets espagnols ?

Ce ne sont pas les projets présentés par la TV espagnole qui m’ont interpellés. En revanche, j’ai été très impressionnée par Barret Films, la maison de production de 0 responsables. Je pense que ce projet était à la hauteur d’un bon webdocumentaire. Réussir à produire quelque chose au sujet de cet accident de métro dans un milieu où personne ne s’intéresse au webdoc est fondamentalement une œuvre d’amour. Je pense que la TV espagnole aurait intérêt à s’associer avec des maisons de production comme Barret Films pour développer des projets intéressants qui réveillent les gens, et pas seulement des sites avec un peu de vidéo.

0 responsables
0 responsables.

Barret Films aura certainement du mal à publier un projet aussi critique sur la télévision publique avec le gouvernement du Parti Populaire…

Je peux comprendre que la RTVE ne soit pas intéressée par des sujets politiques, mais les projets sociaux ont leur raison d’être. Celui sur l’Alzheimer par exemple, Las voces de la memoria, est un beau projet, avec du sens, parce qu’il n’a justement pas l’intention d’aider les patients, mais de soutenir les familles qui vivent avec cette maladie. Je pense qu’il y a un marché d’applications, un modèle économique qui commence à prendre forme. Les internautes paieraient pour une application du genre « Find my phone » qui puisse aider à retrouver des grands-parents perdus dans la rue. La technologie peut aider à les retrouver. Ces applications peuvent avoir une vraie utilité et permettre aussi de financer un projet. Cela étant, utiliser les mobiles pour décliner le contenu existant sur le net n’est pas toujours justifié.

Pouvez-vous nous citer des exemples d’une bonne utilisation d’une logique transmédia web et mobile ?

On n’a pas besoin d’avoir le même contenu sur toutes les plateformes. Utiliser chaque support pour sa spécificité, c’est tout l’enjeu. Je pense que la partie qui est encore sous-développée, c’est le documentaire mobile plutôt que le webdoc. En anglais, on parle de « locative documentary ». Il n’y a pas suffisamment de bons projets dans ce secteur. Or, il y a un vrai marché. Les Français, par exemple, n’en ont pas beaucoup fait, même s’ils sont très bons sur le web. Il s’agit d’interpeller le spectateur, de transposer dans la vie privée quelque chose qui ne peut être que très général dans une logique documentaire.  Le documentaire ne s’adresse pas personnellement à quelqu’un, alors que les applications permettent d’avoir ce rapport plus personnalisé. Qu’est-ce que tel ou tel projet web change dans mon quotidien, dans mon environnement privé, dans ma façon de voir le monde ? Je pense qu’étendre l’information généraliste et la personnaliser à travers une plateforme individuelle, tel que le portable ou les tablettes, c’est très puissant.

Rider Spoke.
Rider Spoke.

En Angleterre, il y a des exemples ?

Il y a eu des initiatives dans le secteur du tourisme, notamment l’application Londonium qui permet de voir ce qu’il y avait dans le passé dans un endroit précis de la ville. C’est la même logique que les musées : il s’agit de délivrer de l’information sur place… Mais d’un point de vue personnel, cela ne me touche pas, car cette information n’est pas personnalisée, elle est juste localisée.

Un projet qui m’a vraiment touché est Rider Spoke de Blast Theory, un groupe d’artistes qui, depuis des années, fait des projets à mi-chemin entre le jeu et le documentaire factuel. Rider Spoke s’adresse aux cyclistes qui aiment flâner dans les villes. L’idée est de se promener (en l’occurrence, à Londres), et d’apprendre a regarder la ville différemment. Un téléphone portable permet d’écouter des consignes et d’enregistrer des messages qui seront ensuite géolocalisés a l’endroit où ils ont été crées. Une consigne comme « choisis un endroit que tu aimes dans Londres, vas-y et ensuite dis-moi pourquoi tu l’as choisi », se transforme alors en prise de conscience pour le cycliste. « Moi, maintenant, dans ce moment précis, quel endroit je vais choisir ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qu’il signifie pour moi ?». Les utilisateurs sont invités à enregistrer un message audio en disant pourquoi ils apprécient cet endroit en particulier. Plus tard, c’est à des questions beaucoup plus personnelles qu’ils devront répondre  Et à chaque fois, ils peuvent écouter les internautes qui ont laissé une trace dans les environs. A chaque confession, on peut découvrir les confessions des autres. Du coup, on redécouvre l’espace autour de soi au travers du regard d’autrui, tout en prenant conscience de soi-même. C’est un projet artistique, à la base, qui repositionne l’individu dans son environnement de façon très innovante.

Avez-vous des exemples de documentaires mobiles en France ?

Vous en savez probablement bien plus que moi sur le marché français ! Je sais qu’ARTE a publié plusieurs applications, notamment Insitu et le très récent Cinemacity… mais je ne les ai pas utilisées en personne. Le seul exemple français que je j’ai testé est Défense d’afficher. C’est un projet transmédia qui prend la forme d’un webdocumentaire sur l’art du graffiti et d’une application qui, très intelligemment, n’essaie pas d’informer mais plutôt d’inciter a l’action. L’application permet de créer une prise de conscience dans le quotidien. Une fois que j’ai appris que le street art pouvait être une forme artistique intéressante, qu’est-ce que je fais de cette nouvelle connaissance ? Avec l’application qui me permet de me promener dans mon environnement, d’ouvrir les yeux et de remarquer le street art, je peux devenir actif dans cette prise de conscience. J’ai remarqué quelque chose, je prends une photo, et je vais permettre aux autres de savoir qu’ici, dans mon quartier, il y a quelque chose d’intéressant. Je participe à la création d’une cartographie collective qui est la continuation de l’information du webdoc. Sauf que maintenant c’est moi qui transmets l’information car elle me concerne – il s’agit de mon quartier, et donc de moi. C’est la création d’un réseau dans lequel on prend position. Et surtout, une façon d’intérioriser ce que l’on apprend. C’est une logique d’apprentissage cognitif, du « learn by doing ». Je pense que c’est vraiment la force du téléphone portable, pour l’instant sous-utilisée.

Propos recueillis par Mariona Vivar


Note : Après avoir travaillé plusieurs années dans la production TV au Royaume-Uni, Sandra Gaudenzi a réalisé une thèse sur le documentaire interactif. Elle enseigne aujourd’hui dans plusieurs universités britanniques, anime la communauté internationale de recherche i-docs.org et codirige i-Docs, le premier symposium académique pour faire avancer la réflexion autour de ce nouveau genre, à Bristol. 

Plus loin

– « InterDocs » : 1ère conférence sur le webdoc en Espagne

– Zoom sur le webdocumentaire à la sauce espagnole

– « Zeega », l’autre outil de création de webdocs – Démo-test

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  7. C’est moi où il y a un certain mépris pour la conception de l’auteur à la française chez cette jeune femme ?
    (dont l’itw est par ailleurs tout à fait intéressant)

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